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30/11/2021

Inde : les lois agricoles sèment le trouble

Trois questions à Christophe Jaffrelot

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Inde : les lois agricoles sèment le trouble
 Christophe Jaffrelot
Expert Associé - Inde, Démocratie et Populisme

C’est la date symbolique du 19 novembre, anniversaire de la naissance du fondateur du sikhisme, Guru Nanak, qu’a choisi Narendra Modi pour faire une annonce historique : celle de l’abandon de trois lois de la réforme agricole qu’il défendait depuis près d’un an. Ces lois, censées réformer un secteur clé de l’économie indienne qui compte pour 15 % du PIB national, avaient réussi l’exploit de mobiliser contre elles, massivement et durablement, les agriculteurs indiens. Les récentes annonces du Premier ministre doivent-elles donc être perçues comme un tournant dans l’ère de gouvernance Modi ? Pour l’Institut Montaigne, Christophe Jaffrelot est revenu sur l’opposition rencontrée par ces trois lois, et sur l’implication politique de l’abandon acté par Narendra Modi.

Le 19 novembre 2021, le Premier ministre indien Narendra Modi annonçait l'abrogation de trois lois de la réforme agricole face à une opposition déterminée. Quels étaient les éléments phares de cette réforme agricole qui avait été votée en septembre 2020 ? 

Ce qu’on appelle, en Inde, les "farmers laws" portaient sur trois points principaux, traités chacun à travers un texte législatif spécifique. Il s’agissait premièrement de supprimer l’obligation de constituer des stocks de produits agricoles, sauf en cas de "circonstances exceptionnelles", deuxièmement de permettre aux paysans de vendre leurs produits dans des lieux (y compris virtuels grâce au e-commerce) autres que les marchés régulés par l’État et troisièmement d’introduire des formes de "contract farming" permettant aux fermiers de recevoir des avances (notamment au moment des semailles) de la part de firmes agro-alimentaires s’engageant ensuite à leur acheter leur production. Ces mesures de libéralisation du secteur agricole étaient présentées par le gouvernement comme destinées à promouvoir l’investissement privé dans un secteur souffrant d’une faible productivité (faute, notamment, de travaux d’irrigation et d’effort de mécanisation).

Les organisations paysannes se sont montrées d’emblée hostiles à ce nouveau cadre législatif. Elles ont tout d’abord demandé à ce que l’application de prix planchers y soit inscrite.

Les organisations paysannes se sont montrées d’emblée hostiles à ce nouveau cadre législatif. Elles ont tout d’abord demandé à ce que l’application de prix planchers y soit inscrite.

Les fameux "Minimum Support Prices" qu’applique l’État indien depuis des décennies leur semblaient, en effet, la meilleure façon d’échapper à la domination des firmes qu’ils pensaient en passe de dominer le marché des produits agricoles. Le gouvernement leur a opposé une fin de non-recevoir. L’inquiétude s’est d’autant plus répandue ensuite que les milieux agricoles ont découvert que figuraient Reliance (l’entreprise de Mukesh Ambani, l’homme le plus riche de l’Inde) et le groupe Adani (de Gautam Adani, le deuxième homme le plus riche de l’Inde) parmi les conglomérats indiens intéressés à trouver des relais de croissance dans l’agriculture.

Les paysans craignaient qu’entrer dans une relation contractuelle avec ces firmes les placeraient dans une situation de dépendance qui allait dégrader encore leur condition socio-économique déjà très précaire. D’où leur mobilisation, surtout dans les États proches, voire limitrophes, de Delhi que sont le Punjab, l’Haryana et l’Uttar Pradesh. Pendant un an, des milliers de paysans ont manifesté et se sont relayés sur les piquets de grève autour de la capitale indienne. Plusieurs centaines d’entre eux sont morts de maladies (en contractant le Covid-19 ou du fait des conditions atmosphériques) ou de formes très variées de répression.  

Cette annonce du Premier ministre marque un tournant après près d'un an de manifestations massives à travers le pays. Comment expliquez-vous cette volte-face décisionnelle historique de la part du régime en place ? 

La persistance d’un mouvement paysan aussi massif, qui allait célébrer son premier anniversaire sans montrer de réels signes d’essoufflement, faisait courir un risque politique majeur au gouvernement de Narendra Modi. Au début de l’année 2022, des élections régionales auront en effet lieu au Punjab et en Uttar Pradesh. Il s’agit de scrutins très importants pour le BJP, le parti au pouvoir à New Delhi qui gouverne aussi l’Uttar Pradesh. Ce dernier est le plus grand État de l’Inde. Ses élus représentent un pourcentage important du collège électoral appelé à désigner les parlementaires siégeant à la chambre haute du pays, dont le rôle est presque aussi grand que celui de la chambre basse. Le BJP s’efforce depuis des années d’y être majoritaire, mais n’est pour l’instant que le premier parti dans cette assemblée.

Au-delà de cet enjeu, le BJP, qui n’a pas réussi à conquérir le moindre État nouveau depuis les élections régionales de 2017, ne peut pas se permettre de perdre l’Uttar Pradesh sans donner l’impression que sa popularité décline, une idée déjà alimentée par les ratés de la politique sanitaire lors de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19 et de la crise économique associée, qui se traduit par des taux de chômage record. Dans ce contexte, le retrait des "farmers laws" vise à limiter les pertes en sièges dans les zones rurales.     

La persistance d’un mouvement paysan aussi massif [...] faisait courir un risque politique majeur au gouvernement de Narendra Modi.

Depuis sa prise de pouvoir en 2014, Narendra Modi n'avait jamais du faire face à une opposition d'une telle ampleur, à la fois par sa taille et par sa durée. Les partis d’opposition, à l'instar du Parti du congrès, s’en sont d'ailleurs saisis. L'annonce de l'abrogation s’est faite quant à elle juste avant l'anniversaire du vote de la réforme, à l'occasion duquel d'importantes manifestations étaient anticipées. Quelles sont les implications politiques de cette abrogation inédite pour le régime de Modi en Inde ?

Les partis d’opposition sont plutôt restés en retrait au cours de cette année de mobilisation paysanne qui a surtout vu renaître de ses cendres un syndicalisme agricole qui n’arrivait plus à fédérer ses troupes et à faire entendre sa voix depuis les années 1980. Pour les partis d’opposition, trois questions se posent aujourd’hui : le mouvement qui vient de remporter une victoire en effet historique a-t-il donné naissance à un "vote paysan" susceptible de s’exprimer contre le BJP au profit de formations comme le Congrès au Punjab (où ce parti est encore au pouvoir, mais divisé) ou le Parti Socialiste en Uttar Pradesh ? Les élections de 2022 apporteront un important élément de réponse à cette question. Dans un second temps, et au-delà de la question paysanne, il s’agira de voir pour l’opposition, si elle est en mesure de remettre à l’honneur un programme politique reposant sur des enjeux socio-économiques. Le BJP a imposé au cours des sept dernières années un répertoire identitaire exploitant les clivages religieux et capitalisant sur le nationalisme hindou. Si les électeurs ré-évaluent leurs priorités et s’intéressent davantage à des questions comme les inégalités - qui se sont beaucoup accrues depuis 7 ans -, la fin du deuxième mandat de Narendra Modi risque d’être d’une teneur différente et le mouvement des fermiers apparaîtra alors, rétrospectivement, comme un tournant.

Pourtant, Narendra Modi ne manque pas de ressources. Il va sans doute utiliser la session parlementaire qui s’ouvre pour reprendre la main en proposant une autre réforme de l'agriculture en concertation avec les mouvements paysans. Ce que cet épisode révèle d’ailleurs, c’est la capacité de Modi à faire de la politique et à faire marche arrière quand il le faut. Ceci dit, il a campé sur ses positions pendant très longtemps dans cette affaire, et renouer le dialogue avec les fermiers risque d’être difficile... 

 

Copyright : Xavier Galiana / AFP

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