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25/10/2021

Les leçons des élections irakiennes : regards internes et régionaux

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Les leçons des élections irakiennes : regards internes et régionaux
 Anne Gadel
Auteur
Ancienne directrice générale de l'Institut Open Diplomacy

L’année 2022 semble promettre des rééquilibrages importants au Moyen-Orient. À rebours du statut d’"État-tampon" qu’il porte de facto depuis l’ère post-2003, du fait de la grande porosité de sa situation interne aux soubresauts géopolitiques et aux ingérences étrangères, l’affirmation récente de l’Irak sur la scène régionale n’en est pas moindre. En contraste avec cette ambition régionale et au lendemain des résultats des élections législatives du 10 octobre, il apparaît que le paysage politique irakien est plus que jamais fragmenté : entre sunnites et chiites ; au sein même de la communauté chiite ; et entre les jeunes qui sont descendus dans la rue au mois d’octobre 2019 (le mouvement "Tishreen") et le "système". Quelles sont les leçons de ces élections, et quels pourraient en être les impacts régionaux ?

Les leçons des élections irakiennes

Une abstention record et la percée de l’esprit Tishreen : la société civile contre le système. 

Les élections du 10 octobre dernier ont été marquées par une abstention inédite. Le taux de participation oscille entre 30 % selon les observateurs de l’UE, et 41 % des inscrits selon la Haute commission électorale irakienne. La majorité de la population irakienne ayant moins de 25 ans (l’âge médian est de 21 ans), on peut analyser cette abstention comme une fracture générationnelle. Ce faible taux de participation confirme l’extrême défiance d’une partie de la population envers la classe politique et la résonance du message politique des protestataires qui sont descendus dans les rues irakiennes à l’automne 2019. Bien que de "base sociale chiite" (c’est-à-dire, selon Adel Bakawan dans Un siècle de faillite de 1921 à nos jours, d’extraction de milieux et régions chiites), les manifestants du mouvement Tishreen s’étaient mobilisés en dehors des lignes ethniques et confessionnelles pour réclamer la fin d’un système caractérisé par le confessionnalisme politique, la milicisation et l’incurie de l’État, la corruption endémique et les influences étrangères. 
 
Malgré cette abstention et en dépit de dissensions profondes au sein même du mouvement Tishreen quant à leur participation au processus électoral, la nouvelle loi électorale adoptée fin 2019 a permis une percée inédite des mouvements politiques issus de "Tishreen" et des indépendants au Parlement, qui remportent respectivement une vingtaine et 37 sièges. En dépit du revers majeur essuyé par l’Alliance des Forces Nationales de l’État, qui représente le bloc modéré s’adressant aux Tishreenis (perte de 60 sièges pour n’en obtenir que 4), ces élections assurent à ceux qui se reconnaissent dans le message des contestataires une représentation limitée, mais remarquable, au Parlement.

Au-delà de divisions sociales et générationnelles majeures, ces élections confirment l’extrême fragmentation du paysage politique irakien. 

Cela montre, malgré l’appel au boycott de certains mouvements qui se sont retournés contre l’objectif des contestataires - consolidant l’assise des partis traditionnels - et les nombreux obstacles auxquels ils ont fait face, qu’une partie de la jeune génération est en mesure de se mobiliser pour demander un changement de paradigme politique et de traduire cela en sièges à la représentation nationale. Les élus issus du vote des contestataires vont en outre acquérir une expérience pratique de la politique électorale qui leur permettra d’inscrire sur le long terme cette nouvelle dynamique politique. 

C’est un message essentiel dix ans après l’éclosion et l’échec des printemps arabes. Au-delà de divisions sociales et générationnelles majeures, ces élections confirment l’extrême fragmentation du paysage politique irakien. 

La fragmentation du camp chiite confirmée.

Le grand gagnant de l’élection est incontestablement la coalition sadriste (mouvement national irakien islamique dirigé par le chiite Moqtada al-Sadr) Sairoon, qui obtient 73 sièges, soit 19 de plus qu’en 2018. Très organisé, le mouvement a tiré parti de la nouvelle loi électorale pour enregistrer des victoires au-delà des zones qui lui sont historiquement acquises. Cette percée consacre le populisme nationaliste irakien. L’habileté politique de Moqtada al-Sadr lui a permis d’accompagner - jusqu’à un certain point - les mouvements de contestation depuis 2015 et de se faire le chantre de la lutte contre la corruption tout en faisant partie de l’équation gouvernementale. En miroir de cette victoire, fait notable : la coalition Fatah, qui regroupe la majorité des branches politiques du Hachd al-Chaabi, coalition paramilitaire formée en 2014 pour épauler l'armée irakienne dans sa lutte contre les djihadistes du groupe État islamique, a perdu 32 sièges. Ces élections signent donc la perte de l’avantage que ces branches avaient acquis en 2018, alors fortes de leur prestige de vainqueures de Daech. La coalition Fatah a pâti de dissensions internes et de la négligence des thèmes économiques et sociaux, au profit de considérations sécuritaires. Sans surprise, elle est l’instigatrice de la contestation des élections. Enfin, l’ex-Premier ministre Nouri al-Maliki, dont le long mandat avait favorisé la corruption et une division confessionnelle délétère, fait son retour au Parlement avec 35 sièges gagnés par sa coalition de l’État de Droit, avec laquelle Sadr devra donc composer.
 
Si, compte tenu de ces résultats, il y a fort à parier que le bloc sadriste fasse alliance avec la coalition sunnite Taqaddum (38 sièges) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) (33 sièges), ce sont les négociations intra-chiites qui détermineront ce jeu d’alliances. Il reviendra aussi aux sadristes de donner l’importance qui est due aux candidats issus des mouvements de contestation et aux indépendants. En tout état de cause, et à la lumière de la pratique politique en Irak des dernières années, il ne serait pas surprenant de retrouver le même trio de présidents à la tête des institutions du pays. 

Implications régionales.

"Ni Est ni Ouest"?

À l’opposé des liens organiques qui lient une partie de la nébuleuse Hachd al-Chaabi à l’Iran, Sadr porte un discours virulent contre les ingérences étrangères, développé dès son entrée dans l’ère politique post-2003. Il conserve des relations ambiguës avec Téhéran, avec laquelle il est en désaccord sur les questions régionales, notamment la Syrie. Vu de Téhéran, les réactions à cette victoire sont divisées : tandis que les réformistes craignent qu’elle aboutisse à un approfondissement des liens irako-saoudiens rétablis depuis 2015-2017, les conservateurs estiment partager certains intérêts avec Sadr, notamment l’opposition à la présence américaine. 

L’abstention record est également un indicateur pour Téhéran du rejet, par une part majoritaire de la population, d’un système qui lui a laissé l’opportunité d’affermir sa prise sur la politique et la sécurité de son voisin. L’écart est désormais visible entre la pénétration des Hachd dans l’appareil de l’État et dans l’économie irakienne, et le nombre de sièges qu’ils ont acquis au Parlement. Cela pourrait donner par ricochet une mauvaise image du gouvernement Raïssi, qui fait de l’influence en Irak un des piliers de la stratégie extérieure de la République islamique.

L’abstention record est également un indicateur pour Téhéran du rejet [...] d’un système qui lui a laissé l’opportunité d’affermir sa prise sur la politique et la sécurité de son voisin.

Malgré la déconfiture de l’Alliance des Forces Nationales de l’État, considérée comme le bloc modéré et proche des alliés arabes de l’Irak, le recul net du Fatah, la victoire de Sadr et le score estimable de Taqaddom sont observés avec satisfaction par Riyad, qui avait amorcé un rapprochement avec l’Irak dès 2015-2017, en passant par les clercs arabisants nationalistes à la faveur du départ de Nouri al-Maliki. Le positionnement nationaliste anti-iranien de Sadr en fait un allié objectif des puissances arabes du Golfe et un atout pour la stratégie saoudienne de normalisation de ses relations avec Bagdad et d’encouragement à diversifier ses alliances. 
 
Du côté de Washington, on évite surtout de donner l’impression d’intervenir dans le processus politique. Le Président Biden ne s’est exprimé qu’au travers d’une déclaration conjointe félicitant les Nations Unies pour leur rôle d’assistance et d’observation. L’attention américaine sera surtout portée à la place laissée aux partis pro-iraniens, car ils sont les plus opposés à la présence des troupes résiduelles américaines en Irak et ils détermineront la marge de manœuvre laissée à l’Iran dans les négociations nucléaires. 

Les ambitions irakiennes dans un "Nouveau Moyen-Orient". 

En tout état de cause, il importera au futur gouvernement irakien de ne pas être une monnaie d’échange dans le jeu international, et de continuer le tournant amorcé par le Premier ministre Kadhimi visant à se replacer au centre d’un jeu régional en mutation via la réactivation de la tradition médiatrice du pays. 
 
De fait, non seulement la conférence de Bagdad pour la coopération et le partenariat qui a eu lieu fin août 2021 aura été l’occasion de rencontres de plusieurs pays antagonistes (par exemple entre Qatariens et Emiriens, entre Qatariens et Égyptiens, etc.), mais le dialogue saoudo-iranien amorcé en avril dernier continue sous l’égide discret de Bagdad et pourrait aboutir à une reprise des relations diplomatiques. L’Irak entend également être moteur d’une nouvelle architecture régionale de dialogue et de sécurité autour du trio qu’il formerait avec l’Égypte et la Jordanie, pour pallier l’inefficacité du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) ou de la Ligue arabe.
 
Quant à la France, au-delà de ses priorités stratégiques (lutte contre le terrorisme, présence de ressortissants français dans les camps de prisonniers, grands contrats dans les infrastructures et l’énergie), elle profite de l’espace, même relatif, laissé par des Américains sur le départ pour affirmer sa stratégie en Irak, initiée en 2019. Jean-Yves le Drian a ainsi qualifié le pays de "pivot" et de "puissance d’équilibre". La France appuie l’Irak dans sa stratégie de retour sur la scène régionale, et veille à rééquilibrer ses relations avec toutes les communautés, comme le montre le programme de la visite du Président Macron début septembre, à l’occasion de la conférence de Bagdad. Gageons que cela constitue une force d'entraînement des Européens, qui semblent s’intéresser de plus en plus au Golfe, comme en témoigne la visite de Josep Borrell dans la région au mois de septembre. 
 
 


 
Copyright : Ahmad AL-RUBAYE / AFP

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