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11/07/2018

L’excellente relation de défense franco-américaine, à l’épreuve des turbulences transatlantiques

L’excellente relation de défense franco-américaine, à l’épreuve des turbulences transatlantiques
 Célia Belin
Auteur
Visiting Fellow à la Brookings Institution

Paris est populaire à Washington en ce moment. La France y est vue comme un allié de confiance, solide, prompt à intervenir, ainsi qu’un partenaire souvent incontournable sur les questions de défense et de sécurité. Dans les cercles militaires américains, les Français jouissent d’une réputation d’excellence et d’un accès aux plus hautes sphères, que leur envient leurs homologues européens, allemands et britanniques en particulier.

C’est en effet un impressionnant retournement de situation lorsque l’on se souvient qu'il y a seulement quinze ans, la France, critique de l’intervention américaine en Irak, était accusée de pleutrerie, renvoyée aux pages les plus sombres de son histoire. Bien que l’arrivée au pouvoir du président Emmanuel Macron, dont le centrisme et le pragmatisme plaît aux conservateurs comme aux progressistes, ait contribué à cet état de grâce, la cote française était depuis longtemps remontée des abysses dans lesquelles la crise de 2003 l’avait plongée.

"La bascule se fait réellement pendant la présidence de François Hollande, à travers la décision française d’intervention au secours de son allié malien début 2013, dix ans après l’Irak.".

Les administrations Bush et Chirac, déterminées à tourner la page de 2003, ont mené un effort de rapprochement, poursuivi par Barack Obama et Nicolas Sarkozy. Le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2009 a balayé une partie des soupçons persistants des Etats-Unis sur les ambitions françaises en matière de défense européenne, perçues jusqu’alors comme entrant en concurrence avec l’Alliance atlantique. Maîtres en art administratif, les Français produisent à l’OTAN un grand nombre de non-papiers, notes et propositions qui les ont rendus visibles auprès de leurs interlocuteurs américains. En 2011, l’intervention conjointe en Libye, menée par la France et le Royaume-Uni et "guidée en coulisse" par les Américains, a cimenté un nouveau format d’intervention franco-anglo-américain.

Toutefois, la bascule se fait réellement pendant la présidence de François Hollande, à travers la décision française d’intervention au secours de son allié malien début 2013, dix ans après l’Irak. Pour Washington, le Mali, puis l’extension de l’opération au Sahel, a montré la détermination de la France à prendre en main sa propre sécurité et celle de ses alliés, à partager le fardeau de la lutte anti-terroriste, dont depuis trop longtemps les Américains estimaient qu’il pesait excessivement sur leurs seules épaules. En outre, l’intervention sahélienne a été efficacement "vendue" à Washington par les services français, lui assurant une visibilité et un large soutien politique, y compris auprès des membres du Congrès.

Au cours des années suivantes, la coopération militaire franco-américaine s’intensifie. La France rejoint la coalition américaine contre Daech en Irak en 2014, puis en Syrie en 2015. Progressivement, la relation de défense entre les deux pays s’est institutionnalisée : suite aux attaques de 2015, les agences de renseignement militaires des deux pays ont reçu des instructions spéciales pour accéder aux renseignements opérationnels sur les théâtres d’engagement commun, et un "Comité Lafayette" a été mis en place pour en surveiller la fluidité. Le format "Five Eyes + France" est désormais fréquemment utilisé par les Américains, lorsqu’ils souhaitent partager du renseignement sur Daech ou la Corée du Nord avec leurs nouveaux alliés privilégiés.

Ainsi, en quelques années, la coopération militaire s’est accrue dans tous les domaines : lutte anti-terroriste, contre-prolifération, enjeux territoriaux en Europe, espace, et bien sûr Sahel. Des années de coopération sur le terrain ont créé une grande confiance opérationnelle entre les forces armées des deux pays. Deux autres éléments jouent en faveur de la France : d’une part, la France a maintenu, voire augmenté, ses moyens militaires à une époque où tous les Européens diminuaient leurs budgets de défense, au grand dam des Américains. .D’autre part, le processus décisionnel français, rapide et concentré autour du Président, à l’image du système américain, est jugé fiable et efficace, par exemple lors des frappes punitives contre le régime de Damas après l’usage d’armes chimiques.

"Il est légitime de s’interroger sur la durabilité de cette stratégie : la relation franco-américaine peut-elle réellement rester étanche aux soubresauts transatlantiques actuels ?"

Tout cela a créé une atmosphère très "pro-française" au Pentagone, qui a largement aidé et contribué au capital sympathie dont la France bénéficie auprès de l’administration Trump. Non seulement le Président Trump aime et apprécie la chose militaire – en témoigne son appétence à s’entourer de généraux tels que son directeur de cabinet, son Ministre de la défense et ses deux premiers conseillers à la sécurité nationale – mais il ne fait pas mystère de sa nette préférence pour les alliés qui investissent en défense plutôt que ceux qui misent sur le plan commercial, protégeant la France des attaques dont l’Allemagne subit les assauts répétés. L’excellence de la coopération militaire de ces dernières années explique ainsi que Macron, qui affiche comme priorité absolue la sécurité des Français, ait misé sur Trump et inversement.

Toutefois, il est légitime de s’interroger sur la durabilité de cette stratégie : la relation franco-américaine peut-elle réellement rester étanche aux soubresauts transatlantiques actuels ? L’entreprise trumpienne de démantèlement de l’héritage Obama place les deux alliés en porte-à-faux, comme sur l’Iran où la fermeté et la continuité française sur le dossier avaient payé, mais pour lequel Washington ne fait plus aucun cas de l’avis de ses alliés. Alors que l'Administration poursuit son travail de sape du multilatéralisme, les organes de gestion de crise et de sécurité collective pourraient être fragilisés, nuisant aux intérêts français et européens (par exemple sur le front de la non-prolifération, du contre-terrorisme, OMP, etc). Concernant l’OTAN, si les Français partagent les préoccupations américaines sur la faiblesse des dépenses de défense de nombreux alliés, ils n’ont en revanche rien à gagner à ce que l’administration Trump cible l’Allemagne de manière aussi agressive, ou à ce que les questions de sécurité et les questions commerciales soient évoquées conjointement. Un sommet de l’OTAN pourrait encore ajouter de l’incertitude dans un monde transatlantique en émoi, et pousser les alliés à prendre plus de distance encore. Le champ de la confrontation politique et économique entre alliés transatlantiques s’étendant, il sera de plus en plus acrobatique d’isoler la coopération militaire franco-américaine de ces tensions croissantes.

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