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11/02/2019

Face au Brexit, un Royaume toujours plus désuni

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Face au Brexit, un Royaume toujours plus désuni
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne tourne à l'obsession chez les Britanniques, qu'ils soient favorables ou opposés au Brexit.

"Le Palais prévoit des plans d'évacuation pour la reine et la famille royale, en cas d'émeutes qui suivraient l'absence d'accord sur le Brexit." Initialement, il s'agissait d'un plan conçu à l'époque de la guerre froide. Mais, le week-end dernier, ce titre accrocheur du Sunday Times était le sujet de toutes les conversations à Oxford où je me trouvais pour un mariage. Comme quoi la perspective d'un divorce peut monopoliser tous les esprits, même dans le contexte joyeux de la célébration d'une union.

À quelques semaines de la date fatidique du 29 mars, les Britanniques semblent partagés entre surprise et déception. En Grande-Bretagne même, depuis le référendum de juin 2016, les divisions n'ont fait que s'aggraver entre partisans et opposants du Brexit, alors que, à Bruxelles, les vingt-sept autres membres du club européen sont demeurés parfaitement unis entre eux, sur cette question au moins.

Attendez 2040 pour juger !

Les Britanniques ont beau souligner l'absence totale de violence physique dans leur débat - "Nous ne sommes pas en France, quand même !" -, les divisions entre les deux camps se sont approfondies. Les tenants du Brexit continuent de parler de "liberté" avec lyrisme. "Attendez 2040 pour juger !", me disait la semaine dernière un de mes amis britanniques. "Le Brexit va libérer les énergies du Royaume-Uni. Vous serez surpris par le résultat.

Comme par l'effet d'un aimant, on revient inéluctablement au Brexit, au grand désespoir de beaucoup de Britanniques, et à l'exaspération d'une majorité de "Continentaux".

Un autre de mes amis, ferme opposant au divorce, lui répliquait : "De toute façon, si le Brexit a lieu, en 2040, il n'y aura plus de Royaume-Uni ! L'Ecosse aura quitté la Grande-Bretagne bien avant." Et un troisième d'ajouter, plus sombre encore : "Pour le monde de la démocratie classique, le Brexit aura été la mère de toutes les défaites. C'est ce vote qui a ouvert la voie à l'élection de Trump. Mais les Américains eux, peuvent dépasser cette parenthèse populiste. Les Britanniques se sont engagés dans une impasse, dont ils ne pourront jamais pleinement sortir. Et s'ils en sortent, à quel coût."

En cet hiver 2019, c'est un curieux mélange de passion et d'ennui qui domine la Grande-Bretagne. On n'y parle que de sortie de l'Union européenne de manière obsessionnelle. Pourtant, on aimerait passer à autre chose, traiter de sujets importants comme la Chine ou la dégradation du système de santé. Mais, comme par l'effet d'un aimant, on revient inéluctablement au Brexit, au grand désespoir de beaucoup de Britanniques, et à l'exaspération d'une majorité de "Continentaux". "Il y a une place spéciale en enfer pour ceux qui ont défendu le Brexit sans avoir la moindre ébauche d'un plan", a dit Donald Tusk, le président de l'Union, avant de rencontrer Theresa May à Bruxelles.

L'obsession du départ

Son agacement est plus que compréhensible. En Grande-Bretagne, chaque événement sportif, chaque film, chaque exposition devient l'occasion d'un commentaire sur le Brexit. Que l'Angleterre l'emporte spectaculairement sur l'Irlande à Dublin dans le tournoi des Six Nations, et les Anglais anti-Brexit de noter que "l'équipe de la Rose" est plus efficace en matière de rugby que ne l'est Theresa May en matière de négociation. Mais les gouvernements européens sont restés unis derrière l'Irlande. Face à la force de 27 packs, que peut faire le pack anglais ?

Au cinéma, le triomphe du film "La Favorite" qui relate la vie de la dernière des Stuart, la reine Anne, s'accompagne de comparaisons sans fin entre le climat de l'Angleterre du début du XVIIIe siècle et celui qui règne aujourd'hui. Même atmosphère de complot, mêmes divisions entre clans, même méchanceté intrinsèque : tout y est, apprécient les amateurs de références historiques.

En Grande-Bretagne, chaque événement sportif, chaque film, chaque exposition devient l'occasion d'un commentaire sur le Brexit.

À la British Library, l'équivalent de notre Bibliothèque nationale, une grande exposition s'achève dans quelques jours sur les royaumes anglo-saxons et leur unification avant la conquête normande en 1066. La qualité exceptionnelle des objets d'art et des manuscrits présentés peut conduire à renforcer le nationalisme des Britanniques : "Notre civilisation était grande et sophistiquée dès le VIIIe siècle : nous n'avons aucun complexe d'infériorité à avoir par rapport au continent européen ou à l'Islam." Et l'exposition de se conclure sur cette phrase : "C'est grâce aux Anglo-Saxons que l'anglais est resté la langue du pays" après le XIe siècle. Et c'est lui qui est devenu la langue du monde, et non le français. On pourrait tirer la leçon politique inverse quand on voit la richesse et l'intensité des échanges entre les royaumes saxons et l'empire de Charlemagne ou la papauté, et dire : "C'était déjà l'interaction entre eux et nous qui faisait notre grandeur et notre créativité."

Roulette russe

C'est précisément cette question du maintien de l'ouverture ou de l'éventuel rétablissement des frontières qui est au coeur de la problématique irlandaise. Une question qui semble aussi impossible à résoudre que pouvait l'être celle du Schleswig-Holstein dans l'Europe de la seconde moitié du XIXe siècle. Dépasser la question des frontières entre l'Irlande du Nord et l'Irlande, consolider le climat de paix et de réconciliation entre les deux parties, ou remettre en cause l'acquis précieux d'hier ?

Les divisions au sein du Parti conservateur, l'aveuglement des unionistes d'Irlande du Nord, les petits calculs électoralistes du Parti travailliste, la détermination responsable (sur cette question au moins) de Bruxelles : les plaies du passé sanglant de l'Irlande - qui ne sont pas pleinement cicatrisées - menacent de se rouvrir à tout moment. On joue avec le feu sur cette question des frontières.

Dans une atmosphère délétère, chaque camp se prépare à blâmer l'autre pour la responsabilité d'un échec qui semble inévitable. On a même l'impression désormais que chaque camp souhaite un échec, qui conduirait à un nouveau référendum pour les opposants au Brexit et à une sortie sans pénalités pour ses partisans : "Que voulez-vous, il n'y a pas eu d'accord, pourquoi et qui devrions-nous payer ?" Chacun, de fait, prend ses désirs pour des réalités.

Une sortie de l'Union sans accord, suivie de nouvelles élections, qui risquent de ne rien résoudre compte tenu des divisions profondes au sein de la société britannique, on se rapproche irrésistiblement du scénario catastrophe.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 11/02/19).

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