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13/05/2019

La diplomatie à l'envers de Vladimir Poutine

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La diplomatie à l'envers de Vladimir Poutine
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Vouloir déstabiliser les démocraties occidentales comme semble vouloir le faire le leader russe en soutenant l'Iran, la Syrie ou encore les populistes en Europe est une erreur. La vraie menace pour la Russie vient de l'Est, notamment de la Chine. À terme, elle devra s'appuyer sur l'Europe et les Etats-Unis pour contenir son dangereux voisin.

Les célébrations du 8 Mai en France ont été discrètes. C'est peu de dire qu'il n'y avait pas grand monde sur les Champs-Elysées. On aurait presque pu utiliser la formule de Tristan Bernard qui - au dos des billets d'une de ses pièces de théâtre qui n'avait guère de succès - ajoutait : "Venez armés, l'endroit est désert." Tel n'était pas le cas le 9 mai à Moscou où la Russie de Poutine célébrait en grande pompe le 74e anniversaire de sa victoire sur le nazisme. La célébration de la victoire sur l'Allemagne nazie en 1945 est plus complexe en France qu'en Russie. Est-ce bien notre victoire ou avant tout celle de nos alliés ?

Glorification excessive

Du côté russe, à l'inverse, la victoire sur l'Allemagne nazie est le grand moment de "rédemption historique" de la Russie au XXe siècle. On ne saurait la célébrer avec assez de faste. Mais cette glorification excessive du passé peut constituer un obstacle à la compréhension des enjeux du présent et de l'avenir.

Il existe de fait un contraste trop grand entre la manière dont la Russie perçoit son rôle dans le monde et les cartes qui sont objectivement les siennes.

Elle ne permet pas une juste prise en compte des forces réelles dont dispose un pays à un moment donné. Il existe de fait un contraste trop grand entre la manière dont la Russie perçoit son rôle dans le monde et les cartes qui sont objectivement les siennes. Même si les qualités indéniables de tacticien de Vladimir Poutine peuvent faire illusion et donner aux Russes l'impression flatteuse mais dangereuse aussi qu'ils sont "plus" qu'ils ne sont en réalité. Il y a des limites objectives à l'autosuggestion et l'autopromotion.

De fait, la Russie est partout. Elle n'est pas, comme l'affirmait Barack Obama, dans une formule inutilement humiliante, une simple puissance régionale. Elle fait entendre sa voix "différente", du Venezuela où elle soutient le régime de Nicolás Maduro, jusqu'en Syrie où elle a défendu avec succès celui de Bachar Al Assad, sans oublier l'Iran, où elle dénonce les pressions excessives des Etats-Unis contre les Mollahs.

Un interventionnisme préoccupant

C'est pourtant en Europe que "l'interventionnisme" russe est le plus préoccupant, sinon le plus visible. Que souhaite Moscou ? Retrouver son statut international par la peur que la Russie inspire ? "Vous me craignez, donc j'existe à nouveau." Son ambition est-elle autant idéologique que stratégique ? Par un retournement, qui serait ironique s'il n'était troublant, met-elle ses pas dans ceux de la Chine, entendant démontrer avec Beijing la supériorité des modèles autoritaires centralisés sur les illusions démocratiques de l'Occident ?

Si tel est bien le cas, la Russie ne privilégie pas seulement la nature de son régime, mais choisit sa géographie, confirmant ainsi la thèse de l'historien d'origine allemande Karl Wittfogel (1896-1988), qui parlait de "despotisme oriental" pour qualifier la nature du pouvoir russe.

Pourtant, sur un plan géopolitique, dans un monde caractérisé par la montée en puissance de la Chine et le retrait partiel de l'Amérique, l'Europe et la Russie devraient tout naturellement se rapprocher. Pour la Russie, la menace vient de l'Est. Son ambition majeure ne devrait pas être de déstabiliser les démocraties occidentales mais d'équilibrer la puissance chinoise. Le concept "d'alliance des régimes autoritaires" ne résiste pas plus à l'examen que celui d'"alliances des démocraties" lancé par les Etats-Unis à l'orée du XXIe siècle et qui a montré ses limites au Moyen-Orient. Pour faire le poids face à la Chine, la Russie a besoin de l'Europe et des Etats-Unis. C'est elle qui se trouve en première ligne avec une des plus longues frontières internationales au monde avec la Chine. En voulant affaiblir et diviser l'Europe - en y encourageant la montée des populismes - la Russie se trompe. Elle joue le jeu de Beijing, pas le sien. Diviser pour régner n'a pas de sens, si le grand bénéficiaire de votre action est celui qui constitue la plus grave menace à terme pour vous.

Le beurre et l'argent du beurre

Un rapprochement entre l'Europe et la Russie est donc légitime, nécessaire même. Pour peu qu'il se déroule selon un mode d'action clair et soit encadré par des principes simples. Il ne s'agit pas, pour l'Europe, de trahir ses valeurs.

Un renversement d'alliances tel qu'il pouvait s'en produire dans la diplomatie d'Ancien Régime n'a tout simplement pas de sens. On n'échange pas l'Amérique pour la Russie, comme la France pouvait le faire de la Prusse pour l'Autriche en 1756. La Russie doit comprendre qu'elle ne peut pas "avoir le beurre et l'argent du beurre". L'Union européenne ne va pas embrasser la main qui l'empoisonne.

Un rapprochement entre l'Europe et la Russie est donc légitime, nécessaire même.

À plusieurs reprises déjà, des tentatives d'ouverture vers Moscou ont eu lieu depuis la fin de la Guerre froide. Au milieu des années 2000, la France n'avait-elle pas conçu le projet d'une double protection offerte à Kiev, celle de l'Occident d'un côté, celle de la Russie de l'autre, ce qui revenait à une "neutralisation" de facto de l'Ukraine ? Sur de nombreux sujets, le dialogue avec Moscou peut et doit reprendre, de l'est de l'Europe au Moyen-Orient. Mais cela suppose un code de bonne conduite entre "Européens", les Russes inclus. Poutine comprendra-t-il où se trouvent ses intérêts à long terme ? La balle est dans son camp.

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 13/05/19)

Copyright : YURI KADOBNOV / AFP

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