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24/03/2020

L’OMS, la pandémie et l’influence chinoise : un premier bilan

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L’OMS, la pandémie et l’influence chinoise : un premier bilan
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, a montré un biais évident dans sa tendance à prendre les déclarations et le déni chinois pour argent comptant - une attitude à l'origine, pour partie, d'un retard dans les réponses internationales apportées à la crise du coronavirus. Ceci ne tient pas aux contributions chinoises à l'OMS, qui restent très limitées. La situation rappelle la faiblesse d'autres organisations des Nations Unies face aux campagnes d’influence de la Chine. Quand la Chine elle-même a pris l'épidémie à bras le corps, l'OMS est redevenue un outil irremplaçable au service des urgences sanitaires.

Chronologie des actions de l'OMS

14 janvier 2020 - approbation par l’OMS de la conclusion de l'enquête préliminaire des autorités chinoises selon laquelle il n'y a pas de preuve évidente de transmission interhumaine
23 janvier - reconnaissance de la transmission interhumaine du COVID-19 et recommandation de dépistages à la sortie dans les aéroports ; première réunion du Comité d'urgence
4 février - prise d’un engagement visant à partager l'information avec les gouvernements
7 février - mention d’une pénurie mondiale d'équipements de protection individuelle (EPI)
12 février - publication de lignes directrices ‎de planification opérationnelle à destination des États
20 février - avertissement selon lequel la fenêtre d’opportunité visant à contenir l’épidémie "pourrait se fermer"
24 février - reconnaissance du potentiel pandémique de l’épidémie
27 février - énumération de "questions essentielles" à destination des ministères de la Santé
28 février - publication du rapport de la mission conjointe OMS-Chine sur le Covid-19
5 mars - adresse recommandant le recours à des tests à grande échelle
11 mars - déclaration d’une pandémie

Analyse

L'Organisation mondiale de la santé (OMS) peut-elle faire mieux que les États membres des Nations unies qui, en fin de compte, ont un droit de regard considérable sur ses activités ? Avec la coïncidence d’une influence chinoise croissante au sein du système des Nations Unies et l’apparition d’une pandémie qui, selon toute vraisemblance, a pour berceau la Chine, cette question est aujourd’hui particulièrement criante. Les éloges du directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, à l’égard de l’attitude chinoise n’ont d’ailleurs pas manqué de l’exacerber.

L'OMS est une organisation clé des Nations Unies ; en 2020, son budget prévisionnel de base (hors polio et autres programmes spéciaux) s’élève à 3,8 milliards de dollars. L’OMS a un rôle majeur dans la recommandation, la coordination et l'aide à la prévention et au traitement des principaux enjeux sanitaires mondiaux. Lorsque des épidémies surgissent, elle est régulièrement sujette à controverse, car son rôle, ses réussites et ses échecs sont alors examinés à la loupe et servent parfois de bouc émissaire. À titre d’illustration, il lui a été reproché d’avoir tardé à reconnaître que l’explosion des cas d’Ebola en Afrique relevait d’une épidémie, ou encore sa lenteur, quelques années plus tôt, dans la prise en considération du SRAS.

La permanence et la vigueur du soutien du directeur général de l’OMS aux mesures prises par la Chine tout au long de la crise a bien sûr déclenché une contre-réaction : l'organisation elle-même est désormais accusée d'avoir manqué l'occasion de prévenir une pandémie mondiale. C'est le résultat de deux décisions. Premièrement, l'incapacité de l'organisation à reconnaître l’existence d’une transmission du virus d’homme à homme avant le 23 janvier, abondant ainsi dans le sens de la Chine et relayant la position des autorités chinoises le 14 janvier. Ceci se fait en dépit de nombreux signaux forts et répétés suggérant le contraire et malgré les alertes émises par les responsables sanitaires taïwanais, directement transmises à l'OMS. Deuxièmement, l'organisation tarde à déclarer une pandémie jusqu’au 11 mars, date à laquelle 114 pays avaient déjà signalé, au total, 118 000 cas. Ces décisions ont eu des conséquences mondiales, car les directives de l'OMS sont, pour le meilleur ou pour le pire, suivies par les pays et même par les acteurs privés qui peuvent fonder - et ensuite justifier - leurs actions sur la base de ces directives. Le cas français l’illustre bien : le 20 janvier, les autorités françaises continuaient à affirmer qu'il n'y avait pas de preuve de transmission interhumaine. Au-delà même de la question de savoir quel rôle l'OMS peut jouer en cas d'épidémie, ses déclarations ont un effet d'entraînement.

La permanence et la vigueur du soutien du directeur général de l’OMS aux mesures prises par la Chine tout au long de la crise a bien sûr déclenché une contre-réaction : l'organisation elle-même est désormais accusée d'avoir manqué l'occasion de prévenir une pandémie mondiale.

Dans le cas du coronavirus, une simple recherche rapide d'informations auprès de sources non officielles en Chine - y compris bien sûr, mais pas seulement, les informations émanant des courageux médecins de Wuhan qui, dès la dernière semaine de décembre 2019, tiraient la sonnette d'alarme - aurait suffi à établir l'incapacité de la Chine à admettre la transmission interhumaine et à déclarer une épidémie. Les informations pourtant transmises par Taiwan ont, et c’est pour le moins ironique, été officiellement ignorées du fait du statut de l’île, considérée comme une "province de Chine". Il convient donc de comprendre comment une agence des Nations Unies dotée d’un budget de 3,8 milliards de dollars, disposant de grands bureaux régionaux et forte d’une expérience des épidémies et des réponses d'urgence comptant parmi les plus approfondies au monde, ait pu tomber dans ce piège.

Les explications ne coulent pas de source. Elles sont fonction de la rencontre entre un facteur humain et des contraintes structurelles, qu’elles soient réelles ou seulement perçues. Commençons par le dernier élément. Nul doute, l'OMS ne dépend pas financièrement des contributions chinoises, ces dernières étant à l’heure actuelle très faibles : 86 millions de dollars en 2019, dont une contribution volontaire dérisoire de 10,4 millions de dollars en 2017 (dernière année connue). C'est moins du dixième de la contribution globale des États-Unis pour la même année, et 2,5 % des contributions volontaires américaines (la Fondation Gates pèse à elle seule pour 8 % de l'ensemble des contributions volontaires dont bénéficie l'OMS). Un écart aussi important ne peut s'expliquer que par le faible niveau de financement obligatoire de l'OMS par les États membres des Nations unies : 80 % de son budget provient de contributions volontaires, et son "Projet de budget programme 2020-2021" ressemble davantage à un pitch de collecte de fonds qu'à un exposé budgétaire. Les initiatives que prend la Chine pour répondre aux crises internationales de ces dernières années ne passent généralement pas par l'OMS : lors de la crise Ebola en Afrique, la Chine a surtout agi de manière bilatérale. Lorsque, dans une allocution prononcée le 8 février, le directeur général de l’OMS remercie les donateurs mobilisés contre la crise, il mentionne "les États-Unis, le Royaume-Uni, la Fondation Bill & Melinda Gates, les Pays-Bas, la République tchèque, le Japon et le Wellcome Trust", sans évoquer la Chine.

Du fait du rôle de Margaret Chan, ancienne directrice de la santé de la région administrative spéciale de Hong Kong et première ressortissante chinoise à diriger une agence des Nations Unies (entre 2006 et 2017), et du fait de la tendance de la diplomatie publique chinoise à insister sur les droits sociaux, on a souvent dit que l'OMS était sous influence chinoise directe : en réalité, cela ne se voit que dans le succès de la campagne chinoise visant à restreindre la participation de Taiwan au sein de l’organisation. Les deux mandats de Margaret Chan ont plutôt été sans éclat, à peine marqués par quelques polémiques à l'époque d'Ebola, par un étrange épisode d'éloge du système de santé nord-coréen et par plusieurs prises de position contre Taiwan l’accusant de ne pas avoir pleinement "respecté" le principe d’"une seule Chine". L'élection de Margaret Chan en 2006 a été la dernière à se dérouler avec la présélection d'un seul candidat par le Conseil exécutif de l'OMS, les membres de l'organisation étant alors invités à ratifier ce choix. En revanche, en 2017, les membres de l'OMS ont dû choisir parmi un panel de trois candidats présélectionnés, et Tedros Adhanom Ghebreyesus est arrivé en tête avec 133 voix sur 186 - une marge que même l'influence de la Chine ne peut expliquer, mais qui tient au statut de représentant des "Pays du Sud" de Tedros.

Autrefois affilié au Front de libération de l'Éthiopie, le directeur général de l’OMS a reçu une formation en infectiologie et en prévention du paludisme. Il a été ministre des Affaires étrangères et ministre de la Santé, et il a une personnalité bien plus haute en couleurs que celle de Margaret Chan. Il est originaire d'un pays et d'un continent qui se montrent facilement critiques à l’égard des acteurs occidentaux, et pourtant il a été bien accueilli par de nombreux donateurs privés du domaine de la santé. Dans la crise du coronavirus, il a justifié ses louanges à Pékin par la nécessité d’encourager la coopération de celle-ci. Pourtant, il a fallu un mois et demi à l'OMS - entre le premier signalement par la Chine d’une "maladie inconnue" et le 13 février - pour qu’une mission internationale d'experts de l'OMS soit envoyée en Chine sur le terrain, et avec un accès très limité à Wuhan.

Mais s’agit-il alors d’un échec personnel ? Ou cela reflète-t-il une évolution plus générale de la situation au sein du système des Nations Unies voire dans de nombreuses organisations internationales ? Il y a d'autres exemples similaires, dans lesquels on courtise une Chine qui ne tient pas ses promesses. C’est le cas du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qui, année après année, ne tarit pas d'éloges sur l'initiative chinoise des nouvelles routes de la soie (Belt & Road Initiative, BRI). Par-dessus toute autre considération, cette initiative n'a tout simplement aucun rapport tangible avec les questions relatives aux réfugiés. En 2018, la Chine a versé au Haut Commissariat un maigre montant de 1,3 million de dollars en contribution volontaire alors que les États-Unis en ont versé 1,6 milliard (dans la même catégorie de contributions), et les Européens, 1,2 milliard au total.

La sollicitude de nombreuses organisations internationales pour la Chine peut s’expliquer par d’autres facteurs, parmi lesquels, tout simplement, son poids géopolitique et surtout sa capacité à dire non, et dans certains cas à former des coalitions de vote

La sollicitude de nombreuses organisations internationales pour la Chine peut s’expliquer par d’autres facteurs, parmi lesquels, tout simplement, son poids géopolitique et surtout sa capacité à dire non, et dans certains cas à former des coalitions de vote ; dans le système onusien, l'importance de sa contribution budgétaire obligatoire (qui atteindra bientôt 10 % de cette catégorie), et le contrôle que la Chine exerce grâce à une participation plus active au sein des commissions budgétaires (la "Cinquième Commission" de l’ONU). Et il y a aussi l'espoir obstiné que Pékin contribuera davantage à l'avenir et fera preuve d’une souplesse accrue. En bref, alors que les États-Unis parlent haut mais brandissent un petit bâton, c’est bien la Chine qui "parle doucement et brandit un grand bâton" dans le système des Nations Unies.

Ceci amène une question : lorsque des épidémies majeures, comme c’est le cas pour le SRAS, la grippe aviaire et le coronavirus, ont la Chine pour berceau, quelle est la fiabilité réelle de l'OMS ? Dans le cas présent, l'OMS se comporte en organisation intergouvernementale stricto sensu,  ne questionne pas les sources officielles sur lesquelles elle s’appuie. Elle échoue alors dans sa mission d'information. Pire, un certain nombre de gouvernements et d’organisations soit croient à ces affirmations et à leur bien-fondé, soit choisissent de s’appuyer sur cette réticence pour repousser l’adoption de mesures difficiles. La nature des délibérations du Comité d'urgence de l'OMS, qui s'est réuni pour la première fois le 23 janvier - soit trois jours après la volte-face de la Chine dans son appréciation de l’épidémie - ne nous est pas connue. Mais il semble impossible que ses membres, issus rappelons-le de la communauté scientifique, n'aient pas constaté pour leur propre compte une divergence déclarative - même s’il n'était pas diplomatiquement opportun d’incriminer la Chine. Dans la même ligne, l'OMS a alors déconseillé des restrictions générales en matière de voyages ou de commerce qui à l’époque concernaient surtout la Chine. Rien n’a été dit sur le retard pris entre le 31 décembre et le 23 janvier, en particulier en ce qui concernait  les voyages du Nouvel An chinois dans le pays et à l'étranger.

Depuis le 23 janvier, l'OMS - et son directeur général  - ont assuré une grande partie de ce qui constitue leur fonction essentielle : à plusieurs reprises, ils ont appelé à faire évoluer les politiques gouvernementales, évoquant "un risque élevé" menaçant le monde entier. Le directeur général a salué les mesures de confinement chinoises, les qualifiant de "fenêtre d'opportunité" offerte au monde : et il est clair que, cette fois-ci, il a raison. Le 23 janvier, l'OMS a recommandé un "dépistage à la sortie dans les aéroports". Le 4 février, elle a ensuite plaidé pour le partage des informations avec les gouvernements puis souligné, le 7 février, une "grave pénurie mondiale pour les équipements de protection individuelle (EPI)". Le 12 février, des lignes directrices en matière ‎de planification opérationnelle ont été publiées à destination des États. L'OMS a averti le 20 février que la fenêtre d'opportunité "pourrait se fermer", et a reconnu le "potentiel pandémique" du virus le 24 février. Elle a énuméré, le 27 février, les "questions essentielles" que "tout ministre de la Santé" devait se poser. La publication du rapport de sa mission en Chine a donné lieu à des recommandations essentiellement issues de l'approche gouvernementale et sociétale globale prise par la Chine : cette perspective est bonne au vu des progrès évidents réalisés par un pays après ses fautes initiales ! Le 5 mars, l’OMS a commencé à recommander la voie des dépistages à grande échelle, résumée plus tard par un slogan de son Directeur Général : "test, test, test !". L'Organisation a salué et relayé les politiques adoptées par la Corée du Sud - mais continue à éviter toute mention de Taiwan. L'OMS coopère désormais avec la Fondation Jack Ma afin de distribuer les masques fabriqués en Chine, où la production aurait atteint 115 millions de masques par jour, l’objectif étant d’être en capacité d'atteindre rapidement le chiffre de 200 millions.

La publication du rapport de sa mission en Chine a donné lieu à des recommandations essentiellement issues de l'approche gouvernementale et sociétale globale prise par la Chine

Si l'on regarde la chronologie et les allocutions du directeur général Tedros, sa réticence à critiquer la Chine sous quelque forme que ce soit saute aux yeux. L'accent est également mis sur la prévention de la diffusion de fake news et sur la nécessité d'éviter une surqualification de la crise : il y avait là une volonté claire d’éviter les effets de panique, et peut-être aussi la marque d’une expérience africaine directe de crises qui, bien qu’elles soient restées régionales, s’étaient avérées tout aussi difficiles. Mais les avertissements et les directives ne manquent pas, même dans les prises de parole médiatiques les plus générales.

L’heure d’établir les responsabilités viendra, et inévitablement celle des rejets de responsabilité des uns sur les autres. À ce stade, on peut déjà conclure que les performances de l'OMS ont été fortement entravées par une insuffisante communication d’informations par la Chine et par sa posture officielle de déni, à l'œuvre jusqu'au 20 janvier. Il y a eu aussi la volonté politique évidente, au sommet de l'organisation, de ne pas critiquer la Chine. La leçon que l’on peut en tirer pour le fonctionnement des organisations internationales est limpide. Et elle ne se limite pas au système des Nations Unies.

Mais il apparaît tout aussi clairement qu'une fois que la Chine a commencé à mettre en œuvre des mesures fortes pour lutter contre la contagion en provenance de la ville de Wuhan et de la province du Hubei, l'OMS a été capable de jouer un rôle de plus en plus important en coordonnant les informations disponibles et en promouvant des solutions à la crise à destination de ses 194 membres. Ceux qui préféraient faire la sourde oreille étaient libres de respecter la politisation du processus de communication de l’OMS, clairement portée par son Directeur Général, et de l’utiliser comme prétexte pour retarder leurs propres réponses à la crise. Cette excuse est parfois admissible pour les petits États, les moins développés et les moins expérimentés. Elle ne tient pas la route dans le cas de grands États membres qui participent activement aux procédures de l'OMS.

La mutualisation des efforts que l'OMS permet - même si elle n’est pas en mesure d’atteindre cet objectif par elle-même - , tout comme sa capacité à relayer les informations, les "meilleures pratiques" et des lignes directrices, restent irremplaçables. Comment limiter en son sein la capacité d’influence d'un régime autoritaire est une question permanente. Éviter la soumission préventive et interroger les vérités officielles, au lieu d’affecter de les croire, serait un bon début.
 

 

COPYRIGHT: FABRICE COFFRINI / AFP

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