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05/07/2021

La voie étroite de l'Europe face à Viktor Orbán

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La voie étroite de l'Europe face à Viktor Orbán
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"Le tact dans l'audace c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin", disait Jean Cocteau. En promulguant une loi répressive et rétrograde sur l'homosexualité, le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a-t-il été trop loin ? Ou bien nous tend-il un piège, en choisissant délibérément une thématique sociétale chargée d'émotions ? Il peut se présenter comme à l'avant-garde d'une contre-révolution en matière de moeurs.

On pourrait résumer sa stratégie ainsi : "Soyons sérieux, vous n'avez guère réagi lorsque je me suis engagé dans un travail de sape systématique des fondamentaux de la démocratie libérale : équilibre des pouvoirs, indépendance de la justice, liberté de la presse, droits des migrants. Et maintenant, vous redécouvrez la centralité de la notion de l'Europe des valeurs à partir de la question de la place de l'homosexualité dans nos sociétés !"

De fait, tout se passe, comme si l'Union européenne, qui ne s'était guère émue des attaques systématiques et répétées du régime hongrois contre l'État de droit, se réveillait soudain, comme par un effet de rattrapage. La défense des grands principes du libéralisme politique paraissait bien abstraite, comparée aux droits des communautés LGBT.

Un Est toujours plus réactionnaire

Il y a un peu plus de vingt ans, en 2000, la question des valeurs semblait plus centrale. Alors que le parti d'extrême droite de Jörge Haider arrivait au pouvoir à Vienne, dans un gouvernement de coalition avec la droite, la question de l'exclusion de l'Autriche de l'Union européenne avait fait l'objet d'un vif débat. L'Autriche, un membre à part entière de l'Union, n'était-elle pas atteinte par une forme de gangrène politique incarnée par l'extrême droite ?

Pour éviter que la contagion ne gagne l'ensemble du corps européen, il fallait procéder à l'amputation du bras autrichien. Ce choix douloureux et radical ne fut pas retenu, et quelques années plus tard, le parti de Haider, entraîné par la chute de son leader, connut de très sérieux revers de fortune, avant de renaître sous des formes plus acceptables, au moins en apparence.

Quelles leçons peut-on tirer de ce passé récent ? Il n'y a pas si longtemps (un peu plus d'un siècle) l'Autriche-Hongrie ne faisait qu'un. En 2021, le contraste entre l'ex capitale d'un immense empire, Vienne, et celle de la nation magyare, Budapest, ne saurait être plus grand. Certes, Vienne donne toujours l'impression de flotter dans des habits trop grands pour elle. Mais la ville est ouverte à la modernité et curieuse de tout.

Sous l'ère Orbán, en dépit de la courageuse résistance de la partie la plus éclairée de sa population, Budapest ne vit plus - c'est le moins que l'on puisse dire - à l'heure de Vienne. Comme si par un mystérieux mouvement de plaques tectoniques, la ville qu'aimait tant Sissi impératrice d'Autriche s'était déplacée vers un Est toujours plus réactionnaire et éloigné du centre de l'Europe.

Une doctrine Biden

On peut penser que l'Union se réveille bien tard et que sa mollesse, ses hésitations et ses divisions, ont encouragé Viktor Orbán à aller toujours plus loin dans la provocation. Plus la situation sanitaire et économique de son pays est difficile, plus le Premier ministre hongrois cherche à consolider son camp pour se maintenir au pouvoir. Il utilise le bouc émissaire de l'étranger hostile, de l'Union envahissante qui entend imposer, non seulement ses lois, mais plus encore le "laxisme éhonté" de ses mœurs, à un pays fier de son comportement "traditionnaliste".

On peut penser que l'Union se réveille bien tard et que sa mollesse, ses hésitations et ses divisions, ont encouragé Viktor Orbán à aller toujours plus loin dans la provocation. 

Orbán sait que sur la question de l'homosexualité, la grande majorité de ses électeurs pense comme lui. Lors des élections présidentielles de 2004 aux États-Unis, George W. Bush l'avait emporté dans un état traditionnellement démocrate comme l'Illinois, grâce aux votes des cols bleus qui voulaient punir leur parti de son soutien aux mariages entre personnes du même sexe. Mais c'était il y a presque vingt ans. Les sensibilités ont changé, les mentalités se sont ouvertes. Ce qui paraît inacceptable aujourd'hui, ce sont les préjugés, calculés ou réels, du dirigeant hongrois.

Il serait prématuré de se réjouir de la fin des populismes en prédisant la chute imminente des tenants de la "démocratie illibérale". Il ne faut enterrer Viktor Orbán en Hongrie, ni même le Rassemblement national en France. Pourtant - même si un proche d'Orbán, le slovène Janez Jansa (le "Maréchal Twito") prend la tête de la présidence tournante de l'Union pour les six mois à venir - le ciel s'assombrit pour les populistes.

Après la défaite de Trump, une doctrine Biden commence à émerger aux États-Unis. Elle met l'accent sur la priorité à donner à la défense des valeurs démocratiques. En Israël, le "complice privilégié", sinon le mentor, de Viktor Orbán, Benjamin Netanyahou, a quitté le pouvoir. Il est probable qu'il ne reviendra pas aux affaires de sitôt. Comme dans un jeu de chaises musicales, la peur et l'espoir commenceraient-ils à changer de camp ?

Fermeté et clarté

Reste que pour l'Union européenne, la voie est étroite. Ne rien faire face aux provocations d'Orbán, c'est montrer le peu de cas que nous faisons de ces valeurs qui nous définissent et que nous agitons comme des petits drapeaux à tout moment.

À l'inverse, suivre le Premier ministre hongrois dans le piège qu'il nous tend, avec cette diversion tactique anti LGBT, c'est prendre le risque de consolider l'emprise qu'il exerce sur ses concitoyens. Son objectif principal est-il de réviser la Constitution et de permettre ainsi un transfert des fonds publics vers des fondations privées, contrôlées par le pouvoir en place, pour constituer un État dans l'État qui survive aux aléas de la politique ?

L'Union européenne doit faire preuve de fermeté et de clarté sur les principes.

L'Union européenne doit faire preuve de fermeté et de clarté sur les principes. Comme le dit le Premier Ministre de Belgique, Alexander de Croo : "Être homosexuel n'est pas un choix, être homophobe l'est."

Ne pas tomber dans le piège d'Orbán signifie d'abord ne pas faire injure à l'avenir. Il y a et il y aura de la vie en Hongrie, au-delà du régime en place actuellement. Si on ne saurait soutenir économiquement, un régime si transgressif, il convient par contre d'apporter une aide ferme, constante et discrète, à l'opposition démocratique et libérale hongroise. Elle reviendra au pouvoir un jour.


Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 04/07/2021)

 

Copyright : JOHN THYS / AFP / POOL

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