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21/06/2019

Vu de Chine : la maîtrise de l'innovation

Partie 3

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Vu de Chine : la maîtrise de l'innovation
 Gilles Babinet
Ancien conseiller sur les questions numériques

Est-il encore nécessaire de rappeler combien la Chine est en train de prendre un leadership fort en matière de numérique, et plus particulièrement dans le domaine de l’intelligence artificielle ? Peu de pays ont aussi bien compris les ressorts de cette nouvelle ère. De retour d’un voyage en Chine, Gilles Babinet, conseiller numérique de l’Institut Montaigne, nous livre son analyse.

La thématique a été élevée au rang de priorité nationale par Xi Jinping lui-même et, outre les milliers de startups d’intelligence artificielle que comprend le pays, le numérique en général est devenu un thème de prédilection pour le système éducatif. Aux niveaux primaire et secondaire, les élèves accèdent désormais à des formations plus ou moins étendues - il est cependant impossible de savoir s’il s’agit des élèves des grandes villes uniquement, ou si cela a été étendu à l’ensemble du pays. Le système universitaire n’est pas en manque et les cursus en informatique (computer sciences) sont particulièrement prisés. L’ensemble de la société semble mue par cette volonté d’émergence numérique. Nulle part ailleurs les facteurs essentiels au développement sain d’un écosystème sont élevés à un tel niveau d’excellence.

Facteur 1 : la disponibilité du capital

Très tôt, l’analyse a été faite que le financement d’une économie numérique reposant sur l’innovation de rupture impose un large recours au capital risque. En Chine, d’une part, la réglementation a été régulièrement assouplie pour permettre les financements privés ; d’autre part, de l’avis des observateurs, notamment universitaires, l’argent d’origine étatique ou para-étatique continue de représenter sensiblement plus de 50 % des montants totaux investis (71 Md$ pour 2018).

Les représentants du management de l'incubateur TUS concèdent du bout des lèvres que 60 % de leurs financements et de leur capacité d'investissement proviennent de structures publiques.

Les fonds de tous types pullulent et, tandis que l’Etat, l’armée, les provinces interviennent généralement en fond de fonds, les universités financent l’innovation par le biais d’incubateurs maison. Ainsi, en ce qui concerne l’incubateur TUS, l’un des plus importants du pays, les représentants du management concèdent du bout des lèvres que 60 % de leurs financements et de leur capacité d'investissement proviennent de structures publiques. Il est évident que les immenses surplus commerciaux chinois ont trouvé là un domaine de prédilection pour être réinvestis.

Facteur 2 : la qualité du système éducatif

Visiter l’Université de Beida, observer la taille de son département de computer sciences et échanger avec les étudiants convainc rapidement de la présence d’un niveau d’exigence rarement observé dans le monde. Ce qui est probablement le plus impressionnant est la très grande culture générale qu’ont les étudiants. On imagine souvent la Chine comme un empire autonome, peu enclin à s’intéresser au reste du monde. C’est en fait tout le contraire : les travaux de recherche à l’étranger, les modèles de développement des entreprises étrangères à succès, les systèmes de régulations… Tous ces exemples internationaux sont clairement identifiés, font l’objet d’analyses assez poussées et sont une source d’inspiration pour la Chine. Le niveau des étudiants en master, bien qu’évidemment difficile à évaluer en quelques rencontres, ne semble toutefois pas inférieur à celui observé au Technion israélien ou encore au MIT américain.

Facteur 3 : l’effet de cluster

L’interaction entre grandes entreprises, systèmes universitaires, startups et même régulateurs est poussée à son optimum. Il est impressionnant de rentrer dans les immenses incubateurs, fédérés par les universités, et de discuter avec leurs responsables. On y constate l’attention accordée au mentorat de grands entrepreneurs auprès des jeunes pousses. Par ailleurs, un nombre important de professeurs sont impliqués dans des startups ou collaborent avec de grandes entreprises pour les aider dans leurs transformations numériques. Il n’est pas rare que les doyens aient de hautes responsabilités au sein de l’appareil d’État ou du Parti et aident à la mise en place de régulations optimisant le développement de l’écosystème numérique. Enfin, la taille critique est jugée essentielle : le constat a déjà été fait que les plus petits incubateurs, incapables de répondre aux besoins très hétérogènes des startups, n’étaient pas adaptés. Les quatre incubateurs de Tsinghua représentent ensemble des ressources humaines de plusieurs milliers de personnes et ont réussi à faire émerger pas moins de 60 licornes en une vingtaine d’années !

Géostratégie du numérique chinois : entre innovation et régulation

Après avoir échangé avec les chercheurs sur les enjeux numériques, on ressort impressionné par la qualité de leurs réflexions. Les sciences politiques ont largement intégré la technologie comme un fait majeur permettant de repenser en profondeur l’organisation sociale du pays. Le pouvoir central est particulièrement sensible à ces sujets. J’avais d’ailleurs évoqué il y a quelques mois les livres que l’on trouve sur la table de nuit de Xi Jinping, démontrant que, au plus haut niveau de l’Etat, la compréhension des enjeux de l’intelligence artificielle est jugée essentielle. 

J’ai eu la chance de discuter avec des hauts responsables du Parti, proches du Comité central, et j’ai été stupéfié de leur maîtrise de ces sujets. Souvent, l’une de leurs obsessions est de trouver une voie médiane entre innovation et régulation. À cet égard, ils jugent durement le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qu’ils pensent conçu exclusivement du point de vue de la protection de l’usager, sans tenir aucunement compte des contraintes que cela fait peser sur les entreprises, plus particulièrement les petites.

La Chine et la protection des données personnelles

À l’occasion de ces échanges, j’ai découvert que, contrairement à une idée répandue en Occident, les startups numériques chinoises sont soumises à de nombreuses contraintes réglementaires, pour des questions de censure, certes, mais également dans un objectif de protection de la vie privée, de droit des consommateurs, ou encore de conditions d’emplois des travailleurs des plateformes, qui se comptent en millions en Chine. Ainsi, les startups intervenants dans le domaine médical doivent obtenir, préalablement à toute expérimentation, une autorisation de la part du ministère de la Santé, qui évalue de façon scientifique les risques que cela pourrait induire pour les patients. 

Malgré le raidissement évident du régime, les chercheurs en sciences sociales, eux, m’ont dit être convaincus de la nécessité de commencer à prévoir des réglementations semblables à ce que l’Europe a mis en oeuvre à l’égard des données. S’ils conçoivent bien que le fameux social rating est en contradiction avec les principes mêmes du RGPD européen, ils n’en restent pas moins convaincus que l’enjeu pour la Chine sera de trouver une voie médiane entre l’intérêt collectif et le respect des libertés individuelles que l’économie des données requiert.

One Belt, One Road

Chacun a entendu parler de cette initiative d’un plan de financement de 1 000 milliards de dollars, dont l’objectif est de développer des nouvelles routes de la soie orientées vers l’Europe en utilisant les technologies chinoises. Chaque université et chaque entreprise importante se doit de contribuer à ce projet, et les technologies chinoises sont clairement analysées comme des vecteurs essentiels de cette stratégie.

Face aux critiques émises par de nombreux pays et des défauts de paiements de certains gouvernements participant au projet, le Président Xi a annoncé une nouvelle approche plus inclusive. Dès à présent, les grandes entreprises comme Alibaba ou Tencent réfléchissent à la façon dont elles pourraient relocaliser une partie de leur R&D chez leurs partenaires locaux, voire même la fabrication de leurs produits au sein même des pays partenaires. 

L’objectif est de développer des nouvelles routes de la soie orientées vers l’Europe en utilisant les technologies chinoises.

À plusieurs reprises, mes interlocuteurs chinois m’ont fait part de leur étonnement du fait que l’Europe n’ait pas eu l’idée de lancer une telle initiative pour développer l’Eurasie et, surtout, l’Afrique. Cette analyse d’un plafond de verre qui limiterait le développement endogène et nécessiterait de se tourner vers une forme de co-développement avec des pays tiers est largement partagée et semble une évidence en Chine, au moins pour les acteurs économiques du monde de la technologie et les responsables universitaires que j’ai eu l’opportunité de rencontrer.

Transferts de pouvoir

Le développement accéléré de la Chine en quelques décennies est stupéfiant. Comme tout un chacun, on ne peut que se demander si, dans un contexte d’affrontement de plus en plus marqué avec les Etats-Unis, le risque n’est pas celui d’un raidissement incompatible avec les aspirations d’une classe moyenne désormais de masse et qui ne demande qu’à vivre libre. 

L’avantage technologique que semble prendre l’ancien empire du milieu ne facilite pas la transition des pouvoirs avec les Etats-Unis. Il est évidemment intéressant de noter que les conflits s’expriment désormais au moins autant sur l’espace géographique ou sur les enjeux énergétiques que dans le domaine technologique. L’Europe, quant à elle, largement admirée par l’ensemble de mes interlocuteurs pour son haut niveau de développement et d’inclusion économique et sociale, semble continuer à compter les points, encore inconsciente de son immense potentiel et de sa capacité à se choisir un destin.
 

Copyright : FRED DUFOUR / AFP

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