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22/11/2023

Vers la COP28 et au-delà : Pour un dividende climatique européen

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Vers la COP28 et au-delà : Pour un dividende climatique européen
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement
 Sven Rudolph
Auteur
Conseiller politique en matière de climat et d'énergie

L'Union européenne (UE) cherche à ouvrir la voie à un avenir plus durable en adoptant de nouvelles mesures de plus en plus ambitieuses et contraignantes pour le climat. Le paquet de politiques climatique "Fit for 55" cristallise cette ambition. Ces politiques ont une portée large et s'étendent bien au-delà des frontières du continent, avec des bénéfices potentiels évidents à la fois pour les Européens et les pays en développement, qui sont les États en première ligne face au changement climatique. Dans le contexte d'un régime international de gouvernance climatique de plus en plus embourbé, et dans la perspective de la COP28, l'UE a aujourd’hui la possibilité d'influencer le cours des politiques climatiques à l'échelle mondiale. 

Alors que les États s’apprêtent à se réunir à Dubaï, l’adoption par l’UE d’une approche plus redistributive de sa politique climatique par le biais d'un "Dividende Climat" pourrait offrir un cadre viable et réplicable au service de la coopération et du partage des responsabilités, face aux défis urgents et interconnectés qui sont ceux du changement climatique.

Cette analyse se fonde sur un projet de recherche collaboratif autour de la tarification carbone et du recyclage de ses revenus. Ce projet est mené par Joseph Dellatte, chercheur résident Climat, Énergie et Environnement au programme Asie de l'Institut Montaigne, Sven Rudolph, conseiller scientifique à l'Institut pour l'Église et la société de l'Église protestante de Westphalie (Allemagne), Elena Aydos, professeure à la faculté de droit de l'université de Newcastle (Australie), et Takeshi Kawakatsu, professeur de finances publiques à l'université préfectorale de Kyoto (Japon).

Rendre la tarification du carbone européenne plus juste et plus acceptable sur le plan politique

L'Union européenne est parvenue à s’imposer en tant que leader mondial en matière d'action climatique. Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (EU ETS), système de plafonnement des émissions dont l’objectif premier est d‘inciter les industries les plus polluantes à réduire leurs émissions, est la clé de voûte de ces efforts. Le paquet climatique "Fit for 55" souhaite aller encore plus loin en introduisant des mesures ambitieuses, au premier rang desquelles un deuxième système d’échange de quotas d’émission, l’ETS 2, qui concernera les transports et les bâtiments - des mesures qui touchent directement les personnes - et le désormais célèbre Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Une question cruciale demeure pourtant : quelles seront les implications de l’accroissement de l’ambition de ces politiques de tarification du carbone en matière de justice sociale ?

Le changement climatique est un défi complexe qui entrecroise des facteurs sociaux et économiques. Alors que nous nous dirigeons vers une économie neutre en carbone, il devient impératif de prendre en compte l'impact distributif des politiques climatiques (autrement dit, son impact sur les individus). Les approches traditionnelles ont souvent alloué les revenus générés par la tarification du carbone à des projets et initiatives liés à la réduction des émissions dans les secteurs économiques (entre autres, industries ou production d’électricité).

Il devient impératif de prendre en compte l'impact distributif des politiques climatiques (autrement dit, sur les individus).

Il s’agit de revenus essentiels au financement de la transition de l'industrie et au développement de nouvelles technologies indispensables à la transition (par exemple, l'hydrogène propre). Pourtant, aujourd'hui, de plus en plus de voix s'élèvent pour alerter sur l’impact croissant de ces mesures sur les populations et prôner une approche plus directe, à savoir la redistribution d'une grande partie des revenus générés par l’ETS européen directement auprès de la population. 

Partager à parts égales les recettes de la tarification carbone

Au cœur de cette proposition se trouve le concept d'un dividende climat égal par habitant. Il implique de redistribuer une part importante des recettes tirées de la tarification carbone dans le cadre des ETS 1 et, particulièrement, de l’ETS 2, directement aux particuliers, sur une base égale par habitant. Les coûts associés à la tarification du carbone étant inévitablement répercutés sur les consommateurs, ils peuvent toucher de manière disproportionnée les ménages à faibles revenus. Un dividende direct, distribué de manière égale entre les citoyens, permet d'atténuer l'impact régressif de la tarification carbone, en apportant un soutien financier à ceux qui pourraient avoir à supporter une charge plus lourde dans la transition vers une économie neutre en carbone, tout en soutenant la création des marchés de produits neutres en carbone.

Au-delà du souvenir traumatique que représente encore la crise des gilets jaunes en France, le dividende climatique égal par habitant n'est pas un simple concept théorique ; il s'agit d'une solution pragmatique qui permet de corriger les disparités sociales et économiques. En impliquant directement les citoyens dans les bénéfices de la tarification carbone, ce mécanisme encouragerait un sentiment de responsabilité partagée et d'appropriation collective de la transition climatique. En outre, il renforce l'attrait des politiques climatiques, en recueillant un plus grand soutien du public pour des mesures qui sont souvent aujourd’hui accueillies avec scepticisme en raison des craintes qu’elles génèrent sur le pouvoir d’achat des ménages.

La mise en œuvre d'un tel dividende s'aligne sur les principes plus larges de justice sociale et des valeurs démocratiques. Il garantit que les bénéfices des politiques environnementales ne soient pas uniquement concentrés entre les mains de quelques individus mais qu’ils soient, à l’inverse, partagés par l'ensemble des citoyens. Il pourrait également constituer un outil puissant au service de la cohésion sociale, en démontrant que la recherche de la durabilité environnementale est indissociable de celle de la justice sociale.

[Le dividende climat égal par habitant] garantit que les bénéfices des politiques environnementales [soient] partagés par l'ensemble des citoyens.

Utiliser les recettes du MACF pour renforcer le financement international de la lutte contre le changement climatique et la tarification carbone à l’échelle mondiale

De la même manière, la logique du Dividende Climat devrait être étendue à l'échelle internationale par le biais de l'utilisation des revenus du MACF. L'Union européenne positionne le MACF non seulement comme une politique de lutte contre les fuites de carbone au niveau de l’Europe, mais également comme une stratégie de promotion de son modèle de politique climatique, notamment la tarification du carbone, à l'échelle mondiale. L'orientation des revenus générés par le MACF vers le soutien des efforts d'atténuation et d'adaptation dans les pays moins développés, avec lesquels l'Europe entretient des relations commerciales, pourrait ainsi servir à atteindre un double objectif. Premièrement, elle mettrait en avant l'engagement de l'UE en faveur de la justice climatique mondiale, démontrant ainsi qu’elle est véritablement un partenaire fiable pour les pays du Sud. Enfin, ce "Dividende MACF" encouragerait nos partenaires commerciaux à adopter des mécanismes similaires de tarification carbone, favorisant ainsi une réponse mondiale plus interconnectée et plus équitable face au changement climatique.

L'adoption de cette approche soutiendrait la logique de la "CBAM Diplomacy" (diplomatie du MACF) et du club climat, axes stratégiques auxquels l'Europe accorde une grande importance. Elle vise à mettre en place des instruments contraignants de lutte contre les émissions au-delà de nos frontières, en collaboration avec nos partenaires. Bien au-delà des implications financières pour l'UE et ses entreprises, ce "Dividende MACF" contribuerait surtout, d’un point de vue politique, à soutenir le verdissement de nos industries. En effet, celle-ci ne se réalisera pas sans collaboration internationale, par exemple en facilitant l'accès à des importations d'hydrogène vert abordable. Enfin, cette utilisation des ressources du MACF contribuerait à l’alignement de notre commerce international sur les objectifs climatiques en facilitant l'acceptation de mesures de plus en plus contraignantes par nos partenaires en développement.

De nombreux défis demeurent…

Le chemin vers la mise en œuvre d'un dividende climatique est évidemment semé d'embûches. Les questions relatives au financement de la transition énergétique (où trouver les financements supplémentaires nécessaires à la transition de tous les secteurs de l’économie ?), aux conditions institutionnelles préalables (au niveau de l'UE et des États membres) et à la mise en œuvre pratique du système de redistribution, constituent des préoccupations réelles. 

Cette mise en œuvre permettrait de lancer un dialogue crucial sur l'intersection entre l'action climatique et la justice sociale.

Néanmoins, cette mise en œuvre permettrait de lancer un dialogue crucial sur l'intersection entre l'action climatique et la justice sociale. Une partie de la résistance à la mise en place de politiques climatiques ambitieuses provient de la société elle-même. Nous devons nous efforcer de trouver des solutions qui soient non seulement efficaces sur le plan de l’atténuation des émissions (comme la tarification du carbone et le soutien financier à la transition des entreprises), mais également justes sur le plan social.

L'UE dispose d'une opportunité sans précédent : celle de pouvoir redéfinir l'action climatique et répondre aux critiques qui la décrivent comme coûteuse pour la population. Alors que nous nous trouvons au carrefour de l'urgence climatique et de la responsabilité sociale, le dividende climatique est une étape pratique et éthique vers une transition plus inclusive et équitable. En plaçant les individus au cœur des bénéfices de la politique climatique, l'Europe peut montrer la voie en matière de durabilité environnementale, tout en inspirant un changement sociétal vers un avenir où les politiques climatiques seraient soutenues par les personnes qu'elles visent à protéger. 

Copyright image : EMMANUEL DUNAND / AFP

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