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[Afrique : rivalités stratégiques] - Expansion d’un système russe en échec

[Afrique : rivalités stratégiques] - Expansion d’un système russe en échec
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

​Comment comprendre les avancées russes en Afrique, malgré les succès de rebelles, la chute de l'allié syrien, l'héritage de Wagner ou la radicalisation de certains régimes ? Quelle est la stratégie russe en Afrique et comment s'adapte-t-elle à ses cibles ? Entre alignement idéologique et intérêts économiques bien compris, Jonathan Guiffard explore dans le deuxième épisode de sa série le paradoxe d'un système en échec et qui, pourtant, gagne du terrain à la faveur de la corruption, de la course aux ressources et d'un ordre mondial déséquilibré.

Alors que Bamako, la capitale malienne, est soumise à un blocus par les jihadistes du JNIM [Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans, milice salafiste issue d’Al-Qaïda], une question se pose : où sont les Russes ? Pourquoi ne parviennent-ils pas à repousser les jihadistes ? En effet, par l’intermédiaire des groupes mercenaires de Wagner, puis de l’Africa Corps, la Russie a opté pour un soutien militaire actif au Mali depuis 2021 : force est de constater qu’elle est désormais en échec sur le terrain.

Comme nous l’avions écrit en septembre 2022, l’assistance russe est un mirage et ne correspond pas à l’aide providentielle que la propagande malo-russe cherche à démontrer. Cette assistance stratégique fait désormais face à des échecs structurels de son modèle et, pourtant, l’influence russe continue de progresser sur le continent. Comment expliquer cette apparente contradiction ? Les alliés de la Russie ont-ils conscience des faiblesses de son soutien ou cherchent-ils à s’aligner pour d’autres raisons ?

L’assistance russe est un mirage et ne correspond pas à l’aide providentielle que la propagande malo-russe cherche à démontre.

Dans cet article, nous montrerons que la Russie a continué de développer sa présence et ses alliances sur le continent africain, à une vitesse constante et à rebours des reculs de la France et des Occidentaux en général, mais que sa stratégie démontre progressivement ses failles, ce qui risque de fragiliser l’ensemble de l’édifice dans les prochaines années.

Les nouveaux gains

À partir de 2018, la Russie a lancé une vaste stratégie d’influence sur le continent africain, parvenant à créer un système territorial construit autour d’une colonne vertébrale ("backbone") et de cibles ("targets") qui constituent autant de fronts de l’influence.

La moitié de la Libye, la République Centrafricaine (RCA), le Mali, le Burkina Faso et le Niger constitue cette colonne vertébrale de nouveaux alliés et de territoires utilisables par la Russie pour poursuivre son déploiement et sa lutte d’influence contre des cibles considérées comme hostiles, neutres ou alliés des Occidentaux. Le groupe de mercenaires et de conseillers politiques de Wagner a permis de bâtir les fondations de ce système et Moscou a pu, ensuite, reprendre un contrôle plus étroit de ces nouvelles alliances et capacités. Ce système a été légitimé par des offensives diplomatiques du Kremlin et la mise en place d’un dispositif d’influence, à la fois en Russie et chez ses alliés africains, visant à consolider ces acquis tout en propageant un brouillard dans les espaces informationnels de ces territoires.

Suivant cette logique, la Russie poursuit aujourd’hui l’expansion de son influence sur le continent africain. Depuis l’été 2024, des mercenaires russes se sont installés en Guinée équatoriale pour sécuriser le président Teodoro Obiang et intégrer ce pays à la colonne vertébrale, celui-ci offrant désormais un nouveau territoire pour manœuvrer militairement et logistiquement sur le continent, non loin de plusieurs cibles de l’influence russe comme le Cameroun, le Gabon ou la République Démocratique du Congo. En outre, fin 2024, le Ghana a élu son nouveau président, John Mahama, une figure politique nationale, ancien président revenu sur la scène politique et assumant certaines convergences de vues avec la Russie et ses alliés sahéliens. En tout état de cause, si son prédécesseur, Nana Akufo-Addo, se montrait hostile à la venue de la Russie dans la région, John Mahama se montre plus compréhensif et cherche à entretenir le dialogue avec le Burkina Faso. Par ailleurs, en 2024, la Russie a aussi annoncé l’ouverture de "Maison Russe", des enceintes de la diplomatie culturelle fonctionnant comme des structures d’influence, dans de nouveaux pays traditionnellement éloignés de l’influence russe, notamment en Éthiopie, en République du Congo, en Guinée, en Sierra Léone, en Guinée équatoriale, en Somalie, au Tchad ou en Angola. La Russie est donc clairement à l’offensive.

Plusieurs pouvoirs politiques africains adoptent aussi une posture plus proche de la Russie. Ainsi, le Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, cherche à se rapprocher des pays de l’Alliance des États du Sahel (AES, juntes militaires du Mali, du Burkina Faso et du Niger), alors que ces figures politiques sont connues pour leur proximité avec la Russie. Le président tchadien, Mahamat Deby, s’est détaché de sa coopération militaire avec la France, fin 2024, poussé par plusieurs figures de son entourage favorables à un rapprochement progressif avec la Russie. En outre, le Soudan, déchiré par la guerre civile, voit aussi les deux camps qui s’affrontent chercher un rapprochement avec la Russie. Enfin, à Madagascar, la chute récente d’André Rajoelina a vu l’arrivée d’un responsable militaire, Michaël Randrianirina, relativement favorable à la Russie comme nouveau président. Son premier entretien avec Sputnik a confirmé ce virage.

En parallèle, la colonne vertébrale tient toujours. Les pouvoirs des juntes de l’AES se renforcent, en écrasant la société civile. Le président de RCA n’est plus menacé et effectue même un rapprochement avec le Tchad et les Émirats Arabes Unis. Le maréchal Haftar, allié de la Russie en Libye, reste en contrôle des régions de la Cyrénaïque et du Fezzan, alors que Tripoli est encore secouée par des tensions violentes entre les milices gouvernementales. Même en Syrie, alors que l’allié de V. Poutine a été défait, la Russie parvient à maintenir son dispositif logistique stratégique avec l’accord du nouveau pouvoir. Ainsi, la Russie maintient sa capacité à manœuvrer entre son territoire et celui de ses alliés, mais aussi une présence durable locale pour mener une guerre d’influence contre les autres pays africains.

La Russie maintient sa capacité à manœuvrer entre son territoire et celui de ses alliés, mais aussi une présence durable locale pour mener une guerre d’influence contre les autres pays africains.

En effet, la Russie et ses alliés restent offensifs pour promouvoir l’influence de la Russie vers des pays considérés comme hostiles. La Côte d’Ivoire et le Bénin subissent toujours des campagnes de désinformation de l’AES contre les pouvoirs en place, notamment à l’aune des élections récentes ou à venir. La Russie est aussi à la manœuvre pour soutenir des forces politiques d’opposition, comme Serge Espoir Matomba au Cameroun ou le parti communiste au Kenya

Sa stratégie visant à souffler sur les braises des tensions internes aux pays voisins de ses alliés est à l'œuvre afin d’accroître les tensions et générer des opportunités pour offrir ses services.

Une politique d’influence à tous les étages

Hors des territoires de la colonne vertébrale de son système, la Russie poursuit une politique d’influence basée sur la séduction des élites ou le ciblage par proxy, le tout sous pression d’organisations de la société civile. Le mode opératoire est désormais rôdé. Trois catégories de pays apparaissent : les cibles dures, les cibles douces et les autres pays

Pour les premiers, Moscou maintient une posture officielle discrète et peu vocale, mais active son dispositif d’influence en ligne pour attaquer les pouvoirs en place. Ce dispositif est d’autant plus efficace qu’il fonctionne en écho de celui de ses partenaires : ainsi, les présidents ivoirien (Alassane Ouattara), béninois (Patrice Talon) ou nigérian (Bola Tinubu) font l’objet de campagnes incessantes de délégitimation et de désinformation.

À l’inverse, pour les seconds, Moscou a identifié qu’ils pouvaient se rapprocher mais leurs responsables restent précautionneux et hésitants. Il s’agit par exemple du Sénégal, où un conflit se fait de plus en plus visible entre le président Diomaye et le Premier ministre Sonko, mais aussi du Tchad ou de la Guinée. Dans ces pays, les autorités russes font des gestes publics de rapprochement et appellent de leurs vœux cette coopération, pendant que le dispositif d’influence en ligne maintient une pression "amicale". Ainsi, si ces cibles douces s’écartent d’une trajectoire de rapprochement, le dispositif est là pour le leur reprocher. On l’observe aussi au Gabon, où le dispositif pro-russe de l’AES critique la France et appelle à un rapprochement avec ce pays pourtant éloigné des problématiques sahéliennes. On notera à ce titre que le Gabon est un des deux derniers pays à accueillir une base militaire où sont stationnés des militaires français (en formation avec leurs partenaires gabonais).

Enfin, les autres pays du continent font aussi l’objet d’un rapprochement officiel, plus discret, notamment dans les pays où les pouvoirs en place sont en tension contre les Occidentaux, comme par exemple en République du Congo ou en Guinée équatoriale.

Dans ce mode opératoire, Moscou est parvenu à remettre en œuvre ses pratiques du passé, directement issues des mesures actives du KGB, notamment à travers la mise en place et le soutien clandestin d’organisations de la société civile (OSC). Celles-ci sont chargées de mettre la pression contre les adversaires de Moscou, mais aussi d’effectuer une promotion des intérêts de la Russie, de ses alliés (AES par exemple) et d’un rapprochement de leur pays hôte avec Moscou. Des organisations internationales comme le Mouvement International Russophile (MIR) ou le Partenariat Alternatif Russie-Afrique pour le Développement Économique (PARADE) servent à promouvoir la Russie sur le continent, tout en soutenant des OSC locales pro-russes et anti-occidentales. Elles sont pilotées depuis Moscou et ses responsables voyagent régulièrement entre le continent et la capitale russe. D’autres OSC, souverainistes et panafricaines, comme Urgences Panafricanistes (URPANAF) dispose d’un rôle similaire de soutien aux OSC pro-russes dans les pays francophones. Ces organisations ouvrent des chapitres locaux dans les différents pays, comme base d’appui pour mener des campagnes d’influence contre les pouvoirs en place, s’ils sont hostiles à Moscou, et attaquer la France et ses alliés, tout en permettant le développement des OSC locales.

Moscou est parvenu à remettre en œuvre ses pratiques du passé, directement issues des mesures actives du KGB, notamment à travers la mise en place et le soutien clandestin d’organisations de la société civile (OSC).

Ces OSC locales servent ensuite à mettre la pression sur les pouvoirs en place ou à les soutenir, en fonction de leur alignement avec Moscou. Au Mali (Groupe des Patriotes du Mali, Yerewolo Debout sur les Remparts, etc.), au Burkina Faso (La coalition des Patriotes du Burkina Faso (COPA-BF), la Coalition Burkina Russie, le Collectif des Leaders Panafricains, etc.) et au Niger (Mouvement M62, Union des Patriotes Panafricanistes, etc.), ces OSC ont joué un rôle important pour s’agréger aux revendications populaires et promouvoir un rapprochement avec la Russie, avant de s’ériger en défenseurs des nouveaux régimes.

Désormais, on observe leur déploiement dans différents pays cibles : en Côte d’Ivoire (Solidarités Panafricanistes de Côte d’Ivoire (SOPA-CI), Soutien Total pour Vladimir Poutine en Afrique (SOTOVPA), etc.) ou au Sénégal (Front pour le retrait des bases militaires françaises - GASSI, Centre culturel Kalinka, Association des Professeurs de Russes (APRUS), etc.), par exemple. Au Kenya, celles-ci ont essayé de se greffer aux revendications populaires de juin 2025 contre le pouvoir. Cette logique d’entrisme est caractéristique de ces OSC.

Enfin, cette pression est exercée par les oppositions, pour les cibles dures, ou par des personnalités du pouvoir, pour les cibles douces. En Côte d’Ivoire ou au Bénin, par exemple, plusieurs personnalités d’opposition se sont fait les promoteurs d’un rapprochement avec Moscou. S’agissant de la pression sur les cibles douces, celle-ci est aussi marquée par la présence de personnalités connues pour leurs proximités avec la Russie ou leur promotion d’un rapprochement avec Moscou, comme cela est le cas au Sénégal ou au Tchad. Les pouvoirs qui réfléchissent à un rapprochement sont donc soumis à des pressions multiples.

Échec structurel

Pourtant, cette expansion peine à masquer ses échecs stratégiques et tactiques. En novembre 2024, la chute de Bachar al-Assad a permis de briser l’illusion sur laquelle était bâti ce système. Comme nous l’expliquions en septembre 2023, l’assistance sécuritaire russe est un mirage conçu sur le mythe d’une politique réussie de contre-terrorisme russe en Syrie, ce qui est faux ; désormais, la réalité a montré que la Russie n’était ni capable de faire du contre-terrorisme, le HTC "supposé terroriste" ayant réussi à prendre le pouvoir, mais aussi qu’elle ne soutenait finalement pas jusqu’au bout ses "clients". Le mythe de l’assistance sécuritaire et de la protection de régime s’effondre.

Ainsi, comme nous le prévoyons, la situation est devenue sensiblement pire au Mali. Wagner n’a pas réussi à endiguer les avancées du JNIM, mais a aussi perdu beaucoup de soldats contre la coalition du FLA. Le groupe mercenaire a finalement été remplacé par l’Africa Corps, un autre groupe de mercenaire contrôlé plus étroitement par Moscou, et le départ de Wagner s’est fait dans l’humiliation, mais aussi dans un contexte de tensions aiguës avec les forces armées maliennes. Or, ce nouveau groupe remplace progressivement la présence de Wagner dans la région, sans apporter de résultats significatifs contre les défis sécuritaires de ses clients. Comme en Syrie, la Russie montre aussi des tentatives de jouer sur tous les tableaux en changeant rapidement de camp : c’est particulièrement vrai au Soudan, mais on l’observe aussi au Tchad. Ce cynisme tranche avec la supposée authenticité et loyauté du soutien russe.

À cause de Wagner, la Russie a été partiellement délégitimée et a dû reprendre la main rapidement pour rassurer ses alliés. Les désaccords laissent toutefois des traces, comme au Mali où les tensions entre les forces armées maliennes et les mercenaires russes sont fortes et où le président de la junte pourrait avoir perdu confiance dans son partenaire. En Libye, les tensions sont récurrentes, notamment pour des malentendus financiers. En RCA, des tensions existent en raison du maintien des conseillers de Wagner contre la volonté de Moscou. Sous l’illusion de la puissance, le système se fissure progressivement.

Des alliés radicalisés

Les échecs de Moscou et de la Russie s’observent aussi dans la crispation progressive de ces alliés. Les juntes militaires au pouvoir, conseillées par Moscou, opèrent la même stratégie de verrouillage des sociétés civiles pour faire taire les voix dissidentes, journalistes et activistes, qui cherchent à montrer l’impasse dans laquelle se trouve leur pays. Les partis politiques sont progressivement interdits ou emmenés vers des logiques de parti unique et de fable de démocratie. Les médias indépendants ou d’opposition sont fermés au profit d’une seule voix officielle et de relais d’influence privilégiés pour la propagande qu’ils déploient. Les exactions se multiplient contre les populations. La situation des droits humains est catastrophique dans des régimes qui se radicalisent sous l’effet de l’échec, de la paranoïa et de la prédation. Autant de mesures visant à museler les opposants qui demandent aux responsables politiques de reprendre le chemin de la démocratie, ce qui n’est naturellement pas leur objectif : à l’image du pouvoir russe, leur intérêt réside avant tout dans la construction d’un pouvoir autocratique visant à se maintenir tout en détournant les rentes économiques de leur pays.

La situation des droits humains est catastrophique dans des régimes qui se radicalisent sous l’effet de l’échec, de la paranoïa et de la prédation.

Ces nouveaux alliés rejoignent en effet ce système car Moscou sait intimement manier les logiques corruptives. En réalité, de nombreux pouvoirs en place sur le continent cherchent à se maintenir essentiellement pour conserver leurs rentes économiques.

La Russie, un État fonctionnant complètement sur la corruption, devient un allié parfait pour s’entendre sur des prédations conjointes de ressources, tout en donnant un cadre stratégique à ces logiques. Les minerais, les armes ou les ressources naturelles sont autant de mannes à échanger ou à se partager.

Une traction idéologique

Si la Russie parvient à étendre son emprise, malgré ses échecs structurels, c’est aussi grâce à un mélange d’alignement idéologique et d’intérêts économiques partagés.

La prédation économique et la sécurité stratégique offerte temporairement par Moscou sont enrobés dans une construction idéologique forte qui résonne sur le continent africain. Le rejet d’un ordre politique et juridique dicté par les Occidentaux (mais aussi par le droit) et l’attitude de défi de la Russie résonnent avec les aspirations de populations africaines à la dignité et à l’équité dans les relations internationales. La convergence de cette idéologie du défi avec l’idéal révolutionnaire panafricaniste d’émancipation des peuples africains et les valeurs conservatrices promues par Moscou est un cocktail parfait pour convaincre du bien fondé de s’allier avec la Russie, la Chine et les autres têtes du défi posé à l’Occident.

La convergence de cette idéologie du défi avec l’idéal révolutionnaire panafricaniste d’émancipation des peuples africains et les valeurs conservatrices promues par Moscou est un cocktail parfait pour convaincre du bien fondé de s’allier avec la Russie, la Chine et les autres têtes du défi posé à l’Occident.

Dans ce contexte, il est vraisemblable que Moscou continue à s’étendre sur le continent africain, malgré les fissures de plus en plus visibles de son système idéologique et politique. Tant que la Russie ne perdra pas la guerre qu’elle a déclenchée en Europe, que la course aux ressources africaines sera le seul moteur des politiques africaines des grandes puissances et que les Occidentaux ne parviendront pas à co-construire un ordre plus inclusif et plus juste pour le continent africain, les forces politiques autocratiques, corrompues ou alternatives des pouvoirs en place trouveront dans Moscou un partenaire commode.

Copyright image : Maxim Shemetov / POOL / AFP
Vladimir Poutine et le président de Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, au Kremlin, le 26 septembre 2024.

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