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17/12/2019

Le Drian à Prague : un discours dans le vide ?

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Le Drian à Prague : un discours dans le vide ?
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

Renouer le fil d’une relation abîmée par des années d’incompréhension est souvent une mission difficile, pour laquelle les bonnes intentions sont une condition nécessaire, mais pas toujours suffisante. Jean-Yves Le Drian s’y est essayé, vendredi 6 décembre, en prononçant à Prague un discours adressé, au-delà de l’auditoire d’un colloque de sciences sociales consacré à l’année 1989, à l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale envers laquelle la France a fait souvent preuve, depuis trente ans, d’indifférence ou de mépris. Exercice délicat, rendu plus complexe encore par le télescopage des temporalités : celle du quinquennat, et de la nécessité, deux ans après le discours de la Sorbonne, d’en faire enfin la pédagogie dans une région de l’Europe où la France espère prendre à revers l’immobilisme allemand ; celle de l’année du trentenaire de 1989, où la France a jusqu’ici brillé par son absence dans le concert des commémorations, au risque de laisser croire que cette histoire-là n’était pas encore totalement la sienne ; et celle d’une crise de nerf diplomatique et politique dans des pays que la folle séquence de l’ouverture à la Russie, du blocage de l’élargissement de l’UE et de l’entretien à The Economist a laissés incrédules et groggy.  

Le discours délivré par le chef de la diplomatie française est beaucoup plus qu’un exercice de damage control, et mérite bien qu’on s’y arrête. Jamais un haut responsable français n’avait signifié aussi clairement que la page des années Chirac était tournée, et que l’époque où les élites parisiennes regrettaient d’avoir eu la faiblesse de laisser entrer "l’Europe de l’Est" dans le club des vrais Européens, était révolue. La France ne considère pas les nouveaux États membres entrés en 2004 comme des intrus mais comme des membres de la famille européenne à part entière. "Je préfère le mot de réunification de l’Europe, qui nous rapproche, à celui d’élargissement, qui nous éloigne les uns des autres", explique le ministre des Affaires étrangères, qui prend le temps d’une autre précision sémantique d’importance : "l’Europe « de l’Est » n’a jamais existé. C’est une création artificielle de la guerre froide. Ce n’est pas une division pertinente née de l’histoire longue européenne". L’heure est donc à l’humilité, pour une France qui semble comprendre que les nations de l’Europe centrale et orientale n’ont pas rejoint l’Union européenne pour saisir les occasions de se taire, mais pour y faire entendre leur voix.

"Je préfère le mot de réunification de l’Europe, qui nous rapproche, à celui d’élargissement, qui nous éloigne les uns des autres", explique Jean-Yves Le Drian.

Cette opération de déminage historique, salutaire en soi, sert aussi un but politique précis : proposer aux nations d’Europe centrale et orientale l’ambition européenne du discours de la Sorbonne, que l’Allemagne, plus de deux ans après, continue d’ignorer. C’est dans une autre enceinte académique prestigieuse, l’Université Charles, fondée en 1348, que Le Drian relaie la parole présidentielle, et y insère l’exercice commémoratif : "avec 1989, pour la première fois, l’Europe, longtemps privée d’une partie essentielle d’elle-même, a la chance de devenir l’acteur de son histoire et plus seulement son sujet".

À Prague, Jean-Yves Le Drian est donc venu replacer la rupture de 1989 dans la perspective de la construction de cette souveraineté européenne que le président français ne cesse d’invoquer depuis son élection. La liberté que l’Europe a retrouvée il y a trente ans n’a de sens que si elle s’en saisit enfin pour décider de son propre destin.

L’exercice implique un ajustement politique de taille : renoncer à la mise en scène de l’opposition manichéenne entre "progressistes" et "nationalistes", qui jouait sur le registre subliminal de l’exclusion symbolique des Européens de l’Est trop vite retournés à leurs vieux démons pré-démocratiques, et adresser un "je vous ai compris" à ceux pour qui la souveraineté nationale revêt un caractère sacré. "1989, je le sais, marque aussi le recouvrement de l’indépendance et de la souveraineté pour tous les pays auparavant sous le joug soviétique", et la France se veut aujourd’hui "attentive aux réticences qui s’expriment ici ou là vis-à-vis de la notion de « souveraineté européenne »". Il faut prendre le temps d’expliquer que cette souveraineté européenne n’est pas la négation de la liberté des nations, mais son dépassement hégélien, "la possibilité pour chaque État de rester indépendant dans un monde où la rivalité des puissances se fait sentir dans tous les domaines". Une souveraineté à construire en priorité dans deux domaines auxquels le ministre consacre un long développement : la sécurité et la défense d’une part, le numérique et la technologie de l’autre.

Reste alors une question qui n’est pas subsidiaire : quelle a été la réception de ce discours par ceux à qui il était réellement destiné ? On en cherche en vain la trace dans l’espace numérique et médiatique de la région. Et à parler aux acteurs du débat public les plus actifs de ces pays, s’impose le sentiment d’une parole adressée dans le vide. "J’ai dû manquer cela", répond le directeur du think tank polonais de référence en matière de politique européenne. Un chercheur hongrois, en charge de l’analyse de la politique française dans un think tank de relations internationales à Budapest, n’en a eu connaissance que par l’ambassade de France. Le directeur du principal think tank slovaque, actif dans l’ensemble de la région, n’en avait pas non plus entendu parler, et me demande candidement : "dans quel forum a-t-il adressé ce message ?"

De fait, il existe dans cette région de l’Europe des événements de haut niveau où les responsables politiques, économiques et intellectuels font l’effort de se rendre pour échanger et écouter, comme le forum de Globsec à Bratislava, où Emmanuel Macron avait un temps prévu de se rendre en juin dernier. L’année 2019 n’a pas non plus manqué de célébrations où la France aurait pu s’unir à cette mémoire plurielle de 1989 qu’évoque Jean-Yves Le Drian. Choisir de célébrer cet anniversaire en s’adressant à des intellectuels pragois, est-ce vraiment sortir de Saint-Germain des Prés ?

Choisir de célébrer cet anniversaire en s’adressant à des intellectuels pragois, est-ce vraiment sortir de Saint-Germain des Prés ?

Et s’attendre à ce que les peuples et les dirigeants d’Europe centrale prêtent attention à un ministre français venu intervenir lors d’un colloque universitaire franco-tchèque, n’est-ce pas faire preuve de cette déconnexion des réalités avec lesquels on prétend justement rompre ?

Mais si ce discours n’a pas été entendu, c’est aussi qu’à l’inattention qui caractérisait jusqu’ici l’attitude française s’est ajoutée depuis cet été une série de chocs qui achèvent de rendre la parole de la France presque inaudible. Avant de reconstruire notre capacité à adresser une parole, il faut prendre conscience de l’étendue des dégâts causés par les décisions et initiatives présidentielles, et, fondamentalement, commencer à écouter - et pas seulement à dire qu’on a compris. Plutôt que de reproduire le geste du discours solennel et fondateur, faire l’effort d’une présence régulière là où les Européens du centre et de l’est se rassemblent pour discuter de l’avenir de notre continent. Dieu merci, ils ne nous attendent pas pour cela, et eux aussi ont des choses à nous dire. À nous, Français, de les entendre enfin.

 

Copyright : Michal CIZEK / AFP

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