Les différences entre l’approche Biden et celle-ci sont surtout liées à l’accent mis sur les réformes économiques au sein des États-Unis, concession à la priorité intérieure : pour le reste, ces positions sont largement convergentes, et pourraient donc présager d’un nouveau consensus bipartisan. Ainsi, les analystes à sensibilité démocrate comme Julie Smith, Mélanie Hart, Ely Ratner, qui pourraient certainement faire partie d’une administration Biden, sont très proches d’analystes républicains "traditionnels" comme Aaron Friedberg ou Evan Feigenbaum, qui auraient peuplé une administration républicaine classique mais sont rejetés par le trumpisme : tous partagent un même tropisme militaire et un consensus sur l’importance de gagner la guerre technologique et de financer l’innovation de défense.
4/ Les démocrates-Quincy (anti-militaristes, "réalistes", mais aussi les "restrainers", incluant des libertariens de droite type the American Conservative) :
Ils partagent des éléments avec la première ou avec la deuxième famille :
- Un certain dédain trumpien des alliés, asiatiques comme européens, qui doivent prendre en charge leur défense, position qui va jusqu’à proposer d’abandonner Taïwan à la Chine ("realpolitik").
- La vision d’une compétition avant tout économique : pour y faire face, la priorité doit être la reconstruction économique intérieure, notamment infrastructures, santé, éducation, recherche.
- Un accent sur les domaines de coopération avec la Chine, notamment le climat.
Dans ce camp, l’accent mis par les progressistes pendant la campagne, Sanders et Warren en tête, sur la nécessité de contrer le "modèle autoritaire-corrompu" chinois, est désormais contesté. L’inquiétude dominante est qu’une nouvelle bipolarité ne protège et même n’enfle à nouveau le budget du Pentagone, et détourne une nouvelle administration des priorités intérieures du pays (économiques, sociales, raciales), le tout en donnant une seconde vie à un consensus bipartisan militariste et interventionniste honni. Ainsi Peter Beinart ou Stephen Wertheim, insistent sur l’urgence au contraire de refuser le narratif de compétition stratégique et de Guerre Froide, faute de quoi les États-Unis risquent de se retrouver entraînés dans une nouvelle course aux armements, qui mènera à de nouvelles guerres par procuration, le tout sous fond de racisme anti-asiatique.
Une administration Trump 2 bénéficierait de la convergence des points de vue européen et américain sur la Chine accélérée par la pandémie ; mais la coopération transatlantique sur la Chine demeurerait compliquée : l’approche transactionnelle trumpienne serait accentuée face à des Européens considérés comme adversaires commerciaux et moins utiles stratégiquement que les partenaires asiatiques. Une telle approche transactionnelle confirmée pourrait même mettre l’OTAN dans la balance. Surtout, le président Trump redeviendrait le principal facteur perturbateur du consensus sur la Chine et de la politique étrangère en général, un aspect qui ne fera que s’accentuer s’il est réélu – la campagne sera derrière lui et le débat entre les différentes branches pourrait reprendre. Ce dernier point compliquera le positionnement des Européens, si l’administration exige un alignement sans discussion sur des dossiers sensibles qui resteraient sujets aux retournements d’un président coutumier des revirements impulsifs.
Une victoire Biden devrait conduire à une volonté de "reset transatlantique", mais sa nature, et la réinvention d’un contrat transatlantique pour le 21e siècle réclamerait des efforts de part et d’autre. Une administration démocrate aurait des priorités avant tout intérieures, aspect renforcé dans le double contexte Covid et post-George Floyd. Sur la scène internationale, elle verrait l’urgence d’une relance de la coopération multilatérale. Une administration démocrate pourrait envisager de manière plus sereine le développement d’une autonomie stratégique européenne. Mais les dossiers commerciaux (tarifs douaniers, réglementations environnementales, filtrage des investissements), ainsi que les enjeux numériques (taxation des GAFA, régulation des plateformes), pourraient occuper le devant de la scène transatlantique. Sur ces dossiers cruciaux, ce ne sont pas les habituels interlocuteurs de la relation transatlantique qui prendront les décisions majeures. La volonté de coopérer sur la diplomatie climatique ouvre des possibilités, mais la coopération avec la Chine se heurtera à la réalité de la pratique chinoise en la matière.
En conclusion, le simple retour des États-Unis à une approche plus coopérative des relations internationales devrait au moins permettre une conversation transatlantique plus rationnelle sur la Chine avec l’ensemble de l’administration américaine. Mais le virage asiatique de la politique étrangère américaine sortira définitivement confirmé de l’épreuve Covid-19. L’Europe devra donc trouver sa place – et avant tout sa voix.
Copyright : WANG ZHAO / AFP
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