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18/10/2021

Ce gaz russe qui "pollue" l'Europe

Ce gaz russe qui
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La dépendance de l'Europe au gaz russe ouvre une autoroute de pressions à Moscou, observe le géopolitologue Dominique Moïsi. Face au chantage du Kremlin, le Vieux Continent ne peut plus, comme il le faisait encore hier, compter sur la protection américaine.

"Winter is coming". C'est au sens le plus littéral du terme que Vladimir Poutine - sans jamais faire directement référence à la célèbre série "Game of Thrones" - vient de rappeler aux Européens leur dépendance par rapport au gaz russe. Son message est d'une parfaite simplicité et peut se résumer ainsi : "Si vous ne voulez pas mourir de froid, arrêtez de critiquer la Russie."

Alternant le froid et le chaud, Vladimir Poutine s'est empressé quelques jours plus tard de "rassurer" les Européens. "Nous ajusterons toujours l'offre à la demande… pour peu bien sûr que vous vous engagiez sur des contrats d'approvisionnement à long terme." Ces dernières précisions ne trompent personne. De fait, dans sa brutale candeur initiale, le maître du Kremlin aboutit à un résultat concret. Il élargit à la géopolitique, le concept d'énergies polluantes. Autrement dit : il n'y a pas seulement de l'eau dans le gaz, il y a de la géopolitique.

Dépendance énergétique

Le mot de pollution ne doit pas seulement mesurer l'impact négatif des énergies fossiles sur la planète. Il décrit également l'état de dépendance dans lequel se trouvent des nations qui ont pour fournisseurs des régimes, le plus souvent, autoritaires.

Lutter contre la "pollution géopolitique" commence bien sûr par réduire sa dépendance à l'égard de ces énergies fossiles qui sont doublement polluantes. Un mix énergie nucléaire/énergie renouvelable apparaît, sur un plan strictement rationnel, comme la réponse la plus adaptée. Mais elle n'est pas, politiquement et émotionnellement, possible pour tous.

De fait il existe une contradiction spectaculaire entre l'objectif de lutte contre le réchauffement climatique et la passion antinucléaire. Le rejet de l'atome place ses pourfendeurs dans une dépendance nocive à l'égard de régimes qui sont non seulement parmi les plus grands pollueurs de la planète mais qui ont aussi, sur les questions de société, des vues à l'exact opposé des "Verts".

Intérêts nationaux

Réduire notre dépendance à l'égard de pays comme la Russie, l'Algérie (sinon le Qatar et la Norvège qui sont beaucoup moins "invasifs" que les deux premiers cités) est une exigence tout à la fois difficile et insuffisante. Il n'est plus besoin de démontrer sa nécessité, après le caractère plus qu'explicite du chantage russe. Mais la dépendance à l'égard de l'énergie fossile apparaît pourtant si confortable, même si elle est de plus en plus coûteuse. Et ce surtout pour un pays comme l'Allemagne, qui a fait une croix sur le nucléaire.

La dépendance à l'égard de l'énergie fossile apparaît pourtant si confortable, même si elle est de plus en plus coûteuse.

Le projet, très avancé, de gazoduc entre la Russie et l'Allemagne - Nord Stream 2 - n'est pas seulement une humiliation pour les Ukrainiens. Il est la démonstration qu'à Berlin - en dépit de la (re) conquête de la Crimée et des actions de déstabilisation de la Russie dans le Donbass - les considérations économiques, énergétiques sinon domestiques l'emportent sur toutes les autres : même et surtout celles de nature stratégiques.

Mais comment échapper à la quasi-dictature du charbon, dans un monde que l'on a rendu post-nucléaire et qui est encore largement pré-énergies renouvelables, et ce sans faire appel au gaz russe ? Berlin a ouvert une autoroute face aux pressions de Moscou.

Absence de stratégie commune

Ce n'est pas seulement le gaz russe qui constitue une menace pour l'indépendance de l'Union et sa liberté d'action et de pensée. "Les chars soviétiques sont à deux étapes du Tour de France cycliste", disait le Général de Gaulle en 1947, décrivant de manière imagée et pédagogique la réalité d'une guerre froide qui s'aggravait alors. En 2021, la menace a changé d'outils, mais pas nécessairement d'intensité. Les attaques cyber, les chaînes et réseaux de désinformation "russes" se sont simplement substitués aux chars soviétiques. Mais pour en être plus indirecte, la menace n'en est pas moins aussi réelle.

Le fond du problème est que l'Europe se refuse même à penser stratégiquement. Et quand elle le fait, procède-t-elle toujours avec le réalisme ou le doigté nécessaire ? Le cas de la France est particulièrement intéressant. Alors que l'on ne saurait plus nourrir le moindre doute sur les intentions inamicales de Moscou, est-il raisonnable pour Paris de mettre en avant son intention de relancer le dialogue bilatéral avec la Russie ?

Face au chantage énergétique russe, l'Europe ne peut plus, comme elle le faisait encore hier, compter sur la protection américaine.

"La France ne serait-elle pas trop ouverte à l'égard de la Russie et trop dure à l'égard de la Grande-Bretagne ?". On pourrait résumer ainsi la perception que de nombreux pays européens se font de notre diplomatie. À ce résumé un peu lapidaire, il faudrait ajouter des commentaires du type : "C'est une bonne idée : si seulement elle ne venait pas de Paris !"

Nue et affaiblie

Nous sommes dans une période d'entre deux mondes. Face au chantage énergétique russe, l'Europe ne peut plus, comme elle le faisait encore hier, compter sur la protection américaine. Elle se retrouve non seulement nue, mais affaiblie par la guerre de tranchées qui se développe entre elle et le Royaume-Uni. Paris et Londres ne se parlent pas (pas encore ?) comme le feraient Londres et Moscou, mais on n'en est pas si loin.

Paradoxe du temps présent : c'est au moment où Moscou agite le chiffon rouge de la fermeture de l'approvisionnement en gaz, que Paris menace Jersey de coupures partielles d'électricité ! Cela doit bien amuser les Russes.


Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 17/10/2021).

 

Copyright : Ozan KOSE / AFP

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