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10/12/2021

Wagner : instrument au service du Kremlin ou outil lucratif ?

Trois questions à Emmanuel Dreyfus

 Wagner : instrument au service du Kremlin ou outil lucratif ?
 Emmanuel Dreyfus
Chercheur Russie à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM)

En septembre dernier, l’agence de presse Reuters révélait le lancement par la junte au pouvoir à Bamako de négociations avec le groupe Wagner, une société militaire privée russe sans existence légale. Déjà intervenu en Libye, au Soudan, en Centrafrique mais aussi en Syrie et au Mozambique, le groupe Wagner progresse désormais en Afrique subsaharienne, et sert ainsi d’instrument géopolitique au gouvernement russe. Éclairage avec Emmanuel Dreyfus, chercheur Russie à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire.

Le groupe Wagner est une société militaire privée, intervenant sans existence officielle. Pouvez-vous préciser ce statut, les liens de la société avec l’exécutif russe, et les avantages que cela présente pour lui ?

Il convient d’aborder le groupe Wagner comme une nébuleuse ou une entité informelle, puisqu’il s’agit d’une structure sans aucune existence légale. À la différence des autres sociétés militaires privées russes, qui sont nombreuses et dont RSB-Groupe est un exemple connu, Wagner n’est pas enregistré comme une société commerciale. L’absence de statut juridique défini de Wagner est avantageuse pour le gouvernement russe puisqu’elle lui permet, lorsque le groupe est mobilisé sur différents terrains, de nier toute responsabilité pour les actions menées.

Les liens qui unissent l’exécutif russe et Wagner sont importants et prennent des formes diverses. Sur le plan logistique d’abord, l’entraînement des membres du groupe Wagner se déroule en Russie, dans une base militaire appartenant aux forces armées russes. Les armes dont disposaient les membres du groupe Wagner en Syrie et en Libye provenaient en partie du surplus de l’armée russe, et leur déploiement est généralement assuré par des avions militaires russes. Le groupe Wagner est par ailleurs financé par un homme d’affaires considéré comme proche de Vladimir Poutine, Evguéni Prigojine, qui a obtenu des contrats assez importants au Kremlin, notamment dans le domaine de la restauration.

À la différence des autres sociétés militaires privées russes Wagner n’est pas enregistré comme une société commerciale.

Il existe donc des liens logistiques d’ordre militaire évidents et des affinités personnelles entre le groupe Wagner et le gouvernement russe. Cependant, le lien entre les deux entités n’est pas organique et toutes les interventions de Wagner ne sont pas liées à l’exécutif russe. Elles procèdent parfois de logique davantage lucrative, propre aux intérêts personnels d’Evguéni Prigojine.

Quelles sont les méthodes du groupe Wagner ? Évoluent-elles en fonction du contexte (Syrie, Mali, Centrafrique par exemple) ?  

Plutôt que des méthodes, le groupe Wagner se caractérise par trois types d'activités. Selon le théâtre d’intervention, plusieurs de ces activités peuvent être mises en œuvre simultanément - c’est notamment le cas en Syrie.

D’abord, le groupe Wagner est en mesure de participer à des opérations armées. En cela, ce n’est pas une simple société militaire privée mais une entreprise de mercenariat. À titre d'exemples, le groupe a été employé par le gouvernement syrien pour libérer le champ pétrolier syrien Al Sha’er à Homs de l'État islamique après la bataille de Palmyre en 2016, mais également comme soutien de l'Armée Arabe Syrienne (AAS) dans les combats à Khoucham en février 2018. Wagner a également apporté son soutien aux offensives menées par le maréchal Haftar contre Tripoli en 2019 et 2020. Le groupe a participé à des opérations armées dans le nord du Mozambique contre des insurgés islamistes voulant établir un ​​État indépendant dans la province de Cabo Delgado et, plus récemment, il s’est engagé aux côtés de l’armée centrafricaine contre la coalition des patriotes.

D’autre part, le groupe de mercenaires participe à des opérations de formation des forces armées, par exemple en République centrafricaine, où la Russie est présente depuis 2018. On lit parfois dans la presse que des instructeurs militaires sont présents : en plus de membres des forces armées russes, il s'agit également de membres du groupe Wagner. Les accords potentiels entre le gouvernement malien et le groupe Wagner qui font aujourd’hui débat portent justement en partie sur des opérations de formation des armées.

Enfin, le groupe Wagner propose des services visant à sécuriser des ressources économiques, et notamment des sites pétroliers ou miniers. Cette prestation a été proposée en Syrie ainsi qu’en Centrafrique. En échange de la protection des infrastructures, le groupe Wagner participe au processus d’extraction ou reçoit des sommes d’argent importantes.

Le groupe Wagner propose des services visant à sécuriser des ressources économiques.

Quelles seraient les conséquences économiques, diplomatiques et sécuritaires d’un partenariat entre le gouvernement malien et le groupe Wagner ? Que cela signifie-t-il pour la stratégie russe dans la région ?

Un accord entre le groupe Wagner et le gouvernement malien aurait des conséquences très lourdes pour Bamako. L’Union européenne pourrait ainsi adopter des sanctions à l’encontre de la junte au pouvoir.

En ce qui concerne la stratégie russe dans la région, on observe un regain d’intérêt pour l’Afrique subsaharienne depuis une dizaine d’années. La diplomatie de défense, c'est-à-dire le renforcement de la présence du pays via l’outil militaire (formation ou présence physique), est un instrument important pour la Russie depuis 2014-2015, et ce particulièrement dans cette région. Une vingtaine d’accords ont ainsi été passés entre Moscou et les pays d’Afrique subsaharienne dans le domaine de la défense depuis cette date.

Des enjeux économiques motivent également le regain d’intérêt russe pour la région. Dans le domaine de l’armement, les pays de la zone sont une clientèle intéressante pour la Russie. En 2010, ils représentaient 10 % des ventes d’armes russes. Ils en représentent aujourd’hui 30 %, faisant de la Russie le premier fournisseur d’armes de la région.

Enfin, la stratégie russe obéit à une dimension d’ordre géopolitique. Alors que le contexte est fortement troublé entre la Russie et les pays occidentaux, et notamment caractérisé par un régime de sanctions et contre-sanctions, Moscou a davantage de marge de manœuvre avec les pays d’Afrique subsaharienne. Pour autant, les tensions entre la Russie et les pays occidentaux se retrouvent en Afrique subsaharienne : les enjeux autour du groupe Wagner constituent l’une des facettes de cette crise.

Il est difficile de dire si l’instrument que constitue le groupe Wagner est destiné à durer. Le groupe est apparu pour la première fois en Afrique subsaharienne en 2018 et est toujours présent en Centrafrique. Il a récemment fortement renforcé sa présence dans les pays d’Afrique subsaharienne. Son évolution est donc à prendre au sérieux.

 

 

Copyrights : MICHELE CATTANI / AFP

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