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04/10/2023

Aux racines de l’idée républicaine, entretien avec Samuel Hayat

Aux racines de l’idée républicaine, entretien avec Samuel Hayat
 Samuel Hayat
Auteur
Chargé de recherche du CNRS en science politique au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)

Alors que l'on célèbre, ce 4 octobre, le 65e anniversaire de la Ve, que reste-t-il de l'idée de République ? Comment a-t-elle évolué dans l’Histoire ? La "République" a-t-elle à faire avec les valeurs morales ? Avec le libéralisme ? Avec l’homogénéité de la société ?  Quelles sont les spécificités de la République « à la française" ? En ce jour anniversaire, le politologue et historien Samuel Hayat propose une lecture stimulante des tribulations d’un concept-étendard qui plonge ses racines dans les profondeurs de l’Histoire.

En cette rentrée, on parle beaucoup des "valeurs républicaines" et des difficultés de l'école à les inculquer. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Quelles sont ces valeurs et, surtout, quelle définition de la République donneriez-vous aujourd'hui ?

Le simple fait de parler "de valeurs républicaines" ne va pas de soi. Plutôt qu’un ensemble de valeurs, c'est une série de principes qui donne son sens à l'idée de République. Ces principes, inscrits au cœur de la devise "Liberté, Égalité, Fraternité" agissent d'abord et avant tout en tant que guides de l'action publique. L'objet de la République, au moment où l'idée est récupérée de l'Antiquité, dans les cités-états italiennes de la fin du Moyen-âge, est de désigner un système de gouvernement, fondé sur la liberté des citoyens et des communes qu'ils constituent. 

Il s'agit bien de donner des principes à l'action de l'État et non d'agir en gouvernail sur les morales individuelles. 

Il s'agit bien de donner des principes à l'action de l'État et non d'agir en gouvernail sur les morales individuelles. C'est tout l'enjeu d'un livre de Jean-Fabien Spitz La République ? Quelles valeurs ?, paru en 2022, que de montrer en quoi l'idée de "valeurs républicaines" est trompeuse, et permet surtout d’éviter de discuter de l’application des principes républicains.

Ce n’est donc pas un hasard si cette devise trouve sa place sur le fronton des institutions républicaines et ne fait pas l’objet d’un "serment civique" de la part des citoyens - un serment qui reviendrait à dire : "nous jurons en tant que citoyens de défendre la Liberté, l'Égalité la Fraternité". En d'autres termes, cette devise renvoie avant tout à une série de principes d'organisation de l'État - dont la laïcité est partie prenante - et non à une morale individuelle. 

Dire que la République est "faite de valeurs" signifie qu’on n’impose plus seulement aux individus de vivre selon un certain nombre de principes et dans des institutions organisées par ceux-ci, mais qu’on attend également d’eux qu’ils adhèrent et se conforment à une certaine forme de moralité, une "morale civique", qui ferait le ciment de notre société.

À partir du moment où l’on ne fait plus seulement de la République un principe d’organisation de la société mais une série de valeurs morales à laquelle chacun devrait adhérer, l'État change nécessairement de rôle. Il est ainsi amené à se préoccuper des systèmes de valeurs dont répondent les individus. En un mot, il est aussi porté à se soucier de "ce qui se passe dans la tête des gens". Or, dans l’histoire de la tradition républicaine, cette idée est loin d’aller de soi ! 

En effet, en parlant de "valeurs républicaines que l'école devrait inculquer davantage", on adopte une certaine vision morale de ce que l’individu devrait croire. Certes, cette idée n’est pas totalement étrangère à l'idée de République. Le républicanisme de Rousseau ou de Robespierre, comme celui de la IIIème République, y est d’une certaine façon attaché. Pour que priment l'intérêt public et la citoyenneté, ces courants républicains entendent en effet extirper un certain nombre de valeurs religieuses du "système de valeurs" de chaque individu, et les remplacer par d’autres valeurs individuelles, au premier rang desquelles la vertu civique. En cela, ces différents courants républicains portent en eux l'idée d’une nécessaire reconfiguration de la société jusque dans ses mentalités. Il faut noter qu'ils s’enracinent dans une forme de méfiance à l'égard de la société et des citoyens, comme si, sans les conformer moralement, ils risquaient alors de nourrir des allégeances incompatibles avec les principes républicains. 

Cependant, cette conception du rôle moral de l'État est loin d’être hégémonique parmi les républicains, notamment parce qu'elle est en contradiction avec un autre courant absolument cardinal de la modernité politique : le libéralisme. Le premier fondement du libéralisme, c'est l'idée selon laquelle l'État n'a aucunement à se préoccuper de nos opinions et nos croyances ou de nos échelles de valeurs. Alors certes, le républicanisme n'est pas nécessairement libéral, mais c’est bien comme extension du libéralisme politique qu’il s’est largement construit en France, à partir de la Révolution française.

En somme, l'enjeu n'est pas ici d'affirmer qu'on se trompe en parlant de "valeurs républicaines", ou que la République ne serait faite "que de principes". Il s'agit seulement de replacer les termes du débat dans leur contexte, et de montrer que l'association de la République à des valeurs n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît - et permet, comme le montre Spitz, de passer sous silence l’abandon par l'État de la poursuite des principes républicains, en premier lieu l'égalité. 

L'association de la République à des valeurs n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît.

En quoi cette notion se distingue-t-elle de celle de "démocratie" ?

Il ne faut pas trop durcir la distinction entre République et démocratie puisque ces mots ne cessent au cours de l'histoire de changer de sens, selon le contexte et les intentions de ceux et celles qui les utilisent, l’une et l’autre de ces notions s’impliquent, se complètent ou se différencient. 

Il existe une différence fondamentale néanmoins, elle tient à l’accent mis sur l'idée "chose commune" par la République, comme l’indique son étymologie de "Res publica". Ainsi, quand on parle de République on aura tendance à mettre davantage l'accent sur un certain nombre de concepts comme l'intérêt général, la participation civique, la croyance dans le pouvoir de l'État et sa nécessité. 

L’idée de démocratie, quant à elle, insiste plutôt sur le peuple en tant que puissance active. Pour la démocratie, la meilleure manière de défendre l’intérêt général c’est de donner le pouvoir au peuple, avec le double sens qu’a toujours ce mot de peuple, comme entité composée de tous les citoyens (à l'exclusion donc des étrangers), ou comme renvoyant aux classes populaires, au peuple en un sens social. 

En France, plus que nulle part ailleurs, le concept de République revêt une charge émotionnelle toute particulière. Aux États-Unis, bien que l'État soit défini comme une République, la force affective qui lui est associée est bien moindre. Outre-Atlantique, la "République" renvoie d’abord à un camp politique - la droite. En Angleterre, on se définit comme "républicain" avant tout pour se démarquer des monarchistes, et l'utilisation du terme est rare. Et dans la plupart des autres pays, le mot n’a aucune charge particulière, c'est une forme de régime, point. 

C'est [...] en France que la République prend à la fois le sens d'un "ordre" provenant de l'État et d'un certain état de la société, caractérisé par des formes d'homogénéité sociale.

C'est vraiment en France que la République prend à la fois le sens d'un "ordre" provenant de l'État et d'un certain état de la société, caractérisé par des formes d'homogénéité sociale. La République, en France, c'est que tout le monde soit logé à la même enseigne, ce qui veut dire la réalisation de principes libéraux (égalité devant la loi), l'acceptation de formes de redistribution, d'un secteur public large… et la mise à distance des intérêts privés et des croyances particulières.

Ce n'est donc pas un hasard si les polémiques actuelles accordent une grande place à cette question du retour de l'uniforme, avec l'idée selon laquelle homogénéiser le pays permettrait de faire advenir l'égalité sociale, en faisant disparaître les identités spécifiques ou du moins, en les mettant au second plan. C'est là encore une caractéristique toute spécifique à la France, qui a à voir avec son passé impérialiste, avec l'importance du racisme, et en particulier de l'islamophobie, mais qui n'est pas sans lien avec cette valorisation républicaine de l'homogénéité. Cela ne signifie pas que de multiples formes d’homogénéisation ne se fassent pas dans d'autres pays. Seulement, en France, l'homogénéisation du corps social se fait au nom de la République

D'où nous vient ce concept de République ? Comment est-il parvenu à prendre une telle place dans nos imaginaires politiques ?

Comment expliquer que ce concept ait pris une telle importance ? Si on ne peut faire que des hypothèses, c'est à mon sens à la Révolution française, en tant qu'événement fondateur de l'identité française, qu’on doit aujourd’hui cette force émotionnelle.
 
En 1789, l'idée n’est pas de rompre avec la monarchie pour instaurer la République, mais bien d'en finir avec la société d’ordres. 1789 est une révolution libérale au sens où elle entend mettre en place l'égalité des individus par l’abolition des privilèges. Très peu parlent de République, et encore moins de démocratie.

Mais après une brève période de monarchie constitutionnelle (1791-1792), face à l’évidence des réticences puis de la trahison du roi, la question se pose alors : quel régime pour offrir une alternative à la monarchie ? C'est dans ce contexte qu’on "récupère" en France l'idée de République. Cette idée n'est en rien inconnue, puisqu'au cours de la Renaissance, elle avait déjà déjà été reprise dans de nombreuses cités-État italiennes. Dès le milieu du Moyen-âge, d’abord dans le monde musulman, puis à partir du XIIIème siècle en Europe, la culture antique fait l’objet d’une vive curiosité et d’un fort réinvestissement. 

Pour résumer, l'idée Républicaine fait plusieurs sauts dans l’histoire. Les révolutionnaires anglais, américains, français la récupèrent de l’Antiquité, mais ils le font par le biais des auteurs de la Renaissance italienne, dont Machiavel est l'une des figures emblématiques. Et eux aussi puisent leurs idées républicaines dans un passé antique, qu'ils ne connaissent d’abord que par la redécouverte qu'en font des penseurs musulmans persans puis andalous, etc... Ce qui compte est que chaque fois, des gens qui essaient de penser la liberté politique voient dans l'Antiquité, et en particulier dans l’idée de République, le terreau de références alternatives, porteuses d'enseignements et de propositions politiques nouvelles. 

Dans le cas de la Révolution française comme des révolutions anglaises et de la révolution américaine, c'est bien la République romaine et non la démocratie athénienne qui devient le passé antique de référence. Pour se penser contre la monarchie, c'est cette forme de gouvernement qui donne corps au "bon régime", avec l'imaginaire d'une société connaissant grandeur, succès militaires et liberté collective qu'elle charrie. C'est aussi la raison pour laquelle la Révolution française de 1789 n'a pas vocation à instaurer la démocratie, le pouvoir du peuple, mais bien à organiser les conditions d’égalité entre citoyens, et ceci, par le biais de la République.

La Révolution française de 1789 n'a pas vocation à instaurer la démocratie, le pouvoir du peuple, mais bien à organiser les conditions d'égalité entre citoyens.

Cette référence à la République dépasse la France, bien entendu. Mais si elle prend une charge émotionnelle et historique plus forte en France, c'est parce que les tentatives post-révolutionnaires de restauration monarchique, si elles échouent, mettent du temps à échouer ! Jusqu'au milieu des années 1870, la République ne cesse de se défendre contre les projets de restauration monarchiques et impériaux. En 1799, Napoléon Bonaparte arrive au pouvoir, sa chute entraîne une restauration de la monarchie en 1815, elle-même est remplacée en 1830… par une autre monarchie Et si la République est de retour en 1848, ce n’est que pour trois ans, avant un nouveau coup d'État et l'avènement du Second Empire ! 

Si l'héritage républicain charrie une telle charge émotionnelle, cela tient aussi au fait que les républicains, pendant près d'un siècle, n'ont cessé d'avoir à se battre pour la faire advenir !

On se trouve ensuite, après 1870, dans un entre-deux, une période au cours de laquelle les monarchistes sont certes très puissants en France, mais échouent à s'accorder. C'est dans l'interstice de ces dissensions que les républicains parviennent finalement à l'emporter. Par conséquent, si l'héritage républicain charrie une telle charge émotionnelle, cela tient aussi au fait que les républicains, pendant près d'un siècle, n’ont cessé d'avoir à se battre pour la faire advenir ! Pendant toute cette période, la République est le nom donné à la lutte pour la liberté. 

C'est en son nom que sont par la suite réalisés les progrès démocratiques d’extension du suffrage, d'avancée vers l'égalité, de droits sociaux. La République c’est aussi celle qui renaît après Vichy - c'est encore en son nom qu'on passe ensuite à la Vème République. Notez qu'il n'y a qu'en France qu'on "change de République" quand on change de Constitution ! En témoigne également la force du discours sur le passage à une sixième République au-delà d’une simple réforme des institutions
 
C'est dans cette histoire bouleversée, cette affirmation difficile face à la monarchie et à l'empire, cette nécessité de lutte permanente contre des ennemis extérieurs comme intérieurs, que l'idée républicaine a trouvé la charge émotionnelle que nous lui connaissons aujourd'hui. 

Comment ce concept a-t-il navigué de gauche à droite de l’échiquier politique ? Entre héritages modéré et révolutionnaire ?

Du XVIIIème siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le camp républicain se trouve davantage à gauche des échiquiers politiques, la droite étant plutôt favorable à des formes de gouvernement autoritaires, monarchiques ou impériaux. 

La conversion à l'idée républicaine se généralise en quelques décennies au sortir de la Seconde guerre mondiale. De droite à gauche, le champ politique est alors organisé par des forces issues de la Résistance qui reprennent l'héritage républicain suspendu sous Vichy. L'extrême droite reste certes en marge de cet héritage, mais le discours de Jean Marie le Pen à Valmy en 2006 vient finalement concrétiser le ralliement de cette force politique historiquement opposée à la République.

La conversion à l'idée républicaine se généralise en quelques décennies au sortir de la Seconde guerre mondiale.

À partir de ce moment, il n’y a vraiment plus de discours critiques de la République dans le champ politique. On aurait donc pu s’attendre à ce que l’idée républicaine, étant acceptée par tout le monde, perde de sa force. Mais cela n'a pas lieu, notamment parce que c’est le moment où une partie de la gauche se saisit de cette référence, dans les années 1980. Pour une série de raisons (la perte de puissance du Parti communiste, l'échec des socialistes au pouvoir, la chute des régimes communistes, la conversion générale au libéralisme économique), le républicanisme fournit à certains socialistes une sorte d'idéal de remplacement. 

L'idée républicaine permet de recentrer les débats sur un terrain sociétal et culturel, puisque la question économique semble quant à elle réglée par la victoire sans partage des idées de la droite. 

Pour eux, l'idée républicaine permet de recentrer les débats sur un terrain sociétal et culturel, puisque la question économique semble quant à elle réglée par la victoire sans partage des idées de la droite. Dans un contexte où s'effrite l'utopie socialiste, des personnalités comme Alain Finkielkraut ou Régis Debray voient dans l'idée républicaine une force d’opposition aux fragmentations du corps social dont seraient porteurs le libéralisme et la démocratie.

Selon ce courant de pensée, si le capitalisme et la démocratie libérale, incarnés par les États-Unis, sont la cause de cette fragmentation de la société, ce n’est pas, comme le voulait le discours traditionnel du socialisme, parce que c’est dans l'intérêt du patronat. C'est plutôt parce que la démocratie libérale consacrerait le règne de l’individu défendant sa consommation et ses "petites" identités - comme ce qu'ils croient alors voir se produire aux États-Unis, contre-modèle non plus du fait de sa promotion du capitalisme contre le communisme, mais d'un individualisme consumériste contre le sens de l’intérêt général.

En somme, l'idée républicaine serait non seulement le fondement idéologique par lequel résister à l'américanisation du monde et au triomphe du libéralisme, mais également le moyen de nous préserver de l'insignifiance d'une société sans valeur, où chacun n'aspire à rien d'autre qu'à sa petite consommation, incapable de l’esprit de "grandeur" attaché à l'idée républicaine. À ce titre, le grand ennemis de la République, ce n’est pas le capitalisme, c'est l'individualisme. 

La démocratie libérale consacrerait le règne de l'individu défendant sa consommation et ses "petites" identités.

À cette période, la République se fait ainsi la modalité de résistance à l'américanisation du monde, avec toute la puissance émotionnelle dont cette idée de résistance s'accompagne. Comme le montre Vincent Martigny dans Dire la France, c'est dans ce cadre qu'on voit la gauche adopter un discours de célébration de l'identité républicaine française, de la Révolution, et une série de politiques culturelles que l'idée d'exception culturelle cristallise. C’est à ce titre que de nombreux investissements dans la culture et l’éducation sont alors entrepris, qu'on protège la culture de la loi du marché, avec la politique du prix unique du livre, par exemple. 

On est ainsi aujourd'hui dans un moment où la République est devenue un lieu commun pour les différentes forces politiques, sans pour autant faire l'objet des mêmes interprétations d'un bord à l'autre de l'échiquier. 

 

Copyright Image : JOEL SAGET / AFP 

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