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07/06/2019

Vu de Chine : le cas Huawei

Partie 1

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Vu de Chine : le cas Huawei
 Gilles Babinet
Ancien conseiller sur les questions numériques

Le 15 mai 2019, Donald Trump bannissait sur le sol américain l’utilisation d’équipements télécoms provenant d’entreprises représentant un risque pour la sécurité du pays, dont Huwaei fait partie. Le lendemain, Gilles Babinet, conseiller numérique de l’Institut Montaigne, visitait les locaux de Huawei à Shenzhen. Il nous partage ici son expérience.

Note de voyage du 16 mai 2019

Il est  difficile de ne pas être impressionné par la majesté et l’importance du siège de Huawei, qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés, même après avoir visité des dizaines de bâtiments de grandes entreprises technologiques. 

L’immense immeuble dédié à la recherche et au développement tient plus d’un luxueux palace, avec ses sols et murs en marbre et ses oeuvres d’arts soigneusement disposées, que d’un centre de recherche. Le showroom, hors de proportions, illustre parfaitement la projection stratégique de Huawei, ligne de produit par ligne de produit. On saisit mieux encore à quel point l’avance qu’a acquis cette société est significative, surtout dans un domaine où la puissance d’investissement et donc la taille critique sont déterminants. Huawei dépense désormais 15 Md$ par an en R&D (plus qu’Apple qui, en 2018, en dépensait 14,24 Md$) et devrait, du fait de l’arrêt de la fourniture de composants stratégiques américains comme ceux de Qualcomm, accroître très significativement ce montant, pour devenir, d’ici quelques années, la première entreprise mondiale en dépenses de R&D (aujourd’hui le classement est dominé par Amazon, avec 22,6 Md$ en 2018). 

Ma visite chez eux a été rendue particulièrement intéressante du fait de l’annonce le même jour du boycott presque total de Huawei par l’Administration Trump (plus de vente de composants et de services logiciels américains aux entreprises chinoises et plus d’achat, par les opérateurs télécoms américains, d’équipements manufacturés par des entreprises représentant un risque pour la sécurité du pays, dont Huawei fait partie). Mes interlocuteurs n’en étaient pas moins calmes, transparents et particulièrement précis dans leurs réponses. Ils se sont assurés, à chaque fois que nous finissons d’aborder un des grands thèmes que j’avais à l’ordre du jour, que leurs réponses m’avaient convenablement éclairci. J’ai ainsi pu passer trois heures à échanger sur les accusations de piratage, les risques cybers et les modèles d’audit qui permettraient de créer de la transparence à l’égard de leurs technologies, les enjeux de transferts de technologie, ou encore la façon dont ils envisagent de traiter le décret de Donald Trump.

Huawei dépense désormais 15 Md$ par an en R&D et devrait [...] accroître très significativement ce montant, pour devenir, d’ici quelques années, la première entreprise mondiale en dépenses de R&D.

Il est étonnant de réaliser combien Huawei se savait menacé par un tel risque, bien avant les déclarations de Trump. D’après ces échanges, cela ferait des années qu’ils tentent de supprimer leur dépendance aux entreprises stratégiques américaines qui leur fournissent des composants. Mes interlocuteurs m’ont assuré que l’entreprise serait en voie de prendre un niveau d’autonomie technologique fort, mais ne m’ont pas caché que les 18 mois à venir allaient être difficiles. 

La menace vitale qu’a représentée la potentielle fermeture des grands marchés, comme l’Europe, dû au risque pour la cybersécurité des nations qui choisissent Huawei comme fournisseur d’infrastructure, a poussé Huawei à plus de transparence. C’est notamment le cas avec l’approche d’audit qu’ils ont progressivement mise en place avec le Royaume Uni. Le projet de l’entreprise est de créer des protocoles d’audits agréés par les États (priorité est donnée à l’Europe) et qui pourraient être appliqués à tous ces équipements. Le travail est loin d’être abouti, et nombre de nations continuent à s’inquiéter des difficultés de s’assurer que ces équipements répondent bien à des niveaux de sécurité essentiels. 

Toutefois, les responsables de Huawei sont bien conscients qu’appartenir à un pays non démocratique limite ces efforts de transparence. Leur capacité de rebond ne fait parfois qu’exaspérer plus encore les pays démocratiques et les plus importants concurrents de Huawei qui en font partie. Il n’a malheureusement pas été possible de parler en détail de la façon dont ils envisageaient de répondre à la perte de Google comme partenaire pour Android. Ici également, l’approche chinoise (mettre en oeuvre une distribution d’Android et un modèle d’affaire en tous points semblable à celui de Google) devrait prévaloir.

Comment Huawei pourrait réussir sur le long terme à surmonter ces nombreux vents contraires ? Par le passé, la société a démontré une impressionnante capacité à faire fi de l’adversité. Le choc technologique imposé par les sanctions américaines est d’une autre nature : de nombreux composants supercritiques ne sont plus accessibles, tandis que les téléphones Huawei pourrait devenir sans grande valeur, privés des grandes applications de réseaux sociaux, des services des GAFA, des e-stores de Google, pour commencer. 

Les responsables de Huawei sont bien conscients qu’appartenir à un pays non démocratique limite ces efforts de transparence.

On entend souvent des déclarations intempestives d’observateurs prétendûment avisés, qui semblent persuadés de la force de Huawei et de son aptitude à encaisser ce coup. C’est fort possible, mais la difficulté à accéder à tous ces services ainsi que la difficulté à accéder aux technologies élémentaires pourraient tout de même sérieusement compliquer le développement du géant chinois des télécommunications. Il n’est pas impossible que la société soit actuellement en train de vivre un instant déterminant de son histoire. N’oublions pas non plus que l’entreprise ZTE, qui a été mise depuis 18 mois sur une liste noire aux Etats-Unis, n’est plus que l’ombre d’elle-même, tandis que certains analystes considèrent que son chiffre d’affaires devrait connaître une rétractation de l’ordre de 30 % à 40 % par rapport à son point le plus élevé. 

Qui vivra verra ; pour l’instant, la seule conclusion qu’il est raisonnable de poser concerne le niveau incroyablement élevé de dépendance mondiale vis-à-vis des technologies américaines. Tout comme avec l’outil militaire, le dollar ou le domaine énergétique, les USA sont parvenus à une situation de domination sur tous ces champs qui, bien que fortement disputée, n’en est toutefois pas encore renversée, quoi qu’on en dise. 

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