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22/03/2021

En Syrie, c'est aussi un peu de la démocratie occidentale qui s'est éteinte

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En Syrie, c'est aussi un peu de la démocratie occidentale qui s'est éteinte
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

"C'est pire qu'un crime, c'est une faute". Alors que l'on célèbre tristement le dixième anniversaire du début de la guerre civile en Syrie, la formule attribuée à Boulay de la Meurthe, vient tout naturellement à l'esprit. On ne saurait certes comparer l'exécution du duc d'Enghien par Napoléon, en 1804, avec l'abandon du peuple syrien par le monde occidental au début du XXIe siècle. Mais dans les deux cas, la faute commise n'est pas seulement éthique, elle est avant tout politique. Il ne s'agit pas seulement de valeurs, mais d'intérêts. En faisant fusiller un prince innocent, Napoléon créait un martyre et retournait contre lui une opinion européenne, sinon une noblesse française, qu'il commençait à "apprivoiser".

En abandonnant à son sort un pays et un peuple dont le seul crime était, à l'heure des "Printemps arabes", de ne pas se résigner à la brutalité, l'inefficacité et la corruption d'un régime despotique, les démocraties occidentales accéléraient leur processus de déclin historique.

Dénonçant l'aveuglement de la classe politique britannique à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Winston Churchill leur avait dit : "Vous aurez le déshonneur, puis la guerre". De la même manière en Syrie, dans notre aveuglement, nous avons eu "le déshonneur puis le chaos", avec notre incapacité à comprendre que le maintien du régime prolongeait le chaos.

"Le terrain de jeu de Dieu"

[La Syrie] a le profond sentiment d'être devenu, pour le monde du XXIe siècle, ce qu'était la Pologne pour l'Europe du XVIIIe siècle : le "terrain de jeu de Dieu". 

Quasiment rasée par les bombardements américains dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, la ville de Saint-Lô fut décrite comme la "capitale des ruines". Bachar Al Assad mérite aujourd'hui le surnom de "despote des ruines". Après dix années de combats meurtriers qui ont fait près de 400 000 morts, et déplacé plus de la moitié de la population syrienne, il a réussi à se maintenir au pouvoir grâce à la pusillanimité et l'absence de vision stratégique des uns et la détermination et l'absolu cynisme des autres. Mais Assad règne sur un pays détruit, fragmenté, désespéré, qui a le profond sentiment d'être devenu, pour le monde du XXIe siècle, ce qu'était la Pologne pour l'Europe du XVIIIe siècle : le "terrain de jeu de Dieu", sinon le champ d'expérimentation des armes nouvelles.

Le peuple syrien n'attend plus rien de la communauté internationale. Il a fait le deuil de tout espoir venu de l'extérieur. Son sentiment d'abandon est total. La seule question qu'il se pose encore est celle du pourquoi. Pourquoi un tel manque d'empathie et d'intérêt à ses souffrances, à l'heure de la révolution de l'information ? Personne ne pouvait prétendre ignorer ce qui se passait en Syrie.

La réponse à la question tient en trois mots : ignorance, préjugé et, plus encore sans doute, peur. Complètement à l'ombre d'un régime qui réduisait toute forme d'opposition et de sécession, à coups d'armes chimiques et d'attentats ciblés, la société civile syrienne était devenue "invisible" et ce depuis si longtemps, au moins depuis la prise du pouvoir par la famille Assad en 1970. Il existait d'un côté un régime exceptionnellement brutal, et de l'autre un peuple, un peu mystérieux et secret, que l'on choisissait de ne pas distinguer de son régime, pour ne pas se retrouver devant des dilemmes compliqués.

La seule composante de ce peuple que l'on retenait, c'était bien sûr son élément le plus familier, les chrétiens d'Orient. Un choix compréhensible, mais éthiquement, et plus encore politiquement, contestable, s'il conduisait à fermer les yeux sur l'utilisation de l'arme chimique par le régime contre ses citoyens. Comme si tous les morts n'étaient pas égaux. Enfin, et surtout, il y avait la peur de Daech et de tous les islamistes.

L'échec de Barack Obama

L'absence d'empathie est une chose, l'absence de vision stratégique en est une autre. Dans le cas de la Syrie, l'une a mené directement à l'autre. Lors de son arrivée au pouvoir en 2017, le président Macron a eu une formule malheureuse, en précisant que "le régime d'Assad, contrairement à Daech, n'était pas l'ennemi de la France". Comme si la France, pays de la liberté et des droits de l'homme, pouvait ne pas être l'ennemi d'un président qui gazait ses citoyens ?

Au côté du peuple syrien, qui est bien sûr la principale victime du conflit, il y a des perdants multiples et si peu de vainqueurs. Il n'est pas facile de hiérarchiser les fautes et les erreurs commises.

Mais le président Barack Obama figure très haut sur cette liste. En refusant de faire respecter la ligne rouge qu'il avait lui-même fixée, en ne sanctionnant pas (ou si peu) l'utilisation de l'arme chimique contre son peuple par le régime syrien, le président des États-Unis est devenu complice de ses crimes. Héritant des excès dans l'autre sens de son prédécesseur George W. Bush, il lui était certes difficile de prendre le risque d'une intervention militaire de grande envergure.

L'absence d'empathie est une chose, l'absence de vision stratégique en est une autre.

Mais en ne marquant pas le coup, par des frappes aériennes punitives, il a donné le sentiment de baisser les bras. Une attitude d'autant plus coupable qu'elle succédait à des années d'affirmations vides de sens. De Washington à Paris en passant par Jérusalem, les dirigeants du monde occidental ne se relayaient-ils pas pour annoncer, comme aurait pu le faire un disque rayé, la fin imminente et inéluctable du régime de Bachar Al Assad ? Il suffit d'un seul moment de négligence, ou d'égarement, pour perdre la légitimité et la crédibilité que l'on a mis des années à construire.

Dans le camp des vainqueurs, on retrouve la Russie et les trois puissances régionales non arabes du Moyen-Orient : l'Iran, la Turquie et de manière un peu paradoxale, Israël, qui a bénéficié doublement de la fragmentation régionale croissante et de la peur unificatrice de l'Iran. Dans le camp des "vaincus", l'absence de vision stratégique n'a fait que refléter une absence de clarté morale.

En abandonnant le peuple syrien à son destin tragique, les démocraties occidentales n'ont pas seulement trahi leurs valeurs mais leurs intérêts. Le drame syrien restera comme un accélérateur de la perte de confiance en l'Occident démocratique.


Avec l'aimable autorisation des Echos (mise en ligne le 21/03/2021)

Copyright : Omar HAJ KADOUR / AFP

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