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10/10/2019

Procédures de destitution : la fin justifie-t-elle les moyens ?

Trois questions à Guillaume Tusseau

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Procédures de destitution : la fin justifie-t-elle les moyens ?
 Guillaume Tusseau
Professeur des universités à l'École de droit de Sciences Po

Les révélations d’un lanceur d’alerte et du Washington Post ont conduit la speaker démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à annoncer le lancement d’une procédure de destitution contre Donald Trump le 24 septembre dernier. En effet, le contenu de l’échange téléphonique entre les présidents américain et ukrainien du 25 juillet a été jugé suffisamment sensible pour être signalé par un membre des renseignements américains à l’inspecteur général du renseignement national. Alors que la procédure suit son cours, la Maison-Blanche décide pourtant de bloquer l’interview de l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’Union européenne, et annonce plus largement son refus de coopérer avec le Congrès. Comment interpréter ces événements américains ? Quels autres exemples de procédures de destitution peut-on citer, et qu’en retenir ? Guillaume Tusseau, professeur des universités à l’Ecole de droit de Sciences Po, membre de l’Institut universitaire de France, revient pour nous sur l’historique de cette procédure.


La procédure de destitution, ou procédure de mise en accusation, initiée contre le président Donald Trump diverge-t-elle de celles initiées par le passé contre Andrew Johnson, Richard Nixon ou Bill Clinton ?

Chacun de ces cas présente naturellement des particularités. Il est par exemple possible de distinguer des trois autres la procédure qui a visé Johnson en 1868. Bien que les considérations politiques aient naturellement eu un rôle à jouer dans les quatre hypothèses, elles ont alors été dominantes. En effet, aucune infraction identifiable n’était véritablement reprochée au Président, si ce n’est, de manière plus diffuse, sa conception activiste de la présidence à l’époque de la Reconstruction. C’est pourquoi certains auteurs estiment que, dans la mesure où le désaccord tenait exclusivement aux visions politiques respectives du Président et du Congrès, la procédure de destitution de Johnson aurait conduit à une parlementarisation du régime politique étasunien si elle avait abouti.

L’un des points communs des différentes procédures est qu’elles conduisent toutes à s’interroger sur le sens qui doit être donné à la fonction du chef de l’Etat.

Au contraire, dans les trois autres cas, l’identification de griefs précis semble plus aisée : obstruction au cours de la justice, abus de pouvoir et outrage au Congrès pour Nixon en 1974 ; parjure et obstruction au cours de la justice pour Clinton en 1998-1999 ; sollicitation de l’aide d’un Etat étranger afin de nuire à un possible adversaire dans sa course à la réélection et possible obstruction au cours de la justice pour Trump aujourd’hui.

La procédure visant Nixon se distingue également de celles qui ont visé Johnson et Clinton en ce qu’elle n’a pas été à son terme, en raison de la démission du Président.

L’un des points communs des différentes procédures est qu’elles conduisent toutes à s’interroger sur le sens qui doit être donné à la fonction du chef de l’Etat. De ce point de vue, l’expression "trahison, corruption ou autres crimes et délits majeurs" ("Treason, Bribery, or other high Crimes and Misdemeanors", art. II.4 C), qui détermine les causes qui rendent passible d’une mise en accusation, est susceptible de donner lieu à des interprétations très variables. C’est à leur sujet que se noueront les argumentations des représentants et, le cas échéant, des sénateurs, qu’ils soient favorables ou hostiles à la mise en accusation puis à la condamnation de Donald Trump. La consistance de l’infraction qui est reprochée au Président – infraction pénale stricto sensu détachable de l’exercice des fonctions, infraction pénale non détachable de l’exercice des fonctions, faute politique ne relevant pas d’une qualification pénale mais d’un exercice inapproprié des fonctions, etc. – définit en effet en creux la mission que lui assigne l’autre branche du pouvoir politique. Dépassant nécessairement le cas d’espèce, elle détermine l’équilibre des pouvoirs. Elle contribue rien moins qu’à définir ce qu’est la Constitution et ce que, en tant qu’expression de la volonté de "We the People", elle exige des autorités. De ce point de vue, au-delà du seul mis en cause, la procédure engage la conception que se font de leur rôle constitutionnel les représentants et les sénateurs, démocrates aussi bien que républicains – et en définitive leur propre responsabilité.


Quelles similarités et différences peuvent être identifiées dans les procédures de destitution entre les systèmes présidentiels, parlementaires et semi-parlementaires ?

Les procédures de destitution telles que l’impeachment ne sont que l’une des modalités de mise en œuvre de la responsabilité "politico-pénale" des chefs d’Etat. De plus, en toute rigueur, l’impeachment n’est que la première étape de la procédure, celle de la mise en accusation. La seconde étape est celle du jugement. Celle-ci n’a jamais abouti à une condamnation. Aux Etats-Unis, l’initiative de l’adoption d’un impeachment revient à la Chambre des représentants, tandis que le jugement revient au Sénat. La chambre des Etats siège dans cette hypothèse non pas sous la présidence du président du Sénat, qui est également vice-président des Etats-Unis et peut voir son impartialité mise en doute - selon le cas, du fait de sa solidarité vis-à-vis du Président ou au contraire du fait de la tentation de prendre sa place -, mais sous celle du Chief Justice. Ce schéma se retrouve par exemple au Brésil, où il a été mis en œuvre contre Dilma Rousseff. En Inde, régime parlementaire, l’une des deux chambres fédérales peut prendre l’initiative d’une procédure de destitution, tandis que l’autre procèdera au jugement.

Telles qu’elles sont conçues, ces procédures s’exposent fréquemment à l’accusation d’être motivées par des considérations essentiellement politiques. D’où, par exemple, la contestation d’un "coup d’Etat", aussi bien par Dilma Rousseff que par Donald Trump. C’est pourquoi d’autres Etats préfèrent confier à la juridiction constitutionnelle, gardien de la Constitution, le soin de mettre en jeu la responsabilité des autorités supérieures de l’Etat. Tel est par exemple le cas en Allemagne, en Autriche, en Turquie ou en Corée du Sud, où la Cour constitutionnelle a décidé en 2017 la destitution de la Présidente Park.

Il ne semble pas non plus possible d’identifier une corrélation très évidente entre un type de régime et un type de mise en jeu de la responsabilité du chef de l’Etat.

Entre ces deux possibilités – procédure (plutôt) politique ou procédure (plutôt) juridictionnelle – d’autres Etats choisissent des solutions médianes où l’organe décisionnaire connaît une composition mixte, à l’instar du Tribunal d’Etat polonais, de la Cour constitutionnelle italienne (augmentée de 16 citoyens tirés au sort en cas de mise en cause du président de la République) ou de la Cour de Justice de la République, compétente à l’égard des ministres en France. La contestation dont cette dernière fait l’objet et sa disparition annoncée dans le projet de révision constitutionnelle porté par Emmanuel Macron témoigne de ce qu’il n’existe probablement pas de solution idéale en la matière. De fait, il ne semble pas non plus possible d’identifier une corrélation très évidente entre un type de régime et un type de mise en jeu de la responsabilité du chef de l’Etat.


Dans un contexte où les systèmes démocratiques sont contestés et alors que la procédure de destitution est généralement à l'origine une prérogative législative, quelles évolutions et/ou améliorations institutionnelles peuvent être attendues ?

La procédure n’obéit pas nécessairement à une initiative législative ou même politique. L’ordre des étapes est par exemple inversé en Azerbaïdjan. C’est en effet à la Cour constitutionnelle, sur le fondement d’un avis de la Cour suprême, que l’art.107.I C confie l’initiative d’une procédure de destitution du président de la République si celui-ci commet "un crime grave". La décision revient au Parlement (art. 95.I.12 C), dont la résolution, adoptée à la majorité renforcée, doit être contresignée par le Président de la Cour constitutionnelle. Si ce dernier s’y refuse, la destitution avorte. Ainsi que l’illustre cet exemple, les modalités les plus variées peuvent être imaginées afin de faire en sorte que, dans chacun des contextes où le problème peut se poser, la procédure soit à la fois suffisamment aisée à mettre en œuvre pour constituer un garde-fou contre les abus de pouvoirs, d’un côté, et suffisamment difficile à mettre en œuvre pour ne pas s’exposer à des utilisations abusives, de l’autre. Il est de ce fait impossible de se contenter d’une réponse naïve consistant à dire que ces dispositifs ont avant tout vocation à ne jamais servir.

Mais tout autant qu’elle relève de l’ingénierie institutionnelle, la difficulté tient à un problème d’ordre conceptuel, qu’illustre la peine que l’on a à qualifier ce type de responsabilité : "politique" ?, "pénale" ?, "politico-pénale" ?, "institutionnelle" ?, "constitutionnelle" ? Alors qu’une responsabilité pénale semblerait appeler la compétence des juges ordinaires, éventuellement assortie d’un privilège de juridiction ou d’une procédure spécifique, une responsabilité politique semblerait appeler la compétence des autorités politiques. Sur le plan pratique, dans certaines démocraties avancées et notamment en France, l’inefficacité ou la sous-utilisation des dispositifs de mise en jeu de la responsabilité politique a conduit à rechercher la responsabilité pénale des gouvernants. Depuis plusieurs années, le mouvement de pénalisation de la vie politique s’est doublé d’une montée en puissance de l’exigence d’éthique ou de déontologie publique. Le fait que l’affaiblissement du sentiment de la responsabilité politique conduise à rechercher de tels substituts n’est pas la cause la moins importante de la contestation actuelle des systèmes démocratiques.

Copyright : Brendan Smialowski / AFP

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