Il est temps aujourd’hui d’en finir avec la guerre de tranchée franco-allemande sur l’énergie nucléaire en Europe au profit d’une stratégie crédible s’inscrivant dans le projet de souveraineté esquissé le 2 mars dernier par le Président de la République.
L’Europe du nucléaire : combien de divisions ?
Avant d’esquisser le contenu d’une telle stratégie, un état des lieux sur la dynamique du nucléaire européen s’impose, sachant que, comme le rappelle le dernier panorama énergétique publié par l’AIE en octobre 2021, entre extension de durée de vie des réacteurs ou au contraire fermeture anticipée, projets en construction et projets envisagés, l’incertitude règne quant au scénario à privilégier sur la part de cette énergie dans le mix européen à 2050. Notons toutefois qu'aucun des scénarios existants n’en envisage une forte croissance. De même, au sein de l’Union européenne, la Commission, dans la vision stratégique à long terme pour le climat qu’elle avait présentée le 28 novembre 2018, cantonnait la part de nucléaire à environ 15 % en 2050, soit un maintien de la capacité actuelle, malgré l’hypothèse d’une croissance significative de la consommation électrique (de 50 à 60 %).
Le panorama de l’énergie nucléaire en Europe conduit à distinguer cinq groupes de pays :
1. Les pays qui, bien qu’exploitant des réacteurs, souhaitent sortir de cette énergie.
- L’Allemagne comptait ainsi, avant la crise ukrainienne, débrancher ses trois derniers réacteurs à la fin de l’année 2022, conformément aux décisions prises par la chancelière Angela Merkel après l’incident de Fukushima. Le gouvernement allemand a depuis évoqué la possibilité d’un report de ce calendrier du fait de la crise ukrainienne, par la voix du ministre, vert, de l’économie, Robert Habeck.
- De même, la Belgique, qui avait prévu de fermer ses réacteurs d’ici à 2025 au profit d’une politique énergétique recourant massivement au gaz, a ouvert la voie d’un possible report, là encore par la voix de sa Ministre verte de l’énergie.
- Enfin, l’Espagne envisage de sortir du nucléaire en 2035. Dans une étude approfondie de la politique énergétique espagnole publiée en mai 2021, l’AIE a invité l’Espagne à éviter "tout arrêt définitif imprévu ou soudain qui pourrait considérablement détériorer la sécurité d’approvisionnement en électricité".
2. À l’autre bout du spectre, trois pays construisent des réacteurs, dont les mises en service s’échelonnent entre 2022 et 2023 :
- L'EPR construit en Finlande a été connecté au réseau le 12 mars 2022. Il fonctionnera à pleine puissance à l’été 2022, fournissant 14 % de l’électricité du pays.
- EDF a annoncé la connexion de l’EPR français de Flamanville pour 2023.
- Quant à la Slovaquie, elle va connecter successivement deux unités en 2022 et 2023, qui vont lui permettre de devenir un pays exportateur d’électricité.
3. Outre la France, huit pays européens ont l’intention de lancer, pour certains à court terme, la construction de nouveaux réacteurs, en complément de l’extension de la durée de vie des réacteurs existants que nombre d’entre eux ont déjà lancée.
- La Hongrie, qui avait signé un accord intergouvernemental avec la Russie en 2021 pour le financement et la construction de deux réacteurs supplémentaires, dont les travaux devaient être lancés en 2022, a confirmé ce projet après l’éclatement de la guerre. Il est cependant de facto remis en cause par la crise, d’autant que le constructeur, Rosatom, est une entreprise d’État proche du Kremlin.
- À l’inverse, la Finlande a, dès l’agression de l’Ukraine par la Russie, stoppé le projet de Fennovoima, pour lequel elle envisageait de recourir à la technologie russe. Il est vraisemblable que cette mise à l’écart de la technologie russe ne remette pas en cause le principe même de la construction d’un réacteur supplémentaire.
- La Slovénie, en partenariat avec la Croatie, projette de construire une à deux unités pour pallier sa sortie programmée du charbon fixée en 2033.
- La République tchèque est, elle aussi, engagée dans une course contre la montre pour faire face à sa sortie du charbon programmée en 2038, projetant ainsi de lancer la construction de deux réacteurs en 2024.
- La Bulgarie, lourdement dépendante du charbon depuis son adhésion à l’Union européenne qui l’a contrainte à fermer ses vieux réacteurs soviétiques, a mis fin en 2021 au feuilleton à multiples rebondissements de construction d’un réacteur de technologie russe, pour des raisons indépendantes du contexte géopolitique. À l’instar de la Roumanie, elle a signé avec à la fin de l’année 2021 un accord avec la société américaine NuScale pour la construction de réacteurs modulaires (SMR). Elle vient d’annoncer le lancement d’une étude en vue de la construction"rapide" d'un nouveau réacteur sur le site de Kozloduy. La Grèce a fait savoir qu’elle était intéressée pour en acheter une partie de la production future.
- Les Pays-Bas, quant à eux, ont annoncé en 2021 vouloir construire deux réacteurs de grande puissance, de type EPR.
4. Entre les deux, se trouve le camp des pays dont les intentions sont floues quant à l’avenir de leur flotte. Ainsi, la Suède, hantée depuis quarante ans par un débat sur le nucléaire, maintient l’ambiguïté quant au sort de ses réacteurs prévus pour fonctionner jusqu’aux années 2040. Cependant, le pays, qui a fermé deux réacteurs en 2019 et 2020, s’interroge sur leur réouverture. Le débat a commencé dès 2021 lorsque sont apparues de fortes tensions sur le marché de l’électricité suédois, le sud du pays, en situation de pénurie, ayant dû importer de l’électricité - très carbonée- de ses voisins. Une situation qui a déclenché moult débats dans ce pays qui figure sur le double podium de l’électricité la moins carbonée et la moins chère de l’Union.
5. Enfin, la Pologne, qui n’a jusqu’alors jamais recouru à l’énergie nucléaire, souhaite déployer un programme d’envergure (six réacteurs) pour réussir sa sortie du charbon, dont elle est lourdement dépendante. Une grande partie de l’avenir du nucléaire européen se joue dans ce pays, courtisé par la France et les États-Unis pour la fourniture de la technologie de réacteur.
Une stratégie européenne d’accélération des projets nucléaires s’impose
L’Union européenne a fait la preuve de sa capacité à mettre en œuvre des stratégies ambitieuses dans le déploiement des énergies renouvelables ou, plus récemment, dans celui de l’hydrogène. Elle doit désormais le faire dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Cette stratégie pourrait reposer sur trois piliers.
Le premier, préalable à tout autre, est politique
Les récents débats autour du difficile accouchement de la taxonomie européenne des investissements verts ont exacerbé les divergences intra-européennes sur la vision du rôle de l’énergie nucléaire. À l’évidence, le départ du Royaume-Uni a contribué à transformer le différend franco-allemand sur le sujet en face-à-face stérile et rugueux. La profonde convergence de vues sur le rôle du nucléaire entre deux États-membres puissants, la France et le Royaume-Uni, limitait de facto la tentation allemande de constituer une coalition d’opposants.
Le virulent débat sur la taxonomie a clairement montré que tel n’était plus le cas dans l’Europe post-Brexit, l’Allemagne ayant rassemblé un groupe d’États anti-nucléaires (Autriche, Luxembourg, Espagne…) pour appuyer ses vues. À cet égard, le débat à venir au Parlement européen sur le projet de taxonomie de la Commission proposé le 2 février dernier devrait raviver le spectacle d’une Europe divisée sur la question.
Dans le nouveau contexte géopolitique, alors que la crédibilité des décisions européennes visant à s’affranchir de la dépendance russe seront scrutées par Moscou, l’Union européenne ne saurait se payer le luxe d’étaler à nouveau ses divergences. Faut-il rappeler qu’à la veille de l’attaque russe contre l’Ukraine, la ministre verte de l’environnement allemande, Steffi Lemke, en visite à Varsovie, déclarait que l’Allemagne utiliserait "tous les moyens légaux au niveau européen" pour empêcher le programme nucléaire polonais ?
Ajouter un commentaire