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08/04/2020

Covid-19 : le système de sécurité sociale américain à l’épreuve

Covid-19 : le système de sécurité sociale américain à l’épreuve
 Robert C. Lieberman
Auteur
Professeur de sciences politiques à l'université Johns Hopkins

La propagation du Covid-19 révèle les profondes faiblesses de la politique sociale américaine et de son filet de sécurité sociale : vulnérabilité du système de santé, manque de congés maladie payés et structure fédérée du système de politique sociale.

En temps de crise, une nation se tourne vers ses dirigeants afin d’en obtenir honnêteté, détermination et réconfort. Mais au détriment de ces vertus, le président Trump a abordé la pandémie mondiale de Covid-19 avec son mélange caractéristique d’ineptie, de mensonge et de narcissisme. Vers qui les américains en quête de leadership se sont-ils tournés durant cette crise ? En grande partie vers leurs gouverneurs, dont beaucoup ont fait entendre des voix de raison et d’urgence : Mike DeWine de l’Ohio, Gavin Newsom de Californie, Larry Hogan du Maryland et Jay Inslee de Washington me viennent à l’esprit, entre autres. (Il convient de noter que tous les gouverneurs n’ont pas aussi bien réussi. Par exemple, Gina Raimondo de Rhode Island a tenté de fermer les frontières de son État aux personnes venant de New York. Ron DeSantis, gouverneur de Floride et proche allié du président, semblait plus soucieux de protéger les beach parties du Springbreak que la santé publique de sa population). Comment ce penchant pour un leadership décentralisé pourrait-il façonner la réponse américaine à la crise ?

Au niveau national, ces derniers jours et semaines ont révélé l’impact macro-économique de la pandémie. Jamais, ni en 1929, ni en 2008, l’économie américaine n’avait plongé aussi rapidement et précipitamment dans ce qui sera certainement une profonde récession. En deux semaines à peine, neuf millions d’Américains ont déposé de nouvelles demandes d’allocations chômage, effaçant (voire inversant) ainsi la croissance cumulée de l’emploi des trois premières années de l’administration Trump. Et les pertes d’emploi vont se poursuivre : selon les estimations des économistes, le taux de chômage au deuxième trimestre 2020 se situerait entre 15 et 30 %, atteignant ainsi le taux le plus élevé jamais enregistré aux États-Unis. De même, les prévisionnistes s’attendent à ce que le PIB des États-Unis diminue fortement pendant le reste de l’année 2020 et peut-être même au-delà.

Jamais, ni en 1929, ni en 2008, l’économie américaine n’avait plongé aussi rapidement et précipitamment dans ce qui sera certainement une profonde récession.

Le gouvernement fédéral américain a commencé à répondre à la crise économique imminente à travers une politique monétaire et fiscale. La Réserve fédérale a baissé les taux d’intérêt à un niveau proche de zéro, tandis que le Congrès a adopté un plan de relance de 2 000 milliards de dollars, avec la possibilité que d’autres mesures soient prises dans un futur proche.

Néanmoins, le coût humain du virus, qui s’élève à plus de 230 000 cas confirmés et 5 000 décès au 2 avril, commence à peine à être pris en compte. Il est de plus en plus évident que la pandémie révélera de profondes faiblesses au sein de la politique sociale américaine et de son filet de sécurité sociale.

Ces faiblesses se manifestent de différentes manières. Le point faible le plus évident est sans doute le système de santé américain. Le manque cruel d’infrastructures et d’équipements révèle en partie cette fragilité, et menace la capacité du système à prendre soin de tous les habitants du pays qui tomberont malade. La pénurie de tests fiables, de respirateurs artificiels, d’équipements de protection et de lits de soins intensifs freinent la réponse à la crise. L’Institute for Health Metrics and Evaluation de l’Université de Washington estime qu’au plus fort de la pandémie, les États-Unis manqueront de près de 90 000 lits d’hôpitaux et de près de 20 000 lits de soins intensifs. Comme les rapports venant de la ligne de front de la pandémie commencent à le montrer, ces pénuries mettent en danger la vie des patients et des professionnels de santé.

En outre, dix ans après l’adoption de la loi sur les soins abordables (Affordable Care Act ou ACA), de nombreux Américains n’ont toujours pas d’assurance maladie. Malgré l’augmentation spectaculaire de la couverture d’assurance maladie depuis l’adoption de l’ACA, près de 28 millions d’Américains (ce qui représente environ 8,5 % de la population américaine totale), demeurent sans assurance. Compte tenu de l’augmentation alarmante du chômage, ce nombre va très certainement croître dans les semaines et mois à venir, notamment parce que l’administration Trump a refusé d’ouvrir une période d’inscription spéciale pour que les citoyens puissent souscrire à l’assurance maladie dans le cadre de l’ACA. De plus, comme le précise un récent rapport de la Kaiser Family Foundation, de nombreux Américains non assurés occupent des emplois les exposant à un risque élevé d’infection au Covid-19, dans des secteurs tels que la restauration, la vente au détail, le transport ou encore la santé.

L’accès à l’assurance maladie accroît les inégalités face aux conséquences du coronavirus pour les personnes non-assurées. La principale mesure légale de cette pandémie, adoptée par le Congrès et signée par le Président Trump la semaine dernière, prévoit la diffusion à grande échelle de tests gratuits de dépistage au Covid-19. Mais un test gratuit n’est pas synonyme d’un test accessible. Les Américains non-assurés sont jusqu’à quatre fois plus susceptibles de ne pas avoir de médecin traitant et trois fois plus enclins à ne pas avoir recours à une assistance médicale par crainte de coûts trop élevés. Sans accès régulier aux soins, ces patients risquent de renoncer à ces tests de dépistage et donc ne pas avoir recours aux soins nécessaires.

De plus, la législation ne couvre pas les coûts de traitements pour le Covid-19. Les patients non-assurés qui contractent la maladie et reçoivent un traitement auront probablement des facture médicales très élevées. Une estimation suggère que le coût direct du traitement Covid-19 pourrait se situer entre 42 000 et 74 000 dollars par patient. De plus, le système complexe d’assurance maladie américain signifie que même les patients bénéficiant d’une assurance maladie privée pourraient devoir débourser plus de 1 000 dollars de leurs poches, et jusqu’à un sur cinq pourrait faire face à des frais non couverts par leur assurance (pour des services effectués par des prestataires non reconnus par leur compagnie d’assurance).

Les Américains non-assurés sont jusqu’à quatre fois plus susceptibles de ne pas avoir de médecin traitant et trois fois plus enclins à ne pas avoir recours à une assistance médicale par crainte de coûts trop élevés.

Une autre faiblesse de la politique sociale américaine révélée par la pandémie est l’absence de rémunération pendant les congés maladie pour la plupart des travailleurs américains. Même si la plupart des grandes entreprises offre cette mesure, la législation nationale ne l’impose pas, bien que onze États (dont le district de Columbia) exigent son application. L'absence de congés maladie rémunérés est un double problème. De toute évidence, cela impose des difficultés économiques aux travailleurs qui doivent s'absenter parce qu'ils tombent malades. Les travailleurs non-couverts par une assurance maladie ont plus de probabilité d’exercer une profession qui ne prévoit pas de rémunération pour arrêt maladie. Ils sont donc réticents à s’absenter pour raisons médicales, de peur de perdre une partie de leur salaire, voire de perdre leur emploi.

En incitant les travailleurs à poursuivre leur activité professionnelle même lorsqu'ils sont malades, l'absence d'une politique uniforme de congé maladie engendre un risque important pour la santé publique, en particulier face à l’épidémie mondiale d'une maladie très contagieuse. Ainsi, la tendance des salariés à travailler même malades a certainement ralenti les efforts de contrôle de la pandémie, voire a contribué à la propagation du virus. L’État fédéral a récemment légiféré sur la mise en place d’une rémunération obligatoire pour tous les congés maladies. Cette mesure est temporaire et s'achèvera fin 2020.

Le coup de grâce au filet de sécurité sociale déjà fragile pourrait venir de la structure fédérée des États-Unis.

À bien d'autres égards, la pandémie va tester la capacité de résistance du système social américain qui n’a pas été mis à l’épreuve depuis les premières années de la Grande Dépression. À mesure que le chômage se propage, les Américains ne pourront plus payer leur loyer ou leurs crédits, et rencontreront des difficultés pour subvenir à des besoins primaires comme la nourriture ou les médicaments. Les systèmes déjà fragiles d’aides sociales (logement, nourriture, services sociaux…) seront mis à l'épreuve, peut-être jusqu'au point de rupture.

Le coup de grâce au filet de sécurité sociale déjà fragile pourrait venir de la structure fédérée des États-Unis. La plupart de ces services cruciaux ne sont pas fournis par le gouvernement fédéral mais par chaque État, dont les finances déjà fragiles seront encore plus sollicitées par la crise. Le gouvernement fédéral peut plus facilement emprunter afin de financer des dépenses exceptionnelles pour affronter la situation. En revanche, les États ne peuvent pas faire face à ce type de dépenses imprévues, car ils sont tenus d'équilibrer leur budget chaque année. Avec l'accroissement de la crise, la demande de services et les coûts augmenteront. Les dépenses pour frais de santé représentent déjà le poste budgétaire le plus élevé, et avec l'augmentation de ces coûts, les États devront arbitrer avec d’autres postes comme l’éducation, l’aide au logement et d’autres services sociaux. Alors que l'économie ralentit, les États sont déjà confrontés à de graves pénuries de revenus ; dans le seul État du Massachusetts, par exemple, une estimation montre un manque à gagner pouvant atteindre 750 millions de dollars pour l'année en cours, avec des baisses plus importantes encore les années suivantes. Le gouvernement fédéral pourra aider les États à combler leur déficit budgétaire mais les États continueront à assumer une grande partie des coûts indirectement ou directement liés aux impacts du Covid-19.

Ainsi, alors que de nombreux gouverneurs comblent le manque de leadership créé par l’absence de la Maison Blanche, leur capacité à atténuer la crise finira par échouer, à moins que le gouvernement fédéral ne se décide à intervenir.

 

 

COPYRIGHT: KENA BETANCUR / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / GETTY IMAGES VIA AFP

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