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02/12/2021

Le Sommet pour la démocratie de Biden, un projet en panne d’ambitions ?

Le Sommet pour la démocratie de Biden, un projet en panne d’ambitions ?
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

L’administration Biden n’a pas voulu abandonner le projet de "Sommet pour la démocratie" qui fait partie des promesses de campagne du Président et reflète la ligne directrice de sa politique étrangère : la compétition des modèles entre démocraties et régimes autoritaires. Mais à quelques jours du sommet "pour" la démocratie, dont les ambitions ont été revues à la baisse (première partie virtuelle cette année, sommet en présentiel l’an prochain), l’agenda et les objectifs demeurent flous autour de ce qui était pourtant l’une des promesses centrales de Biden. Retour sur la généalogie et les difficultés d’un projet aux ambitions diminuées.

Une promesse de campagne difficile à tenir

Les difficultés d’un grand "Sommet pour la démocratie" étaient nombreuses : quels pays inviter et sur quels critères ; comment insister sur la défense plutôt que sur la promotion de la démocratie, à la réputation ternie par le bilan désastreux des néoconservateurs de l’administration de George W. Bush ; enfin, comment défendre des idéaux démocratiques après l’assaut du Capitole le 6 janvier dernier et ses répercussions sur l’image des États-Unis à l’international. Le département d’État, en charge de la mise en œuvre, a multiplié les consultations avec les partenaires internationaux de Washington ainsi qu’avec des acteurs de la société civile : il a pris en compte les réticences exprimées en Europe et en Asie face à un projet qui aurait trop ressemblé à une "alliance des démocraties face à la Chine". L’ambition a été réduite, la communication et les objectifs aussi - mais au prix d’un objet aux contours désormais flous, et dont on perçoit mal les véritables attendus de la part de Washington. La Maison Blanche a beau répéter que ce sommet n’est pas dirigé directement contre la Chine et la Russie, cette insistance s’accorde mal avec la "compétition stratégique" qui définit son approche internationale.

L’agenda est toujours en cours de finalisation à quelques jours du sommet : des proches de l’administration insistent même sur le fait que les attentes ne doivent pas être trop élevées, et qu’il ne s’agit que d’une première étape avant un second sommet "en présentiel" annoncé pour l’an prochain. On sait que le message principal portera sur "la crise des démocraties" et qu’un élément central des discussions sera la défense d’une information libre, la résilience des sociétés civiles ainsi que la lutte contre la corruption, autre axe important de la politique étrangère de Biden censé se déployer davantage l’an prochain.

Dans son article de campagne pour Foreign Affairs (mars-avril 2020), Joe Biden plaçait la régression démocratique mondiale au centre de ses préoccupations, évoquant un grand "Sommet des démocraties" autour de trois objectifs : lutte contre la corruption ; défense contre "l’autoritarisme" ; promotion des droits de l’homme dans les pays démocratiques et ailleurs. Toujours dans cette profession de foi, le Président américain faisait du combat contre la corruption un "intérêt national vital" en ce qu’elle représentait une vulnérabilité des sociétés démocratiques face aux intérêts étrangers. Il faisait appel aux sociétés civiles et au secteur privé, soulignant en particulier la responsabilité des entreprises de la Big Tech dans la préservation des sociétés démocratiques et la protection de la liberté d’expression. Il évoquait enfin la distribution d’outils favorisant la surveillance d'État et les atteintes à la vie privée, facilitant la répression et conduisant à la diffusion de la haine, de la désinformation et de la violence. Il ne détaillait pas en revanche de stratégie précise sur la défense des droits de l’homme, un sujet pourtant au cœur de "l’affrontement des modèles" entre les États-Unis et la Chine.

La régression démocratique mondiale concerne aussi les États-Unis

Après l’assaut du Capitole du 6 janvier dernier, un débat était né à Washington sur l’opportunité de maintenir cet agenda et le Sommet lui-même. Pour certains, comme Tom Wright de la Brookings Institution, l’assaut faisait du soutien américain à la démocratie une urgence renouvelée, a fortiori au vu des dimensions transnationales et internationales du "mouvement global national-populiste". À l’inverse, James Goldgeier et Bruce Jentleson, tous deux professeurs et anciens des administrations Clinton et Obama, recommandaient dans Foreign Affairs  en janvier dernier l’abandon de l’idée, préférant un sommet exclusivement "intérieur".

Trois rapports et classements publiés cette année - celui de Freedom House, de l’Economist Intelligence Unitet de l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance (International IDEA) - ont mis en avant le recul quantifiable de la démocratie aux États-Unis en 2020 et en 2021.

75 % de la population mondiale vivrait dans un pays qui a connu une détérioration démocratique au cours de l’année dernière. 

Cette régression démocratique américaine reflète une tendance globale : le rapport de Freedom House atteste que près de 75 % de la population mondiale vivrait dans un pays qui a connu une détérioration démocratique au cours de l’année dernière. En 2020, cette régression a touché tout particulièrement des pays proches et alliés de Washington

Si les méthodes de calcul, les barèmes ainsi que les qualificatifs diffèrent, ces rapports se rejoignent sur un constat : les États-Unis ne font désormais plus partie du cortège de tête des pays les plus démocratiques au monde, et se retrouvent par exemple à la 61ème place du classement de Freedom House des démocraties mondiales. Les causes de ce recul sont multiples et parfois anciennes, mais toutes se sont accélérées depuis 2019 : le partisan gerrymandering (redécoupage électoral) américain, qui est comparé par Freedom House à ce qui se fait en Hongrie, en Jordanie ou en Malaisie, la politisation du processus de nomination et de confirmation des juges, le vote de lois à l’échelle des États rendant l’accès au vote plus difficile - qui concerne désormais 17 États selon un rapport du Brennan Center de l’Université de New York -, le poids de l’argent et des industries dans les campagnes et dans la vie législative, la corruption de la vie politique particulièrement frappante pendant l’administration Trump.

Une vieille idée américaine, un pari risqué pour Biden

Sans remonter à Woodrow Wilson ou à Theodore Roosevelt, dont se réclamaient autant les néoconservateurs que les interventionnistes libéraux des années 1990 et 2000 pour défendre la promotion de la démocratie comme facteur de prospérité et de paix internationales, l’idée de ligue ou d’alliance des démocraties a des racines anciennes aux États-Unis, et on peut rappeler le précédent de la "Communauté des démocraties" avancée par Madeleine Albright en 2000. Si cette communauté est restée un forum assez lâche, d’autres projets ont depuis été évoqués en faveur d’une coordination plus étroite, tant du côté démocrate que républicain. L’idée de concertation des démocraties a parfois trouvé des échos chez certains dirigeants européens (comme José Maria Aznar, qui défendait après l’intervention en Irak l’idée d’une OTAN mondiale réunissant des alliés sur un critère démocratique) et s’est imposé dans l’actualité dans la période récente, comme sous la présidence canadienne du G7 (déclaration de Charlevoix sur la défense des démocraties contre les menaces extérieures). L’initiative de création d’un "Sommet pour la Démocratie" renvoie donc à des propositions récurrentes, que l’on retrouve également chez Bernie Sanders et Elizabeth Warren. 

Elle n’en reste pas moins semée d’embûches. On ne s’étonnera pas de constater que le sommet a été rebaptisé "pour" la démocratie, afin de garantir plus de souplesse dans le choix des invités (il avait été question dans les premiers temps de l’administration d’un sommet "des" démocraties).

La lecture de la liste officielle traduit d’ailleurs autant les intérêts stratégiques américains que l’état de la démocratie des pays concernés : présence de la Pologne et de Taïwan, mais aussi des Philippines, du Pakistan et de l’Ukraine, absence de la Hongrie (qui s’explique par la proximité idéologique entre Trump et Orbán), et bien sûr de la Russie et de la Chine. Dans un rapport publié sur leur site, la Carnegie Endowment observe que sur les 111 pays invités au Sommet, 77 sont qualifiés de "libres" par Freedom House, 31 sont "partiellement libres" et 3 ne sont "pas libres".

La lecture de la liste officielle traduit d’ailleurs autant les intérêts stratégiques américains que l’état de la démocratie des pays concernés.

Il est révélateur que les ambassadeurs chinois et russe à Washington aient pris la plume ensemble (fait rare) dans le magazine National Interest pour dire tout le mal d’une initiative à laquelle ils n’ont pas été conviés, arguant qu’"aucun pays n'a le droit de juger le paysage politique mondial, vaste et varié, à l'aune d'un seul critère" - sans toutefois évoquer l’assaut du 6 janvier, que les médias russes et chinois avaient pourtant abondamment commenté. L’invitation de Taïwan en revanche - qui ne sera pas représenté par sa présidente Tsai Ing-wen contrairement à un grand nombre de pays mais par son représentant diplomatique de facto aux États-Unis, Hsiao Bi-khim - a suscité une levée de boucliers de la part du régime chinois.

Le choix d’un événement organisé uniquement en ligne, certes en partie du fait de la pandémie, le flou concernant les objectifs ainsi que le peu de détails fournis à moins d’une semaine du "Sommet" traduisent nettement la baisse d’ambitions de ce qui aurait dû être le grand Sommet de la première année de présidence Biden. On peut y voir la prise en compte des réticences exprimées par de nombreux alliés et partenaires des États-Unis, en Europe comme en Asie face à ce qui s’annonçait comme une "alliance des démocraties face à la Chine". La préoccupation chinoise de l’administration Biden n’a pas disparu, mais sa mise en œuvre politique s’est dessinée tout au long de l’année dans des formats plus restreints, que ce soit au sein du Quad du côté de l’Indopacifique ou via le Trade and Technology Council (TTC) pour ce qui concerne la relation transatlantique et les enjeux numériques face au modèle "techno-autoritaire". Dès lors, on a l’impression que le sommet de la semaine prochaine (9 et 10 décembre) sera davantage une série de déclarations de chefs d'État, peut-être même préenregistrées, et une conversation avec les sociétés civiles dans laquelle Washington s’efforcera de ne pas se poser en donneur de leçons - au prix d’un événement qui conduira sans doute à peu d’avancées concrètes, si ce n’est l’annonce de nouvelles initiatives sur la lutte contre la corruption l’année prochaine. 

Il faut rappeler que l’état de la démocratie en Amérique est un sujet de préoccupation et d’inquiétude profonde pour l’administration actuelle, le parti démocrate, et pour beaucoup d’Américains. Il est clair que le président Biden ne souhaitait pas renoncer à sa promesse de campagne de tenir ce sommet dans sa première année de mandat ; par ailleurs, il fallait un accent sur la démocratie et les droits de l’homme après la débâcle du retrait d’Afghanistan, ou certains renoncements de la politique étrangère, face à la Russie par exemple. Il reste un sommet aux ambitions réduites et à l’agenda imprécis, dont le principal objectif semble être surtout de réaffirmer l’importance des valeurs démocratiques - quitte à ce que la mise en œuvre concrète se poursuive ailleurs, dans des formats plus réduits et plus efficaces.

 

Co-écrit avec Marin Saillofest, assistant chargé d’études au programme États-Unis.

 

Copyright : Samuel Corum / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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