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19/10/2020

Avons-nous perdu notre sens du collectif ?

Avons-nous perdu notre sens du collectif ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Le rejet par une partie de la population des mesures prises par le gouvernement pour stopper la propagation de l'épidémie n'est pas bon signe. S'il s'agit d'une atteinte aux libertés, ces mesures ont un objectif altruiste : protéger la vie des autres. Pour Dominique Moisi, l'individualisme qui s'est installé dans nos sociétés, doublé d'un conflit de générations, met à mal notre sens de la solidarité.

"Pourquoi sacrifierais-je ma vie pour protéger une génération qui a sacrifié la planète ?" En cette fin d'année 2020, le monde est confronté à deux défis dominants : l'un est écologique, l'autre sanitaire. Tous les deux ont des répercussions économiques majeures et peuvent apparaître en compétition l'un avec l'autre. Peut-on donner la priorité à la lutte contre le réchauffement climatique et pour la biodiversité quand on doit faire face aux conséquences du Covid-19 ? À quoi bon protéger l'avenir s'il n'y a plus de présent ? À ce conflit de temporalité s'ajoute un "conflit de générations" infiniment plus présent dans le monde occidental qu'en Asie orientale. La lutte contre le Covid-19 ne traduit pas la réussite du despotisme oriental sur la démocratie à l'occidentale. Si victoire il y a en Asie, ce n'est pas celle de Mao, mais celle de Confucius. À l'inverse, la défaite de l'Occident, si elle se confirme bien, n'est pas celle de la démocratie, mais de l'individualisme forcené. Le respect dû aux anciens d'un côté - comment ne pas respecter ce que l'on va soi-même devenir -, l'affirmation de la liberté à tout prix de l'autre : le conflit de civilisations est devenu un conflit de générations (même si le conflit de civilisation, la France en a cruellement fait à nouveau l'expérience, persiste). 

En 2020 "Les vieux ont peur, les jeunes sont désespérés, sinon révoltés". 

Au temps des épidémies de peste noire en Europe (entre 1345 et 1730), les tavernes, qui étaient parfois aussi des maisons de plaisir, connaissaient une affluence record. Les gens, c'étaient des hommes, vivaient chaque jour comme s'il devait être le dernier. Sauf qu'il existe une différence majeure entre le monde d'hier et celui d'aujourd'hui. Ceux qui refusent en 2020 d'arrêter de jouir de la vie ne mettent pas en danger leur existence, mais celle des autres.

Souffrance des jeunes

Que traduit ce triomphe de l'individualisme : la simple absence de solidarité entre générations ou, plus profondément, l'étendue et la profondeur de la souffrance des jeunes ? Sur ce plan, la comparaison avec Mai 68 est intéressante. "La France s'ennuie", avait-on écrit à l'époque. En 2020 "Les vieux ont peur, les jeunes sont désespérés, sinon révoltés". Comment ne pas l'être ? Leur avenir est compromis, leur présent, aboli. Ce sont eux qui devront payer la dette phénoménale que nous allons leur laisser. Ce sont eux qui sont condamnés à la solitude la plus grande, aux sacrifices personnels les plus durs. En mai 1968, la jeunesse avait pris la rue, demandant le départ d'un héros vieilli qui n'incarnait plus à ses yeux la grandeur de la Résistance, mais la résistance au changement. Aujourd'hui, en France, le président n'est pas "trop vieux", il est peut-être "trop jeune". Son appel à la sagesse, à la raison - parfaitement légitime sur le fond - passe d'autant plus mal qu'il existe comme un divorce entre le message et le messager : un homme jeune qui parle comme un vieil instituteur alors que les "résultats" ne sont pas au rendez-vous ! Et qui, soucieux de défendre son bilan, s'en tient à la comparaison - pas toujours flatteuse - avec nos voisins européens, mais se garde bien d'évoquer la réussite de l'Asie orientale, sans oublier celle de la Nouvelle-Zélande où le mélange de compassion et d'empathie de la Première ministre a fait des merveilles.

Qui voudrait travailler comme un Chinois, disait-on hier ? Qui voudrait se comporter comme un Asiatique, semble-t-on insinuer aujourd'hui ?

Cette épidémie ne vaut pas le sacrifice d'une génération

Et pourtant la clé est là : parfois illustrée de manière caricaturale par des philosophes ou des artistes. Il y a d'abord un déni de réalité.

Pour la génération des baby-boomeurs, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Covid-19 est tout simplement le rappel que l'Histoire est tragique. 

L'épidémie à laquelle nous devons faire face est peut-être l'événement le plus important, le tournant le plus spectaculaire qu'il nous ait été donné de vivre, au moins pour l'immense majorité d'entre nous. Pour la génération des baby-boomeurs, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Covid-19 est tout simplement le rappel que l'Histoire est tragique. Jusqu'alors, on nous vantait l'augmentation de l'espérance de vie en bonne santé qui était la nôtre.

Sursaut de solidarité

Par ailleurs, il existe une différence majeure entre ceux qui sacrifient leur vie au nom d'un idéal, celui de la nation ou de la liberté. Et ceux qui mettent en danger la vie des autres, au nom du respect absolu de la liberté individuelle. "Pas de liberté pour les ennemis de la liberté", proclamait Saint-Just. Quand la privation de liberté s'étend de 9 heures du soir à 6 heures du matin, conviendrait-il de dire "ma liberté s'arrête quand elle s'exerce au détriment de la vie des autres ?".

Le problème aujourd'hui est que trop de jeunes ont le sentiment d'avoir été trahis, délaissés, abandonnés par leurs aînés et par le "système". 

Est-il encore possible d'éviter l'approfondissement d'un conflit de générations en Europe et en France ? Cela supposerait un sursaut de solidarité, de compréhension et d'empathie entre jeunes et vieux. La souffrance d'un grand-père qui ne peut prendre ses petits-enfants dans les bras n'est peut-être pas de même nature ni de même intensité que celle d'un jeune qui ne peut "trouver l'âme soeur", au sens le plus radical du terme. Le premier fait un sacrifice qui est un geste d'autoprotection. 

Le sacrifice du second est beaucoup plus altruiste. Mais aider l'autre n'est-ce pas s'aider soi-même ? Dans les dernières années de sa longue vie, je tirais une grande force des moments passés avec mon père. Je lui faisais du bien, mais il m'en faisait au moins autant, sinon beaucoup plus.

Le problème aujourd'hui est que trop de jeunes ont le sentiment d'avoir été trahis, délaissés, abandonnés par leurs aînés et par le "système". Qu'avez-vous fait pour la planète, qu'avez-vous fait pour moi ? Assistons-nous à un conflit de générations ou à un conflit d'égoïsmes au sein de cultures qui ont perdu le sens du collectif et de la solidarité ?

Nous nous sauverons ensemble, comme Taïwan en fait la démonstration exemplaire (moins de 600 cas de Covid depuis le début de l'épidémie, pour une population de près de 24 millions d'habitants), ou nous chuterons ensemble victimes de nos divisions, de nos polémiques et, plus encore, de nos égoïsmes.

 

 

Copyright : LIONEL BONAVENTURE / AFP

Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 18/10/2020)

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