Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
29/09/2021

Une légère odeur de stagflation dans la reprise

Une légère odeur de stagflation dans la reprise
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Croissance mondiale révisée à la baisse

Les enquêtes de conjoncture les plus récentes indiquent un affaissement de la reprise industrielle en Chine et aux États-Unis aussi bien qu’en Allemagne et en France. La mauvaise nouvelle est mondiale : les entreprises ont été prises au dépourvu par l’ampleur des difficultés d’approvisionnement, de livraison ou de recrutement de main d’œuvre, et, aux États-Unis, les ménages s’inquiètent d’une potentielle nouvelle vague de la pandémie.

Les économistes n’avaient pas attendu : après un cycle de révision à la hausse jusqu’à l’été, ils ont commencé à raboter quelques dixièmes de leurs projections de croissance, tout en gonflant leurs prévisions d’inflation. Jan Hatzius de Goldman Sachs a révisé sa prévision pour l’économie américaine en 2021 de 7 % à 6 %, sans pour autant relever à la hausse ses perspectives 2022. L’institut allemand Ifo a réduit de 0,8pp sa prévision 2021 (à 2,5 %), mais relevé d’autant sa prévision 2022. Dans sa mise à jour de septembre, l’OCDE a retiré 0,2pp à sa projection de croissance 2021 pour le G20, tout en revoyant significativement à la hausse ses chiffres pour l’Italie, l’Espagne et la France. Plus récemment, les experts de Nomura ont révisé à la baisse leurs prévisions 2021 pour la Chine, de 4,4 % (glissement annuel au 4ème trimestre) à seulement 3,0 %.

De façon générale, ces révisions à la baisse ne remettent pas en cause le scénario de reprise mondiale déclenchée par la fin des mesures sanitaires les plus draconiennes dans les économies qui pèsent le plus dans le monde : États-Unis, Chine et Europe. Leur double origine est probablement plus importante que ces révisions, somme toute marginales : les incertitudes sur l’évolution de la pandémie, et l’ampleur des goulots d’étranglement dans des secteurs clefs de l’industrie et des services.

L’hétérogénéité géographique de la vaccination augmente le risque de mutations

La pandémie est toujours là, malgré l’accélération des campagnes de vaccination. À la date du 27 septembre, 6,18 milliards de doses de vaccin avaient été administrées, mais "seulement" 44,7 % de la population mondiale avait reçu au moins une dose. La production et l’administration d’une telle quantité de vaccins contre un virus détecté en janvier 2020 est un exploit scientifique, médical et organisationnel sans précédent. Il devrait inciter à la modestie les pourfendeurs d’un système économique mondial jugé inefficace et injuste, mais il reste que le taux de vaccination mondial est encore bien loin du seuil d’immunité collective. Le taux de vaccination en Afrique, où vivent 1,37 milliards d’êtres humains, n’est encore que de 6,6 %. Plus que le taux de vaccination agrégé, c’est son hétérogénéité régionale qui contribue à l’incertitude sanitaire et donc économique, car elle conditionne la probabilité de nouvelles mutations du virus Sars-cov2.

Porte containers en rade, risque de pénurie de bière dans les pubs

En second lieu, les goulots d’étranglement apparus dès la fin du printemps n’ont fait que se resserrer et se multiplier depuis. L’étau qui étouffe le commerce mondial en est l’illustration la plus éloquente.

Le 19 septembre, une centaine de porte containers étaient au mouillage au large de San Diego, dans l’impossibilité d’être déchargés en raison d’une pénurie de dockers, alors que le redémarrage de la demande finale a fortement accéléré le trafic maritime transpacifique. La situation était pire à Shanghai, où le nombre de navires attendant en mer de pouvoir être chargés excédait cent cinquante. Rotterdam est dans une situation similaire, avec une trentaine de navires parqués au large faute de pouvoir accoster, du jamais vu pour ces champions de l’organisation portuaire que sont les Néerlandais.

Les goulots d’étranglement apparus dès la fin du printemps n’ont fait que se resserrer et se multiplier depuis.

La conséquence de ce blocage des échanges a bien sûr été une baisse des volumes, dont le premier signe était la baisse de 1 % du commerce mondial de biens en volume en juillet, qui s’est probablement creusée depuis. Mais c’est aussi une envolée des prix : le prix moyen d’un transport par container a littéralement explosé, en hausse de 850 % au 24 septembre par rapport à la fin 2019 (indice FBX).

Autre signe de fortes contraintes de production, la forte demande d’électricité et la faible efficacité des énergies renouvelables lorsque la météo n’est pas de leur côté, a contribué à une augmentation vertigineuse du prix spot du gaz fossile, d’un facteur 3,4 sur le marché américain allant jusqu’à 7,9 sur le marché anglais, bien plus sévèrement contraint.

La pénurie de composants électroniques, qui pourrait s’étendre jusqu’à la mi-2022, coûterait à l’industrie automobile mondiale une perte de plus de 200Mds$, selon le consultant AlixPartners. La pénurie de certains gaz industriels comme le CO2 pourrait même causer une rupture d’approvisionnement en bière des pubs anglais, redoute-t-on à Whitehall.

En Chine, ce sont les coupures de réseau électrique causées par une forte demande industrielle, conjuguée à la mise en place d’un marché du carbone pour limiter les émissions de CO2, qui ont convaincu Nomura de réviser à la baisse de 1,5 point leur prévision de croissance chinoise au 4ème trimestre.

Les goulots d’étranglement se manifestent aussi sur le marché du travail, même dans les pays où le chômage reste élevé. Dans son enquête trimestrielle auprès des industriels français, l’Insee relevait un pourcentage record d’entreprises confrontées à des goulots de production (40 %) alors que le taux d’utilisation des capacités était légèrement en dessous de sa moyenne historique. Les goulots ne pouvaient donc concerner que les fournisseurs et la main d’œuvre, pour laquelle 44 % des entreprises indiquaient des difficultés de recrutement. Le marché du travail s’est encore tendu depuis, l’enquête mensuelle de l’Insee indiquant un écart persistant entre des prévisions optimistes d’embauche des entreprises et la réalité.

Inflation révisée (presque) partout à la hausse

Sans grande surprise, puisque les difficultés de la reprise viennent d’une insuffisance de l’offre face à une demande en fort rattrapage, les prix s’envolent. On a déjà cité le fret maritime et certaines matières premières, mais l’accélération de l’inflation s’est déjà étendue à un large spectre de biens et services, ce qui a amené l’OCDE à réviser ses prévisions d’inflation pour 2022 dans toutes les géographies.

Aux États-Unis, l’inflation s’est stabilisée à un niveau élevé, 5,3 % en août, tirée par le renchérissement de l’essence (+43 %) mais aussi par les véhicules d’occasion (+32 %), l’automobile (+7,6 %) ou les services de transport (+4,6 %). L’inflation sous-jacente, selon la mesure qui sert d’étalon à la Réserve Fédérale, a bondi à 4,1 % en juillet, au-dessus de son record historique de décembre 1980 (3,7 %), record de sinistre mémoire puisque, pour conjurer l’inflation des années soixante-dix, la Fed, présidée par Paul Volcker, avait laissé les taux d’intérêt s’envoler à 15 %, causant au passage une forte récession.

L’accélération de l’inflation s’est déjà étendue à un large spectre de biens et services, ce qui a amené l’OCDE à réviser ses prévisions d’inflation pour 2022 dans toutes les géographies.

En Allemagne, le taux d’inflation a atteint 3,9 % en août, niveau le plus élevé depuis décembre 1993 (4,3 %), de sinistre mémoire également puisque l’inflation du début des années 90, due à la surchauffe d’une économie ouest-allemande dopée par le financement généreux de l’unification, avait poussé la Bundesbank à relever ses taux directeurs à plus de 8 %, au point de plonger dans la récession l’Allemagne et ses proches partenaires dont la France.

En Chine, où les goulots sont également manifestes, l’inflation a surgi pour les producteurs, pas pour les consommateurs. Les industriels font face à des prix d’achat en forte hausse, +26 % en août, et répercutent ces hausses dans leurs prix de vente (+9,5 %). Mais la surchauffe ne concerne que les biens intermédiaires et les biens d’équipement : malgré la vive reprise des ventes de détail, en hausse de 18 % depuis le début de l’année, l’inflation ne touche pas les biens de consommation. Et comme le cycle du porc est à son nadir (-55 % en août pour la viande de porc), l’inflation générale, 0,8 % en août, est bien en dessous de la cible de la banque centrale. Le paradoxe économique est que, si sa propre inflation est très basse, la Chine contribue néanmoins à l’inflation mondiale via ses exportations, essentiellement des biens manufacturés, pour lesquels les producteurs n’ont aucune difficulté à répercuter leurs hausses de coûts tant est vigoureuse la demande mondiale.

Stagflation ?

Croissance révisée à la baisse, inflation à la hausse, il n’en a pas fallu moins pour faire revenir le mot "stagflation" de l’inélégant florilège des économistes. L’idée d’un régime hybride de stagnation et d’inflation fut forgée dans les années 1970, lorsqu’on eut la mauvaise surprise de voir coexister un ralentissement durable de la croissance et une accélération tout aussi durable de l’inflation, deux phénomènes qu’on jugeait jusqu’alors mutuellement exclus. Parmi les économistes inquiets de ce risque, Kenneth Rogoff, qui fut chef économiste du FMI dans une période de désinflation, souligne les parallèles entre la situation du moment et les années 70, un choc d’offre dans les deux cas, pétrolier en 1973, protectionniste aujourd’hui, des relances budgétaires pharaoniques, et de sérieux obstacles à la normalisation monétaire en raison des dettes accumulées. De son côté, Nouriel Roubini reconnaît que les goulots d’étranglement finiront par s’estomper et qu’on pourrait alors revenir à un couple forte croissance – inflation élevée, mais, comme Rogoff, il ajoute qu’une série de chocs d’offre négatifs, protectionnisme, découplage US-Chine, accumulation de dettes publiques et privées et vieillissement des populations pourrait bien alimenter le volet "stag" de la stagflation. 

Bien sûr, il ne s’agit que de spéculations et il est bien trop tôt pour avoir la moindre certitude sur la croissance et le régime d’inflation futurs. Pour leur part, Olivier Blanchard, autre ancien chef économiste du FMI et Larry Summers, ancien chef économiste de la Banque Mondiale, sont plus inquiets du risque d’inflation que d’un ralentissement de la croissance dans le futur, que le second considère comme de l’histoire déjà ancienne. Leurs thèses sont abondamment critiquées par de nombreux économistes, appartenant souvent à de plus jeunes générations - à commencer par Gita Gopinath, cheffe économiste du FMI - qui estiment que le risque serait plutôt qu’un resserrement budgétaire prématuré ne conduise à la déflation. Nous n’en sommes visiblement pas encore là.

Les banques centrales oseraient-elles réagir ?
La Chine, futur moteur déflationniste ?

Concluons en notant deux risques symétriques sur le régime d’inflation futur.

En premier lieu, si l’inflation endémique des années 1970 fut défaite, ce fut pour une bonne part l’effet de l’action résolue de Paul Volcker, jugée à l’époque irresponsable par une bonne partie du Congrès américain, aussi bien côté Démocrate que Républicain. Si, d’ici quelques années, on constatait que l’inflation post-Covid n’était pas transitoire, on peut douter qu’elle serait combattue par la Fed ou la BCE avec la même obstination. La forte augmentation de l’endettement privé et public (en cas de crise, une bonne portion du premier serait transférée vers le second), à des niveaux inconnus en temps de paix, fournirait de solides arguments aux exécutifs pour exiger d’une façon ou d’une autre des banques centrales qu’elle s’abstiennent. Le risque de "domination fiscale"est bien réel et il est clairement inflationniste.

En second lieu, le début de crise immobilière en Chine, avec la quasi faillite du promoteur et financier Evergrande, évoque la crise japonaise des années 90. L’éclatement de la bulle des actifs, actions, mais surtout immobiliers, força le secteur privé à se désendetter et fit le lit d’une longue période de déflation douce, c'est-à-dire d’inflation proche de zéro, et de faible croissance. La Banque centrale chinoise, qui a étudié de près le syndrome japonais en étroite collaboration avec la Banque du Japon d’ailleurs, en est bien consciente, comme en témoigne l’injection de liquidités décidée le 27 septembre. Mais savoir ne suffit pas nécessairement à prendre les bonnes décisions à temps, et si les entreprises privées se livraient à une course au désendettement, pour des raisons politiques ou de marché, le scénario japonais deviendrait plus probable, d’autant que la Chine d’aujourd’hui partage avec le Japon d’alors une autre caractéristique : le déclin démographique. La Chine deviendrait alors un facteur plutôt déflationniste dans l’économie mondiale.

 

Copyright : JOEL SAGET / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne