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18/02/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - Allemagne, Russie - histoires parallèles

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[Le monde vu d'ailleurs] - Allemagne, Russie - histoires parallèles
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les histoires comparées de l'Allemagne et de la Russie dans le contexte des tensions autour de l'Ukraine. 

L’histoire comparée de l’Allemagne et de la Russie au XXème siècle aide à comprendre le comportement des deux pays dans la période actuelle de tensions autour de l’Ukraine. 

"Communauté de destin" ("Schicksalsgemeinschaft")

La situation géopolitique actuelle de la Russie n'est pas sans rappeler celle de l'Allemagne d'avant 1914 : un État, comme l’avait analysé l’historien Ludwig Dehio, trop puissant pour s'intégrer dans les structures existantes mais incapable d'imposer sa volonté au continent. Si la "question allemande" a trouvé une issue après 1945 dans la construction européenne, le dilemme reste entier dans le cas de la Russie qui, comme le Reich wilhelmien, dénonce l'encerclement dont elle serait l'objet de la part de ses voisins et s'affiche ouvertement comme puissance révisionniste. À l'issue de la Première Guerre mondiale, les empires allemand et russe disparaissent, et les États qui leur succèdent sont amputés de vastes territoires. Les frontières actuelles de la Russie européenne coïncident largement avec celles du traité de Brest-Litovsk (1918). Vladislav Sourkov, ancien conseiller de Vladimir Poutine, en déduit que la Russie est à l’étroit dans ses frontières actuelles et que la "géopolitique pratique" a de beaux jours devant elle. Tenue dans un premier temps en lisière du système européen, la République de Weimar facilite le retour de la Russie soviétique par le traité de Rapallo en 1922. Une coopération militaire germano-soviétique se développe et permet à Berlin de contourner les dispositions du traité de Versailles. En 1939, l'Allemagne hitlérienne et l'URSS stalinienne s’entendent au détriment de leurs voisins (pacte Ribbentrop-Molotov), avant de s'affronter dans une lutte à mort. 

En 1945, l'Allemagne est vaincue, détruite politiquement et moralement, tandis que l'URSS stalinienne est à son zénith, et son influence s'exerce jusqu'au cœur du continent européen. Avec la République démocratique allemande (RDA), elle maintient l'Allemagne divisée pendant plus de 40 ans. Les relations entre l'URSS et la République fédérale d'Allemagne (RFA) se normalisent lors de la visite à Moscou du Chancelier Adenauer en 1955. Elles retrouvent paradoxalement une dynamique après la construction du mur de Berlin en 1961, Willy Brandt étant désireux d'éviter que le fossé ne se creuse entre les deux États allemands. Son Ostpolitik demeure d’ailleurs aujourd'hui, pour de nombreux sociaux-démocrates, un modèle à suivre. En 1990, l'histoire s'inverse : la chute du mur de Berlin permet la réunification de l'Allemagne, dont le poids politique et économique s'accroît, et qui recouvre sa pleine souveraineté, alors que la Russie indépendante entre dans une période de marasme. 

Le nouveau millénaire avait vu naître l'espoir d'un partenariat stratégique et de modernisation, promu par Gerhard Schröder et Vladimir Poutine.

L'Allemagne reconnaît la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale, et pour la première fois de leur histoire, les Allemands disposent d’un territoire stable et d’un environnement favorable : ils sont entourés d'États amis. Les Russes sont, eux, traumatisés par la disparition de l'URSS. 25 millions d'entre eux vivent désormais hors des frontières du pays. Dès 1992, le politologue Sergueï Karaganov théorise l'instrumentalisation des diasporas russes au service de la politique étrangère du Kremlin, doctrine dont on verra plus tard les effets en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014, et conduira alors Wolfgang Schäuble à dresser un parallèle avec l'annexion des Sudètes. 

Le nouveau millénaire avait cependant vu naître l'espoir d'un partenariat stratégique et de modernisation, promu par Gerhard Schröder et Vladimir Poutine. C'est à l'Allemagne que les dirigeants russes réservent la primeur de leurs orientations de politique étrangère, qu'il s'agisse du plaidoyer pro-européen prononcé devant le Bundestag par Vladimir Poutine le 25 septembre 2001, de son intervention à la conférence sur la sécurité de Munich qui choque les Occidentaux, le 10 février 2007, ou du discours de Dmitri Medvedev devant les députés allemands, le 5 juin 2008, dans lequel il se fait l’avocat d'une nouvelle architecture de sécurité européenne. Mais, depuis 2014 et l'annexion de la Crimée par la Russie, l'objectif d'un nouveau partenariat entre Berlin et Moscou est hors de portée. L'incapacité des élites russes à jeter les bases d'un État de droit et d'une économie de marché et à rompre avec le passé soviétique fait que la question de l'identité nationale reste posée et que la Russie n’est pas en mesure, à la différence de l'Allemagne, de normaliser ses relations avec ses voisins, elle est en proie au ressentiment et à une nostalgie impériale, exploités par le régime du Président Poutine. 

"Affinités spirituelles" ("Seelenverwandtschaft") et chassés-croisés idéologiques

Les relations germano-russes sont d'une densité particulière - qu’il s’agisse des échanges entre les sociétés (liens dynastiques, Rußlanddeutsche) ou de la coopération économique (Siemens implanté en Russie depuis 1852) - qui font apparaître les deux pays comme complémentaires. De nombreux Allemands ont exercé des responsabilités civiles et militaires dans l’Empire russe. Königsberg, la ville d'Emmanuel Kant, devenue Kaliningrad en 1945, symbolise cette proximité et la densité des influences intellectuelles - on peut aussi citer l’influence exercée par la Russie chez des penseurs aussi divers que Friedrich Nietzsche, Rainer Maria Rilke et Thomas Mann. Au XIXème siècle, les empires russe et allemand sont des ensembles périphériques et retardataires par rapport à la Grande-Bretagne et à la France. La Russie reprend l’idée allemande d’une “voie particulière” (“Sonderweg”). Depuis deux siècles, la Russie inquiète et fascine tout à la fois les Allemands. En 1918, Thomas Mann, qui n'est pas encore acquis aux idéaux démocratiques, fait de l'Allemagne et de la Russie les défenseurs de la "culture" face à la France et la Grande-Bretagne, promoteurs d'une "civilisation" superficielle et mercantile. Dans les années 1920, Moeller van den Bruck, l'un des théoriciens de la "révolution conservatrice", traducteur de Dostoïevski, met en exergue ces "affinités spirituelles" ("Seelenverwandchaft") entre Russes et Allemands, "peuples jeunes" (voir le livre de Gerd Koenen, Der Rußland-Komplex paru en 2005). La période nazie interrompt ces échanges et la Guerre froide, qui place la RFA aux avant-postes de la confrontation militaire et de la lutte idéologique contre le bloc communiste, stérilise le débat intellectuel. 

Depuis la fin des années 1960, l'Allemagne effectue un travail de mémoire exemplaire, notamment sur la période national-socialiste, devenue partie intégrante de l'identité allemande. En Russie, ce retour sur le passé, entamé à l'époque de la perestroïka et de la Glasnost et poursuivi à l'ère Eltsine (1991-1999), vise à mettre à jour l'ampleur des répressions commises à l'époque stalinienne. Mais les initiatives de la société civile se sont heurtées à des obstacles croissants, dont témoignent la réhabilitation, par Vladimir Poutine, du pacte germano-soviétique et l'interdiction récente par la justice russe de l’association Memorial. La glorification de la "Grande Guerre patriotique" (1941-45), mythe fondateur du pouvoir poutinien, tend à occulter, dans la conscience collective russe, le souvenir du Goulag et aboutit à réhabiliter Staline, du moins comme chef de guerre. En Allemagne, la culpabilité face aux crimes nazis, la reconnaissance envers Moscou pour ne pas avoir fait obstacle à la réunification, ainsi que l'attrait exercé par un régime fort, qui se veut le défenseur des "valeurs traditionnelles", expliquent la mansuétude, voire l'attraction, exercée par le régime Poutine sur une partie non négligeable de l'opinion, l’expression de "Rußlandversteher" recouvrant des sensibilités différentes, qui vont de l’AfD à die Linke et incluent des représentants des grands partis comme la CDU/CSU et le SPD.  

"Pour comprendre l'évolution de la Russie contemporaine, sa politique et sa société, les ouvrages sur l'Allemagne des années 1930 s'avèrent de plus en plus utiles", relève le philosophe Sergueï Medvedev (The return of the Russian Leviathan paru en 2019). Les politologues proches du Kremlin ont assimilé les théories de Carl Schmitt, qui définit la souveraineté comme la capacité à sortir du cadre de la loi et à décider de l'État d'exception. "C'est exactement ainsi, conformément à cette logique de l'État d'urgence, que la Russie de Poutine se comporte aujourd'hui", estime Sergueï Medvedev, qui cite en exemple l'annexion de la Crimée.

"Pour comprendre l'évolution de la Russie contemporaine, sa politique et sa société, les ouvrages sur l'Allemagne des années 1930 s'avèrent de plus en plus utiles".

La pensée de Carl Schmitt "va bien au-delà d'un cercle étroit de disciples d'extrême-droite", observe David Lewis dans Russia’s New AuthoritarianismPutin and the Politics of Order paru en 2020), et ce "paradigme conservateur schmittien a de profondes implications sur l'évolution politique de la Russie contemporaine" (opposition ami/ennemi, théorie des "grands espaces" qui justifie les sphères d'influence, critique du libéralisme et des interventions humanitaires, concept du katekhon qui fait de la Russie un rempart contre le désordre, etc.). L'intérêt de Vladimir Poutine pour cette période est compréhensible, explique le sociologue Grigori Ioudine, c'est le "complexe de Weimar". À l’instar de la défaite de l’Allemagne en 1918 (légende du "coup de poignard dans le dos"), la disparition subite de l’URSS est imputée à un complot de l’étranger, la faiblesse de la Russie à la fin de la Guerre froide est présentée comme une "'humiliation". Ignorant les effets de la crise de 1929, le Président Poutine prétend que le traité de Versailles serait à l'origine de la Seconde Guerre mondiale, il met en avant ce ressentiment pour justifier son comportement révisionniste en Ukraine. Comme le montre l’historien Leonid Luks, ce parallèle trouve toutefois rapidement ses limites.

Une volonté de dialogue en dépit de visions opposées de l'ordre international

La diplomatie de l'Allemagne, fondée sur le respect des valeurs et des règles ("l'ordre de paix européen"), se situe aux antipodes de la politique extérieure du Kremlin, réaliste et qui n'exclut pas la menace et le recours à la force. La figure de Mikhaïl Gorbatchev, adulé en Allemagne et honni en Russie, illustre ce contraste. Nulle part ailleurs qu'en Allemagne la thèse de Francis Fukuyama sur "la fin de l'histoire" n'a eu autant d'écho, observe Thomas Bagger. Leur passé et la réunification pacifique du pays ont profondément marqué la manière dont les Allemands appréhendent le monde, enclins à penser que la puissance militaire est "anachronique" et réticents à assumer un leadership et à affirmer une "souveraineté" tant prisée par le régime russe - la loi fondamentale de 1949 utilise le terme de Staatsgewalt et non de Souveränität. Tandis que l'Allemagne se conçoit comme une "puissance civile" ("Zivilmacht") ou géoéconomique, la vision des relations internationales de l'establishment russe est celle d’un jeu "à somme nulle", d'un monde hostile où comptent essentiellement les rapports de force et la capacité militaire, garante du statut de grande puissance. 

C’est sur l’Ukraine que se cristallise l’obsession de l’histoire du Président russe.

Dans une tribune publiée dans die Zeit, Vladimir Poutine, dont on sait qu’il a passé cinq ans à Dresde (1985-90), souligne le "rôle colossal" joué par "la réconciliation historique entre notre peuple et les Allemands de l’Est et de l’Ouest" dans l’émergence d’une "nouvelle Europe intégrée, qui a tiré un trait sur les tragédies européennes de la première moitié du siècle passé". 

C’est sur l’Ukraine que se cristallise l’obsession de l’histoire du Président russe, dont la propagande présentait en 2014 le conflit avec Kiev comme un nouvel épisode de la Seconde Guerre mondiale, et qui dénonce aujourd’hui les "Anglo-saxons" bellicistes et épargne Berlin.

Pour leur part, les dirigeants et l’opinion allemands tendent encore à assimiler l’Union soviétique à la Russie, oubliant que les territoires de la Biélorussie et de l’Ukraine ont été le théâtre de destructions et d’exactions de grande ampleur pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le débat sur le gazoduc Nord stream 2 illustre aussi les ambiguïtés de la relation germano-russe. Pour justifier des échanges commerciaux substantiels avec la Russie et la Chine, Berlin a longtemps mis en avant un impact positif sur une démocratisation de ces régimes ("Wandel durch Handel"). Le Président Steinmeier lui-même a utilisé un argument politique pour défendre Nord stream 2 ("dernier pont reliant la Russie et l’Europe"), alors que, longtemps, Olaf Scholz y a vu "un projet industriel privé" avant d’admettre qu’en cas d’invasion russe de l’Ukraine, "toutes les options seraient sur la table". L’entretien que vient d’avoir le Chancelier Scholz avec le Président Poutine au Kremlin a été marqué par des signaux contradictoires, mais leurs propos témoignent d’une volonté partagée de poursuivre le dialogue et la coopération. Ayant affronté son passé avec courage, renoncé à un Sonderweg et vivant en bonne intelligence avec ses voisins, souligne Peter Pomerantsev, l’Allemagne pourrait servir d’exemple à la Russie, mais devrait éliminer les "distorsions" qui subsistent dans sa vision actuelle de ce pays.

 

Copyright : JOHN MACDOUGALL / AFP

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