À l'époque, beaucoup ont critiqué le "présidentialisme" de Blair et son "gouvernement sur canapé" (sofa government) - allusion à la façon dont Blair prenait conseil auprès d’un groupe officieux et restreint de conseillers au détriment de son cabinet. Le pouvoir croissant des "spin doctors", ses conseillers en communication, porte-paroles d'une interprétation positive des événements auprès des médias, a également fait l'objet de nombreuses critiques. Mais c'est bien la rivalité du duo qui, sans aucun doute, a eu le plus d’impact sur le fonctionnement du cabinet. La concurrence entre ces deux protagonistes à la direction du gouvernement britannique a cristallisé le pouvoir autour d'eux, court-circuitant le reste du cabinet. Force est de constater que, lorsque Blair s'est retiré et que Brown est resté seul en lice, le cabinet a repris une certaine importance.
Cela n'aurait probablement pas eu une telle incidence si, grâce à un débat rigoureux et une répartition du pouvoir entre leurs camps respectifs, la compétition entre Blair et Brown avait mené à une meilleure conduite de la politique, comme le prétend Geoff Mulgan. Or, c’est loin d’être le cas. En réalité, cette rivalité a parfois conduit chacun des deux hommes à accumuler trop de pouvoir dans sa sphère. Brown a sans doute été le ministre des Finances le plus puissant de l’histoire britannique moderne. Blair, quant à lui, a consacré les dernières années de son mandat de Premier ministre à un programme de politique étrangère extrêmement controversé - marqué par la guerre en Irak notamment. Le désastre irakien peut être attribué à une multitude de défaillances, sans oublier qu’il y a eu d’autres "gros bonnets" impliqués dans la prise de décision, comme le ministre britannique des affaires étrangères Jack Straw. Reste que l'investissement de Blair dans la politique étrangère, au moment même où son programme de politique intérieure se trouvait dans l'impasse sous les tirs de barrage de Brown, n’est certainement pas un hasard.
De fait, voici à quoi Brown attribue, dans ses Mémoires, son incapacité à remettre en question l’invasion en Irak :
"En 2002 et 2003, j’étais sur la voie d’un affrontement avec Tony sur trois sujets : l’euro, le système de sécurité sociale et les frais de scolarité. Tous ces débats étaient en cours au moment de la décision à prendre concernant l’Irak. Empêtré dans ces batailles, j’ai été, à tort ou à raison, soucieux d’éviter une quatrième zone de conflit."
Il y a lieu de soupçonner que cette analyse rétrospective l'arrange - d’autres ministres, comme Robin Cook et Clare Short, ayant démissionné en 2003 à cause de l'Irak. Il n'en demeure pas moins que le processus qui a fait de Blair le principal responsable de l’engagement militaire en Irak - sans qu’aucun contrôle véritablement efficace ailleurs dans l'exécutif n’y ait fait obstacle - est un autre exemple de la façon dont le tandem Blair-Brown a rendu possible la concentration malsaine du pouvoir entre leurs mains, chacun défendant son pré carré.
Un modèle édifiant ?
Le dysfonctionnement de la relation Blair-Brown est dû, dans une certaine mesure, au mix de leurs personnalités : d’un côté, le naturel fuyant et la tendance au complexe messianique de Blair ; de l’autre, le fameux caractère irritable et le comportement dominateur, parfois brutal, de Brown. Et leur amitié passée n’a fait qu’aggraver la toxicité de leurs rapports, comme le rappelle Blair dans son autobiographie :
"Gordon et moi avons été quasi-inséparables pendant plus de dix ans. Nous avons été plus proches que deux politiciens l'ont jamais été. Ce n'était pas seulement une relation politique, nous étions amis. Plus tard, quand la situation est devenue compliquée, puis tendue, et finalement dangereuse, l'arrachement a été d'autant plus violent que notre intimité avait été si réelle. "
Les leçons à tirer du cas Blair-Brown peuvent, plus largement, concerner tout duo au sommet de la politique. Tout d'abord, si un partenariat peut, en théorie, empêcher la concentration du pouvoir autour d’une seule et même personne, rien ne le garantit pour autant. Un tandem politique surpuissant, avec chacun son propre fief, risque de saper les contrôles et les équilibres politiques préexistants et donc de faciliter les abus de pouvoir. La perte de pouvoir du cabinet, la mainmise sur le Trésor et la guerre en Irak sont autant de preuves de ce danger.
Ensuite, il est vrai que les partenariats peuvent s’avérer fertiles, et que les dissensions peuvent même entraîner une certaine créativité. Un savant dosage de concurrence peut aussi mener à davantage de rigueur. Mais ces relations politiques, si elles ne sont pas cultivées avec soin et gérées avec doigté, peuvent s’avérer destructrices. L'affrontement incessant de deux leaders monopolise l’attention, engloutit de l'énergie, et conduit au naufrage les programmes de n'importe quel gouvernement. Tel est le triste sort qui est échu au gouvernement Blair-Brown. Que leur exemple serve de mise en garde aux tandems politiques à venir.
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