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04/04/2022

Poutine, l'empire du mensonge

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Poutine, l'empire du mensonge
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Un régime auquel ses futures élites ne croient plus est condamné à terme, nous dit Dominique Moïsi. Or les élites russes, qui ne peuvent dire "la vérité qui dérange au prince capricieux et cruel", ne sont pas dupes de l'échec de l'invasion de l'Ukraine.

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

Au lendemain de l'élection de François Mitterrand, en juin 1981, je me trouvais à Moscou, où se tenait une réunion des directeurs d'Instituts de relations internationales. À ma grande surprise je fus convié à donner une conférence devant les étudiants du MGIMO, sorte d'ENA pour diplomates. Mes interlocuteurs voulaient comprendre les raisons pour lesquelles la France avait préféré le changement à la continuité. Je leur dis que le choix qui avait été fait n'était pas le mien, mais que je me réjouissais de vivre dans un pays où l'alternance démocratique était possible. Je vis à leurs regards que j'avais touché une corde sensible. Le soir même, je rédigeais une note qui se concluait ainsi : Un régime auquel ses futures élites ne croient plus est condamné à terme. Dix ans plus tard, l'URSS n'existait plus.

Ce souvenir m'est revenu cette semaine avec force. À partir d'une série d'échanges avec des amis/collègues russes, j'ai pu sentir - à travers leur silence et leurs non-dits - qu'eux non plus ne croyaient pas en la vérité officielle. Poutine peut tenir le peuple, il ne tient plus ou si mal ses élites.

Ils utilisent le mot "échec" pour parler de l'invasion

Certes, selon des études d'opinion sérieuses, la popularité de Poutine a rebondi depuis le 24 février. Il en avait été de même en 2014 après l'annexion de la Crimée. Pour reprendre une terminologie inspirée de la lutte contre le Covid, pour un régime autoritaire, aux performances économiques incertaines, rien ne vaut une "bonne invasion de rappel". Mais encore faut-il que cette opération ne se solde pas par un échec. Et mes interlocuteurs russes de la semaine écoulée n'hésitaient pas à se poser des questions qui dérangent comme celle-ci : pourquoi la Russie avait-elle vraiment choisi d'intervenir en Ukraine ? Ou bien à utiliser des mots surprenants dans leur bouche, comme celui d'échec pour désigner le déroulement des opérations.

Bref, en Russie même, des Russes éduqués et au contact du monde se posent des questions et veulent nous faire comprendre qu'ils ne sont pas dupes de ce qui se passe vraiment dans leur pays. Comme au temps de l'Union soviétique, les plus âgés ont retrouvé les règles d'un compromis intérieur avec eux-mêmes qui est redevenu comme une seconde nature. "Je ne veux pas vous mentir, mais je ne peux vous dire ce que je pense."

La peur de dire au prince la vérité qui dérange

Pour eux, il est clair que cette guerre est une catastrophe. Sincèrement nationalistes, ils savent que la Russie en sortira plus affaiblie que renforcée. Partisans du dialogue ouvert avec l'Europe, se sentant culturellement européens eux-mêmes, ils souffrent de l'isolement dans lequel s'enferme leur pays à cause des lubies et obsessions d'un seul homme. Eux aussi, et de manière certes infiniment moins dramatique que les Ukrainiens, ils veulent survivre. Ils ne craignent pas les bombes, mais la censure et les diktats du pouvoir le plus centralisé et le plus solitaire que la Russie ait connu depuis Staline.

Sous le double effet du calcul des uns et de la peur des autres, leur pays est devenu l'empire du mensonge. 

Sous le double effet du calcul des uns et de la peur des autres, leur pays est devenu l'empire du mensonge. Il y a les mensonges constitutifs de la stratégie du pouvoir, la désinformation systématique, les doubles messages délibérément contradictoires dont l'ambition est de créer la confusion et la division chez l'adversaire. Mais il existe aussi la peur de dire la vérité qui dérange au prince capricieux et cruel. Un état de fait qui contribue à expliquer les premiers échecs de la Russie en Ukraine.

Des cercueils reviendront, des soldats traumatisés parleront

Poutine n'avait pas accès à des informations dérangeantes comme l'état réel de l'armée ukrainienne, ou la cohésion et la résilience de sa société. Un jour, il ne sera plus possible pour le pouvoir russe de mentir totalement sur le bilan des pertes. Des cercueils reviendront, des soldats traumatisés qui ont survécu raconteront à leurs familles et à leurs proches ce qui s'est vraiment passé. La Russie, n'en déplaise à ses dirigeants, n'est pas la Corée du Nord. Avec un PIB qui est déjà en baisse de 10 à 20 %, les citoyens russes commencent à souffrir sérieusement. Et ce n'est qu'un début.

Poutine est-il conscient de la faiblesse de la position stratégique, diplomatique, économique de son pays ? Quoi qu'il en soit, il doit considérer que la meilleure défense est l'attaque et qu'il dispose sur ce plan de l'arme de l'énergie - vive le chantage - et peut-être d'une autre carte secrète pour affaiblir l'Europe et plus globalement le monde démocratique. La carte Trump n'est pas disponible avant 2024. Mais il y a la carte Marine Le Pen en France.

 Un jour, il ne sera plus possible pour le pouvoir russe de mentir totalement sur le bilan des pertes.

La carte Marine Le Pen dans le jeu de Poutine

Son élection le 24 avril serait pour Poutine l'équivalent d'un joker sorti de sa manche au dernier moment pour rééquilibrer son jeu. L'Europe l'isole, le traite comme un paria, et c'est au moment où victime de ses multiples erreurs, il pourrait payer le prix de sa solitude, que se produit une divine surprise : l'élection à la tête d'un des pays membres fondateurs de l'Union européenne - et celui qui a toujours joué un rôle central dans la définition politique de son projet et dans son incarnation diplomatique - de l'une des figures emblématiques de l'extrême droite. Celle qui est l'amie privilégiée du Premier ministre hongrois Victor Orbán, celle qui a bénéficié, au moins par le passé, de l'aide des banques russes.

On ne saurait bien sûr établir un parallèle entre l'issue des combats sur le front ukrainien et le résultat des élections présidentielles en France. Mais affaiblir son adversaire au moment où l'on est déstabilisé soi-même est de bonne guerre. Il serait exagéré de prétendre que voter pour Marine Le Pen, c'est voter pour Poutine. Ce serait faire injure à tous ces Français qui veulent par leur vote exprimer leur mal-être et leur désir d'être écoutés. De même qu'en Russie, il est dangereux à terme pour le prince de perdre ses élites, il n'est pas bon en France pour les élites de perdre leur peuple. Avec une différence majeure bien sûr : la France est une démocratie, la Russie une dictature.

Mais face au retour de la guerre en Europe, les considérations géopolitiques, devenues vitales, doivent être prises en compte par tous les électeurs, y compris les électeurs fâchés.

 

 

Avec l’aimable participation des Echos, publié le 04/04/2022

Copyright : Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

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