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20/07/2023

2e sommet Russie-Afrique : l’arbre Wagner et la forêt russe

2e sommet Russie-Afrique : l’arbre Wagner et la forêt russe
 Cyrille Bret
Auteur
Docteur en philosophie spécialiste des enjeux de sécurité et défense

Les 27 et 28 juillet prochains, Saint-Pétersbourg accueillera le deuxième sommet Russie-Afrique. Ce sommet s’ouvrira dans une conjoncture difficile pour la politique africaine de la Russie : le coup de force de Wagner le 24 juin a laissé planer le doute sur l’influence russe sur le continent ; le non-renouvellement de l’accord sur les exportations de céréales en Mer Noire présente un risque pour l’alimentation des Africains ; et la non-participation du président russe au sommet des BRICS fin août apparaît comme un revers dans la relation traditionnelle entre la Russie et l’Afrique du Sud.

Comme l’explique Cyrille Bret, spécialiste des enjeux de sécurité et de défense, le 2e sommet Russie-Afrique sera donc l’occasion de mesurer la solidité de la stratégie russe déployée en Afrique depuis plus de dix ans. La Russie peut-elle trouver en Afrique des partenaires qui la soutiennent durablement dans son opération en Ukraine et dans sa stratégie en Europe ? Ou bien est-elle en passe de perdre ses positions en Centrafrique, au Mali ou encore au Soudan ?

Du retour africain de la Russie à la guerre en Ukraine

La tentative de coup militaire de Prigojine du 24 juin a soulevé des doutes sur la continuité de la politique africaine de la Russie en Afrique. Au lendemain du 24 juin, alors que la mutinerie prend fin aussi brutalement qu’elle a débuté, tous s’interrogeaient sur l’affaiblissement de la Russie sur place. Signe de ces interrogations, le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, avait tenu à rappeler que la société d’Evgueny Prigojine continuerait ses activités au Mali et en Centrafrique dès le 26 juin. Plus récemment, la décision des autorités russes de ne pas prolonger l’accord sur le transit des produits alimentaires en Mer Noire a rappelé la dépendance stratégique de certains pays d’Afrique aux exportations alimentaires d’Ukraine. Enfin, l’annonce de la non-participation de Vladimir Poutine au sommet des BRICS fin août en Afrique du Sud indique que la relation avec les alliés africains se refroidit en raison de la procédure lancée par la Cour Pénale Internationale (CPI) contre le dirigeant russe. La présidence Ramaphosa a en effet préféré ne pas accueillir le leader russe pour ne pas avoir à faire défaut à ses obligations d'État partie au traité créant la CPI.

Toutefois, par-delà cette triple conjoncture intimement liée à la guerre en Ukraine, il convient de mesurer les résultats obtenus par la Russie dans certaines régions d’Afrique depuis une décennie. Ils sont d’autant plus marquants qu’ils essayent de compenser une absence sur le territoire de deux décennies après la fin de l’URSS. L’Afrique peut-elle continuer à constituer, pour la Russie, une zone d’influence croissance au détriment des Européens ? Ou bien ce "come back" russe en Afrique touche-t-il à sa fin ?

Des sommets Russie-Afrique pour faire oublier la dilapidation du legs soviétique ?

Les deux sommets Russie-Afrique de 2019 et de 2023 ont été mis sur pied pour tenter d’annuler la dilapidation de l’héritage africain de l’URSS par la Fédération de Russie.

L’oubli de l’Afrique

À sa naissance, la Fédération de Russie a subitement quitté l’Afrique. Elle a fermé en quelques mois une dizaine de représentations diplomatiques, réduit son réseau d’instituts culturels, cessé d’accueillir étudiants et professionnels africains dans ses universités (notamment Lumumba à Moscou) ou encore coupé son aide militaire aux gouvernements (et aux guérillas) pro-soviétiques.

À sa naissance, la Fédération de Russie a subitement quitté l’Afrique.

Les ressources dont disposait la Russie pour son influence extérieure étaient très limitées, en raison d’une triple crise économique, budgétaire et stratégique culminant en 1998.

La priorité du président Eltsine (1991-1999) était de reconstruire sa posture stratégique autour du partenariat stratégique avec l’Union européenne (1994), du Conseil Russie-OTAN (2002) et du G7 devenu G8 pour l’accueillir. De même, loin de se tourner vers l’Afrique, elle s’est réconciliée avec la République Populaire de Chine (RPC) en créant l’Organisation de Coopération de Shanghai (2001) et à participé à la création du groupe des BRICS avec le Brésil, l’Inde et la RPC, ensuite rejoints par l’Afrique du Sud.

Une stratégie de bloc

Le contraste est ainsi très grand entre l’organisation tardive d’un premier sommet Russie-Afrique en 2019 alors que les sommets Russie-UE, Russie-Chine ou encore Russie-Asie centrale sont anciens et bien installés dans le dispositif diplomatique de la Russie.

La stratégie africaine développée par l’URSS avait en effet des racines profondes. Dès l’entre-deux guerres et plus encore après la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS avait soutenu (financièrement et militairement) plusieurs mouvements indépendantistes (Égypte, Algérie, Mozambique, etc.), dans le but d’arracher les futurs États à l’influence des colonisateurs européens.

Durant les années 1960, l’URSS et le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) avaient une influence directe considérable : au Sénégal, au Mali et en Côte d’Ivoire, Senghor, Keïta et Houphouët n'hésitaient pas à revendiquer une grande proximité avec Moscou. La rupture de la Guinée de Sekou Touré avec la France avait précipité le pays dans l’orbite soviétique. En Égypte, les conseillers soviétiques influençaient profondément la présidence de Nasser ; en Angola et au Mozambique, l’URSS soutenait les mouvements armés y compris par le biais des troupes cubaines déployées sur place ; en outre, l’URSS jouissait d’un large prestige en raison de son rôle dans la lutte contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud.

Dès l’entre-deux guerres et plus encore après la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS avait soutenu plusieurs mouvements indépendantistes.

Pour les mandatures Poutine, le défi africain était immense.

Sommet Russie-Afrique de 2019 : Poutine l’Africain ?
La Russie, désormais outsider dans une Afrique métamorphosée

Grâce à la reconstruction de son outil militaire et de ses ressources économiques durant la décennie 2002 (environ + 5 % de croissance du PIB par an entre la crise de 1998 et celle de 2008), la Russie a essayé de réinvestir certaines zones. La Russie est passée du statut de leader non africain sur le continent durant la période soviétique à celui d’outsider. En effet, l’absence de la Russie a été mise à profit par ses concurrents : la République Populaire de Chine est devenue le premier partenaire économique de l’Afrique avec plus de 200 milliards de dollars d’échanges avant la pandémie de Covid-19 en 2019 ; des puissances régionales se sont affirmées comme le Nigéria et l’Éthiopie ; enfin, la France a assumé un rôle clé dans la lutte contre le djihadisme dans la Bande Saharo-Sahélienne avec les opérations Serval (2013) et Barkhane (2014). Il est d’autant plus important de s’interroger sur les moyens utilisés par la Russie pour mettre en œuvre ce retour, 30 ans après.

La Russie a d’abord réactivé ses anciens liens militaires et techniques hérités de l’ère soviétique. Ainsi, en Algérie, en 2006, la Russie a annulé pour environ 5 milliards de dollars de dette. En échange, l’Algérie a passé pour 6 milliards de dollars de commandes de matériel de défense à la Russie et a conclu un partenariat entre Sonatrach et Gazprom pour la rénovation des gazoducs algériens. En 2015, en Égypte, à la faveur de l’isolement du nouveau président Al Sissi, elle a conclu une série de contrats, dans le domaine militaire mais aussi dans le domaine civil pour la construction d’une centrale nucléaire en Égypte.

Remédier à l’isolement à l’Ouest

La Fédération de Russie a également innové en se portant vers des zones où l’héritage était nul ou presque oublié. En 2017, elle a conclu un accord de coopération militaire avec la République Centrafricaine. Dans ce cadre, la Fédération de Russie a constitué là un véritable bastion dans plusieurs domaines. En 2022, le gouvernement putschiste du capitaine Traoré, militaire et chef d’État du Burkina Faso, s’est tourné vers la Russie et la société de mercenaires Wagner pour contrer l’influence française. Au Mali, avec l’annonce du retrait des troupes françaises du pays, plusieurs mouvements politiques et des parties de l’opinion publique se sont tournés vers les réseaux russes et contre la présence française. Maniant fake news, rumeurs et médias sociaux, la Russie a réussi à s’imposer comme un allié de remplacement dans certaines couches de la population.

La stratégie russe exploite les circonstances pour évincer les influences occidentales.

La stratégie russe exploite les circonstances pour évincer les influences occidentales. Mais elle est également patiemment construite sur certains atouts. Ainsi, la Russie a de nouveau élargi son réseau diplomatique sur le continent depuis une décennie et elle dispose d’un représentant spécial pour l’Afrique et le Moyen-Orient en la personne du vice-ministre des affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov.

Le ministère des finances russes a également annulé ou réduit les dettes bilatérales de certains États africains. C’est pour consacrer son nouveau statut en Afrique que la Russie a mis sur pied un forum Russie-Afrique sur le modèle de ceux de la Chine et de l’Union européenne avec le continent. En 2019, le président russe avait réuni 43 chefs d’État et de gouvernement autour de lui à Sotchi.

Dans une dimension clandestine, du moins au début, la Russie utilise la société militaire privée Wagner comme fer de lance. Très proche du Kremlin par son fondateur, Prigojine , elle assure des missions auprès de plusieurs gouvernements au Mali, au Burkina Faso, en Centrafrique, etc. Elle serait active dans une dizaine de pays, soit comme garde prétorienne soit comme contingent d’instructeurs. On le voit, cette société est particulièrement active dans des régions d’influence traditionnelle de la France et dans des zones où les forces armées françaises ont été aux avant-postes de la lutte contre les mouvements et les groupes djihadistes.

Dans le cas du Mali et de la Centrafrique, l’octroi de concessions minières constitue la rémunération demandée par les acteurs russes en Afrique pour le déploiement de contingents de mercenaires. Et c’est là que se combinent deux leviers d’influence russe sur le continent : la fourniture de troupes mercenaires en échange de concessions minières, renforcée par des moyens de propagandes essentiellement localisés en Centrafrique : usines à trolls, sites francophones et anglophones, etc.

Avant le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022 mais après l’annexion de la Crimée en 2015, la Russie avait réussi à reconstituer certains réseaux d’influence sur le continent. Son but était de compenser sa désoccidentalisation en montrant qu’elle avait des partenaires ailleurs qu’en Europe.

La Russie, votre "meilleure alliée" ?

La Russie a rempli plusieurs de ses objectifs africains grâce à ses atouts : exportations de défense, exportations agricoles, investissements miniers, construction de centrales nucléaires, envois de contingents militaires, utilisation officieuse de mercenaires. Depuis quelques années, elle a lancé un mouvement très vaste de conclusion d’accords avec les gouvernements africains, bien au-delà de la zone francophone et bien plus largement que durant les années 1970. De la sorte, le pays poursuit plusieurs objectifs stratégiques anciens : au Mozambique et au Soudan, elle prépare l’établissement d’une base navale ; en Afrique francophone, elle cherche à supplanter la France, notamment dans la Bande Saharo-Sahélienne ; sur la scène continentale, elle se présente comme un soutien aux gouvernements sans considération de tendance politique et comme un acteur de la lutte contre le djihadisme. 

On le voit, la stratégie russe en Afrique reprend certains éléments du legs soviétique mais s’adapte à la donne géopolitique actuelle : la Russie a autant besoin du soutien de l’Afrique que l’inverse.

Quel avenir pour la stratégie africaine de la Russie ?

Pour les autorités russes, le deuxième sommet Russie-Afrique a plusieurs enjeux, conjoncturels et structurels.

D’abord et avant tout, comme pour le sommet de 2019, le Kremlin s'efforcera de montrer qu’il est capable de se ménager des soutiens internationaux au Sud. La simple participation de chefs d’États et de gouvernement sera à elle seule une bonne indication : la Russie sera-t-elle en mesure de réunir à nouveau plus d’une quarantaine de chefs d’État ? Pourra-t-elle faire de ce forum un outil de préparation pour affronter les condamnations et les sanctions internationales ? On se souvient qu’elle avait compté ses soutiens lors des votes du 2 mars 2022 et du 23 février 2023 à l’Assemblée générale des nations-unies (AGNU) : sur le vote de la résolution condamnant son invasion de l’Ukraine, la Russie avait dénombré 5 votes contre et plus d’une trentaine d’abstentions en grande partie venant d’État africain. Voilà le premier enjeu du 2e sommet Russie-Afrique : La participation et le niveau protocolaires des participants aura valeur de test sur la résistance de l’influence russe en Afrique.

Le deuxième enjeu est ancré dans la conjoncture, il s’agit de l’avenir de Wagner et de la stratégie bicéphale (officielle et clandestine) de la Russie en Afrique. L’impact de la tentative de coup militaire du 24 juin peut être double. Soit elle conduit à une réduction du dispositif militaire officieux russe en Afrique et prive ainsi la Russie d’un levier d’action efficace mais risqué pour le Kremlin. Soit elle débouche sur une officialisation de la "wagnérisation" de la politique africaine de la Russie. Si le contingent Wagner n’est pas réduit en taille et est réintégré dans les forces armées, alors l’influence russe pourra résister au coup de juin 2023.

Le troisième enjeu de ce sommet est, pour la Russie, sa capacité à s’ancrer réellement dans le Sud global. À l’approche du sommet, plusieurs États africains, soutenus par leurs sociétés civiles et leurs communautés d'affaires, ont explicitement demandé à ce que ce sommet débouche sur des projets concrets de coopération et sur des investissements.

Si la Russie utilise les sommets Russie-Afrique comme des tribunes pour marquer son influence, ses partenaires africains se détourneront d'elle.

L’appel sonne comme un avertissement : si la Russie conçoit et utilise les sommets Russie-Afrique comme des tribunes pour marquer l’influence de la Russie, ses partenaires africains s’en détourneront. Et ils peuvent trouver auprès de la République Populaire de Chine (RPC) et de l’UE des solutions alternatives de financements et de coopération non militaires.

Le retour de la Russie en Afrique, récent et spectaculaire, est aujourd’hui à une croisée des chemins : soit il résiste à la conjoncture récente et débouche sur des coopérations dépassant la "wagnérisation" de l’action russe sur le continent (sécurité contre prédation) et, dans ce cas, la RPC et l’UE continueront à voir dans la Russie un rival en Afrique ; soit il est uniquement destiné à dissiper la coupure de la Russie avec l’Ouest et, dans ce cas, les partenaires africains de la Russie ne lui accorderont qu’un soutien très mesuré, à l’instar de celui de l’Afrique du Sud à son traditionnel allié russe.

 

Copyright Image : Sergei CHIRIKOV / POOL / AFP

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