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18/12/2019

Élections au Royaume-Uni : "Let It Be"!

Interview croisée de Ben Judah et Georgina Wright

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Élections au Royaume-Uni :
 Ben Judah
Research Fellow au Hudson Institute
 Georgina Wright
Directrice adjointe des Études Internationales et Expert Résident

Le 12 décembre dernier, Boris Johnson a été élu Premier ministre et le Parti conservateur a obtenu la majorité absolue au Parlement. Il s’agissait, pour le Royaume-Uni, de la troisième fois que se tenaient des élections générales en quatre ans. Elles n’ont pas manqué de soulever plusieurs questions : quelle signification peuvent avoir ces résultats pour le Brexit ? Dans quelle mesure la question du Brexit a-t-elle pu être un facteur décisif dans ces élections ? Qu’est-ce que les citoyens britanniques peuvent désormais attendre de la nouvelle relation entre le Royaume-Uni et l'Union européenne (UE) ? Que dit le scrutin sur la société britannique d’aujourd'hui ? Le journaliste franco-britannique Ben Judah et Georgina Wright, Senior Researcher sur le Brexit à l’Institute for Government, nous apportent des éléments de réponse.

Quelle est la signification des résultats de ces dernières élections britanniques pour le dossier du Brexit ?

GEORGINA WRIGHT

Les résultats de ce scrutin montrent qu'il s'est agi d'une "élection Brexit" nourrie par une fatigue généralisée du Brexit. Le Parti conservateur a obtenu une majorité écrasante - la plus importante depuis Margaret Thatcher -, en faisant la promesse de mener à bien le Brexit (Get Brexit done!) d'ici le 31 janvier et d’être ainsi fidèle au résultat du référendum de 2016. Ce message a connu des échos particulièrement forts parmi les sièges "Leave" (partisans d’une sortie du Royaume-Uni de l’UE) du parti travailliste dans le nord-est de l'Angleterre. La position des travaillistes sur le Brexit - dossier sur lequel le parti a promis de renégocier un accord avec l'UE puis d'organiser un référendum - n'a pas réussi à mobiliser les électeurs du "Remain" (rester dans l’UE) et lui a coûté le soutien de nombreux électeurs partisans du "Leave". Ce fut également une soirée importante pour le Scottish National Party (SNP), qui a remporté 48 sur 55 sièges en Écosse. On peut sérieusement s’interroger sur la cohésion future du Royaume-Uni, surtout si l'Écosse continue de faire pression en faveur d'un nouveau référendum sur la question de son indépendance.

BEN JUDAH

L’écrasante victoire de Boris Johnson marque symboliquement la fin, pour la vie politique britannique, de cette interminable année 2016 : depuis trois ans et demi, le pays n’a cessé de s’opposer, ce au sein des deux partis politiques principaux, à ce fameux référendum sur l’Europe. Le scrutin a abouti à la victoire totale des forces du "Leave" et à la défaite tout aussi totale des forces du "Remain". Pire que cela, pour ceux qui portent encore le nom de "Remainers", cette défaite est loin d’être terminée. Dans les années à venir, les deux principaux partis verront dans le Brexit la source de leur triomphe électoral pour les uns, et celle de leur désespoir pour les autres. Non seulement les conservateurs mettront-ils au crédit de ce succès électoral de la classe ouvrière blanche, l’impact de la question du Brexit, mais de surcroît le Parti travailliste, en particulier sa gauche des Millenials, attribue-t-il déjà sa défaite à son dilemme sur cette question.

Le Remain s’apprête désormais à rentrer dans l’histoire en tant qu’élément s’ajoutant aux nombreuses grandes causes perdues du Royaume-Uni.

Ce dilemme peut être résumé par le fait que le parti travailliste n'est pas parvenu à concilier son besoin d'attirer les militants pro-Remain, les villes, les classes professionnelles et les jeunes électeurs d’une part avec d’autre part le désir d’un Brexit ressenti dans ses fiefs traditionnels. Le Remain s’apprête désormais à rentrer dans l’histoire en tant qu’élément s’ajoutant aux nombreuses grandes causes perdues du Royaume-Uni. Et en ce qui concerne désormais une campagne Rejoin (partisans d’une réintégration du Royaume-Uni à l’UE après le Brexit), ma conviction profonde est qu’il n’y a plus d’espoir que le Parti travailliste puisse porter cette position - avant même d'avoir commencé à la porter.

Quelles sont les attentes des citoyens britanniques à l'égard des nouvelles relations entre le Royaume-Uni et l'UE ?

GEORGINA WRIGHT

C'est évidemment difficile à dire sans tomber dans la généralisation. Mais l’issue de ces élections montre clairement que, dans l'ensemble, les électeurs britanniques veulent passer à autre chose et ont exprimé leur lassitude face à l'impasse générée par la question du Brexit au Parlement. Il n'est pas certain que la plupart des électeurs soient conscients des défis qui les attendent : l'UE a déjà clairement fait savoir qu'elle estimait que la négociation et l’adoption d’un accord commercial dans un délai de 11 mois était un objectif extrêmement ambitieux. 2020 sera une année mouvementée, la plupart des options de sortie restant encore fermement sur la table : soit un Brexit plus souple ("softer Brexit"), soit un accord très basique, soit pas d'accord ("no deal"). Le fait de bénéficier d’une généreuse majorité au Parlement signifie que le Premier ministre dispose d'une plus grande marge de manœuvre : après tout, il n'a plus besoin de compter sur tous ses députés pour adopter un accord sur le Brexit au Parlement et peut se permettre d'en décevoir certains. Ceci dit, la force qui est la sienne au Parlement ne signifie pas qu'il obtiendra nécessairement l'accord qu'il veut de Bruxelles. L’issue des négociations dépendra des ambitions que se donnera le Premier ministre, de ce que l'UE sera prête à offrir en retour et de la question de savoir si les négociations pourront être achevées à temps.

BEN JUDAH

Boris Johnson, armé d'une majorité très confortable, aura l’occasion de définir exactement ce que le Brexit signifie. Désormais, avec le Brexit, le Royaume-Uni quittera certainement à la fois l'union douanière et le marché unique. Mais, comme beaucoup d'autres l'ont souligné au cours de cette campagne, si le Parti conservateur veut asseoir son hégémonie sur les sièges des petites villes ouvrières blanches, traditionnellement travaillistes, il doit aussi devenir "leur" parti ; cela vaut aussi pour la représentation des intérêts économiques de cet électorat. Ces électeurs ne s'attendent tout simplement pas à ce que les années à venir fassent subir une grave détérioration à l'économie locale de leur région. Je pense que le Premier ministre tâchera de conclure un accord commercial avec l'UE qui soit équitable, avec juste ce qu’il faut de divergence par rapport aux règles et standards européens. Cela lui permettra d’aboutir simultanément à la conclusion d'un accord commercial avec les États-Unis, afin de minimiser les perturbations dans l'industrie, le commerce des biens et les lignes d'approvisionnement passant par ces villes.

Que nous apprennent ces élections sur le Royaume-Uni d’aujourd'hui ?

GEORGINA WRIGHT

L’impact de ce scrutin dépassera largement les simples relations du Royaume-Uni avec l'UE. Le Premier ministre a désormais le pouvoir de remanier la politique intérieure sans avoir à compter sur tous ses députés ou sur les voix de l'opposition. Ces élections soulèvent également de sérieuses questions quant à l'avenir du Parti travailliste et à l'état de l'Union. Nicola Sturgeon, Première ministre écossaise, a déjà annoncé que le Scottish National Party ferait pression en faveur d’un référendum sur l'indépendance de l’Écosse.

Les fractures sociales et la question des valeurs, tout comme le Brexit, sont en train de devenir les nouvelles lignes de fracture de la vie politique britannique.

Dans le même temps, l'avenir de l'Irlande du Nord est lui aussi ouvertement débattu. En vertu de l'accord de retrait actuel, l'Irlande du Nord sera déjà soumise à davantage de règles et de réglementations communautaires que le reste du Royaume-Uni. Cela montre que le pays reste divisé, mais non plus pour des raisons économiques. Les fractures sociales et la question des valeurs, tout comme le Brexit, sont en train de devenir les nouvelles lignes de fracture de la vie politique britannique.

BEN JUDAH

Les partisans du Parti travailliste et les partisans vaincus du camp Remain se sont empressés de dire que la victoire de Boris Johnson suggérait la quasi-certitude de l’hypothèse d’une indépendance écossaise, compte tenu de l’incroyable poids du Parti nationaliste écossais, qui a plaidé, non sans un certain air de défi, en faveur d’un maintien au sein de l'UE. On parle moins du fait que l'indépendance devient, pour l’Écosse, bien plus délicate et plus coûteuse d’un point de vue économique une fois le Brexit passé. Dans la mesure où le Royaume-Uni quittera à la fois l'union douanière et le marché unique, toute frontière future entre l'Angleterre et l'Écosse devra être une "frontière dure", aussi dure que toutes les autres frontières extérieures de l'UE, et sans aucun traité comme l'accord du Vendredi saint signé avec l'Irlande du Nord, qui oblige les deux parties à garder une frontière ouverte. Pour les nationalistes écossais, le scénario cauchemardesque serait que le Brexit tue non seulement le corbynisme mais aussi leur rêve d'indépendance, en rendant la rupture bien plus dure et bien plus porteuse de perturbations d’un point de vue économique, que ce que les électeurs pourraient endurer. Ce d'autant plus que dans le cadre de sa demande d’adhésion en tant qu’État dissident, l'Écosse risque de buter contre le veto espagnol (qui sera un signal envoyé par l’Espagne à la Catalogne) ; elle risque aussi de devoir s'engager à rejoindre un euro très impopulaire. Les promesses nationalistes d'une frontière ouverte, d'une adhésion facile à l'UE et du maintien de la livre sterling - voire même la tenue d’un autre référendum - risquent à l’avenir d'être présentées comme des chimères inaccessibles.

 

Copyright: DANIEL SORABJI / AFP

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