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16/11/2015

Réchauffement et entreprises: "Nous connaissons le coût de l’action mais pas celui de l’inaction"

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Dans la perspective de la COP21, qui se tient, à Paris, du 30 novembre au 11 décembre, Le Monde, en partenariat avec l'Institut Montaigne, confronte les analyses des dirigeants de grandes entreprises et de personnalités, experts du climat, économistes et élus. Deuxième entretien croisé entre Henri de Castries, Président Directeur Général d'AXA, et Laurence Tubiana, négociatrice française pour la COP21.

Les engagements des États sont insuffisants pour limiter à deux degrés le réchauffement climatique d’ici à la fin du siècle. Que faire face à cette situation ?

Laurence Tubiana : Effectivement, les premières contributions des pays ne permettent pas d’atteindre l’objectif fixé. Cela ne veut pas dire que l’enjeu est mal perçu, mais plutôt que les politiques climatiques sont difficiles à mettre en place. Ces engagements, qui vont jusqu’en 2025-2030, sont à considérer comme une première étape, un plancher. Cela nous renforce dans l’idée d’instaurer des mécanismes de révision tous les cinq ans. Nous faisons l’hypothèse qu’à la fois les technologies vont progresser et que les financements vont suivre.

Henri de Castries : Le fait que les objectifs ne soient pas atteints ou atteignables ne doit pas conduire au pessimisme, car, nous, les assureurs, savons que les courbes s’infléchissent progressivement. Il faut procéder par étapes. Regardez la Chine, il y a six ans, au sommet de Copenhague, en 2009, Pékin était un frein. Aujourd’hui, les autorités publiques et l’opinion chinoises ont pris conscience des enjeux.

Qui traîne le plus des pieds ? Les Etats, les politiques ou les entreprises ?


Laurence Tubiana :
Nous sommes face à un énorme changement, car diminuer les émissions mondiales de carbone de 50 % d’ici à 2050 oblige à concevoir de nouveaux modèles. Pour la Pologne, les Etats-Unis, l’Inde ou la Chine, abandonner le charbon est un grand défi. Il en va de même pour les pays pétroliers et l’or noir. A l’inverse, les grands pays forestiers voient l’évolution de manière plus favorable.

Qu’en est-il de la prise de conscience des chefs d’entreprise ?


Henri de Castries : La prise de conscience progresse. Cela tient à une meilleure pédagogie, mais aussi à la puissance des images des sinistres de plus en plus fréquents. Un déclic s’est produit lors des inondations de 2011 en Thaïlande. En détruisant des installations, elles ont provoqué une pénurie mondiale de pièces détachées pour les ordinateurs et les automobiles. Cela a profondément changé la réflexion des industriels sur l’approvisionnement de leur chaîne de production.

Beaucoup d’entreprises utilisent la COP21 dans leur communication, est-ce un coup marketing ?


Laurence Tubiana :
Il est difficile d’avoir une vision globale. Le plus intéressant est qu’un certain nombre d’entreprises prennent des engagements significatifs pour faire évoluer les pratiques dans leurs secteurs. Ainsi, la [multinationale anglo-néerlandaise] Unilever s’est engagée à ne plus utiliser, à partir de 2025, de produits agricoles contribuant à la déforestation et demande aux banques de faire de même dans l’attribution de leurs financements. Coca-Cola et d’autres groupes se sont ralliés à cette proposition. Cela signifie que des entreprises peuvent être en compétition, tout en participant à la lutte contre le réchauffement climatique. De même, quand Elon Musk, le concepteur des voitures électriques Tesla, cède les brevets de ses batteries, il fait des affaires, mais ouvre un marché automobile gigantesque. Il incite tout le monde à le faire.

Fin 2015, Axa aura cédé les 500 millions d’euros encore investis dans le charbon. N’est-ce pas symbolique, comparé aux 20 milliards d’euros de placements du groupe ?


Henri de Castries : Il ne faut pas reprocher aux entreprises de se saisir du dossier. Dire de façon publique que nous ne souhaitons pas investir dans des industries ne répondant pas aux exigences publiques futures, c’est à la fois faire notre travail en matière de responsabilité sociale d’entreprise, mais c’est aussi – économiquement – une bonne décision. Nous ne faisons pas cela juste pour être bien vu. Je ferais le parallèle avec l’amiante. A l’époque, si on avait su toutes les conséquences négatives, est-ce que les investisseurs institutionnels auraient investi autant dans les entreprises utilisant ce matériau naturel fibreux ? Aujourd’hui, c’est le cas du charbon. Nous terminons de nous désengager et nous espérons en entraîner d’autres à nous suivre. En même temps, nous triplons nos investissements verts pour montrer que nous croyons aux nouveaux « business model » susceptibles d’émerger.

Allez-vous étendre ce désengagement au pétrole ou à des entreprises polluantes ?


Henri de Castries :
Nous avons annoncé nos intentions sur le charbon, mais pas sur l’ensemble des énergies fossiles. Cependant, nous allons plus loin, en publiant l’empreinte carbone de nos portefeuilles à la fin de 2015. Nous commençons par évaluer pour, ensuite, pouvoir agir.

La conférence se déroule sur fond de prix du pétrole très bas. Cela ne va-t-il pas pénaliser les énergies renouvelables ?

Laurence Tubiana : Il existe bien un effet négatif illustré par l’achat de grosses voitures aux Etats-Unis, mais, en même temps, les subventions aux énergies fossiles que les gouvernements dépensent collectivement, à raison de 600 milliards de dollars [559 milliards d’euros] par an, diminuent. Des pays comme le Maroc ou le Mexique ont réduit leurs subventions et les ont réinvesties dans les énergies renouvelables. Je pense que c’est un effet d’aubaine qu’il faut utiliser.

Cette lutte contre le changement climatique est-elle compatible avec la croissance ?

Laurence Tubiana : Nous connaissons le coût de l’action, mais pas celui de l’inaction. Forcément, cela fait peur. La Chine paye aujourd’hui la sous-évaluation des coûts environnementaux. Nous avons des difficultés dans la prévision. La plupart du temps, les scénarios reposent sur des hypothèses technologiques complètement dépassées. Ainsi, pour la France, certains scénarios pour la transition énergétique s’attendaient à une augmentation du kilométrage des voitures, comme s’il n’y avait pas de changement majeur dans le transport, avec le développement du covoiturage. Nous sommes face à un conservatisme des experts. Ils sont parfois mal informés et n’introduisent pas sérieusement la question de l’innovation dans leurs modèles.

Henri de Castries : Au risque de vous sembler paradoxal, les assureurs sont bien placés pour savoir que les modèles sont toujours faux, car ils ne font que répliquer ce que vous a appris l’expérience. Il est très difficile de prendre en compte l’innovation, surtout lors de changements fondamentaux comme ceux actuels.

Aujourd’hui, nous sommes face à un arbitrage entre un peu plus de croissance immédiate, qui peut avoir des effets négatifs à long terme, et la recherche d’un nouveau modèle. Dans le premier cas, nous paierons très cher cette croissance immédiate par une destruction assez fondamentale de notre environnement et, ainsi, de nos modes de vie allant jusqu’à notre organisation sociale. Il faut se mettre dans une situation encourageant le changement et les nouveaux modèles. Toute une économie est sur le point de naître. Elle va créer de la croissance, car les besoins à satisfaire sont immenses. Il ne faut pas procéder de manière maladroite en interdisant tout sans voir les conséquences. La discussion ne porte pas sur le principe, mais sur les modalités. Comment accompagne-t-on la transition avec suffisamment d’incitation et de restriction ? Tout est une question de dosage, il faut trouver le bon équilibre.

Quelle sera la répartition des rôles entre l’Etat et les entreprises ?


Laurence Tubiana : Beaucoup de sociétés demandent un cadre de politique clair, d’où l’intérêt d’avoir un engagement sur un horizon relativement long. De nombreuses entreprises se mobilisent pour avoir un prix mondial du carbone. Nous ne l’aurons pas à Paris, en raison d’une fiscalité trop différente selon les pays. En revanche, nous aurons un fantastique révélateur des politiques de réductions d’émissions mises en place par chaque pays. A eux, ensuite, de discuter d’une harmonisation des prix du carbone ou de l’utilisation des instruments de marché. De toutes les façons, les contributions des Etats révèlent déjà que le carbone a une valeur dans chaque pays. Reste à faire l’étude pour la mesurer.

Henri de Castries : Pour qu’un prix du carbone émerge, il faudrait plus de transparence, de sorte que les écarts d’évaluation sur les marchés financiers et, donc, l’arbitrage, puissent jouer un rôle positif. Concernant les entreprises, je prendrai une analogie un peu caricaturale : elles ont besoin que les Etats soient des pilotes ou des éclaireurs, elles n’ont pas besoin que les Etats soient des nounous. Ils doivent donner la direction, mais, dans l’organisation actuelle, avec la granularité de l’activité économique, penser qu’ils peuvent tout, c’est juste se tromper. Il faut que les pays donnent des indications extrêmement claires, mettent un prix sur un certain nombre d’éléments, ou une limite. Je fais confiance à la capacité d’adaptation et d’innovation des groupes pour s’approprier le sujet et le faire progresser.

La COP21 sera-t-elle un échec ou un succès ?

Henri de Castries : Nous sommes dans un domaine qui ne relève ni de la magie ni du miracle. Tous les problèmes ne vont pas se régler. Ce serait une erreur de penser qu’au lendemain de la conférence de Paris, le sujet aura été traité de manière définitive. Sauf accident, il sortira de le COP21 des éléments très positifs. Ce seront des pierres supplémentaires dans la construction du chemin qui permettra de régler le problème. La mobilisation d’un certain nombre d’acteurs supplémentaires, la prise de conscience plus profonde par les opinions de ce que sont les enjeux feront que, à l’issue de cette conférence, nous aurons franchi un pas dont nous n’aurons pas à rougir. Bien sûr, ce ne sera pas le bout du chemin, mais, à l’inverse, il sera difficile de dire que rien n’aura été tenté et d’affirmer que ce qui a été fait est négligeable.

Laurence Tubiana : Poser le problème de réussite ou d’échec n’a pas de sens. Bien sûr, notre volontarisme sur le climat n’est pas toujours vu d’un bon œil et c’est aussi très compliqué de mettre d’accord 195 pays. Ce qui est important, c’est que les anticipations convergent et ce sera le meilleur accélérateur. Les risques de dérapage existent. Nous aurons tout fait pour que cela aboutisse, porté par une stratégie claire du gouvernement, de Laurent Fabius [ministre des affaires étrangères et du développement international], futur président de la COP21, une mobilisation du réseau diplomatique sans précédent, tout comme les réseaux des collectivités locales et des entreprises. C’est une vision de la France pour laquelle il y a de quoi être fier.

Propos recueillis par Dominique Gallois

Aller plus loin :
Climat et entreprises : de la mobilisation à l’action – sept propositions pour préparer l’après-COP21
, étude, novembre 2015

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