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09/07/2018

Paix menacée, guerre concevable

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Paix menacée, guerre concevable
 Nicolas Baverez
Auteur
Expert Associé - Défense

Les démocraties affrontent leur pire crise depuis les années 1930, prises en étau entre la vague populiste, à l’intérieur, et la remontée des risques stratégiques, à l’extérieur. D’un côté, la possibilité de conflits armés majeurs renaît, sur fond d’une course aux armements, qui mobilise plus de 1 800 milliards de dollars par an, de prolifération nucléaire et balistique, de militarisation de l’espace et d’intensification des cyber-attaques. De l’autre, les institutions et les règles d’inspiration occidentale qui avaient été mises en place après la Seconde Guerre mondiale pour stabiliser le système international et encadrer la violence sont méthodiquement démantelées par Donald Trump, qui liquide l’héritage d’un siècle de leadership des Etats-Unis.
 
L’Europe est particulièrement vulnérable face au tournant protectionniste, isolationniste et unilatéraliste des Etats-Unis. Elle est un continent vieux, riche et désarmé, cerné de peuples jeunes, pauvres, aux prises avec la violence. Elle se découvre privée de la garantie de sécurité des Etats-Unis qui se transforment en risque pour la liberté économique et politique : l’OTAN est minée par les sanctions commerciales prises par les Etats-Unis qui ciblent en priorité leurs alliés – qui plus est au nom de la sécurité nationale –, par la critique systématique de l’Alliance venant de Washington, par le risque de rapprochement entre Donald Trump et Vladimir Poutine sous le signe de la solidarité des hommes forts. Dans le même temps, l’imprévisibilité du Président américain prive la dissuasion élargie (c’est-à-dire la protection qu’octroient les Américains à ses alliés européens) de toute crédibilité – en dépit du réinvestissement de 1 200 milliards de dollars sur 30 ans dans le réarmement atomique.
 
L’Union européenne est tétanisée par les chocs qui se succèdent, de la crise de l’euro à l’afflux des migrants en passant par le Brexit, le protectionnisme américain, la pression des "démocratures" russe et turque. Elle se déchire entre le nord et le sud sur la gestion de la zone euro, entre l’est et l’ouest sur l’accueil des migrants, entre le continent et le Royaume-Uni sur la mise en œuvre du Brexit, qui la prive d’un tiers de son potentiel militaire. En bref, elle affronte une crise existentielle.

"La défaite militaire de l’Etat islamique au Levant n’a pas débouché sur sa disparition mais sur sa restructuration".

L’environnement géopolitique de la France se trouve ainsi plus profondément bouleversé encore que lors de l’effondrement de l’Union soviétique, sans qu’en soit tirées toutes les conséquences en terme de stratégie, de missions et de moyens pour la défense. 
 
Le djihadisme demeure une menace majeure et quotidienne. La défaite militaire de l’Etat islamique au Levant n’a pas débouché sur sa disparition mais sur sa restructuration sous deux formes : une galaxie de forces djihadistes tout au long d’un "axe de la terreur" qui court du Nigéria aux Philippines via le Sahel, l’Egypte, le Moyen-Orient et l’Afghanistan ; un réseau social niché au cœur des sociétés démocratiques. En 2017, le nombre d’attaques terroristes a ainsi doublé en Europe, avec 33 attentats perpétrés – dont 14 au Royaume-Uni et 11 en France –, qui ont tué 62 personnes et en ont blessé grièvement 810 autres.
 
Simultanément, les politiques de puissance et les ambitions impériales effectuent un retour en force, entraînant la possibilité de conflits de grande ampleur entre Etats. Pékin poursuit l’annexion de la mer de Chine à partir de la militarisation d’îlots stratégiques, notamment dans l’archipel des Spratleys. La Russie remet en cause les frontières de l’Europe et s’est imposée comme un acteur clé du Moyen-Orient. La Turquie, transformée en démocrature islamiste, a annexé le nord de la Syrie et poursuit l’éradication des Kurdes. Les Etats-Unis, avec leur retrait de l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015, s’inscrivent dans une logique de guerre contre l’Iran avec pour alliés Israël, l’Arabie saoudite et l’Egypte. La Corée du Nord, forte du sommet de Singapour qui a vu Donald Trump reconnaître son statut de puissance nucléaire sans contrepartie tangible, poursuit secrètement ses programmes atomiques et balistiques.

"L’Europe n’a donc d’autre choix que de prendre son destin entre ses mains [...] Mais la distance reste immense entre les mots et les actes."

Les menaces émanant du djihadisme et des démocratures sont renforcées par la révolution cybernétique. Les réseaux sociaux sont en effet utilisés comme un vecteur de propagande, de radicalisation et de recrutement par l’Etat islamique. Ils ont aussi été massivement investis par la Russie pour intervenir dans les élections décisives des démocraties, comme ce fut le cas pour l’élection présidentielle américaine de 2016 ou encore les référendums sur le Brexit et l’indépendance et de la Catalogne.
 
L’Europe n’a donc d’autre choix que de prendre son destin entre ses mains, comme l’a affirmé la chancelière Angela Merkel. Mais la distance reste immense entre les mots et les actes. La montée des menaces justifie un réarmement massif, couplé à la création d’une Union de la sécurité qui aurait pour mission la lutte contre le terrorisme, la protection des infrastructures essentielles, le renforcement de la cyberdéfense et la protection des frontières extérieures. Pour l’heure, la discorde face à l’afflux des migrants interdit toute avancée, tandis que les visions stratégiques continuent de diverger face au djihadisme comme face à l’expansionnisme russe ou à la dérive autocratique et islamique de la Turquie.
 
L’Europe de la sécurité progresse, avec le rapprochement autour du contrôle des frontières extérieures de l’Union et de la transformation de Frontex en véritable force de police des frontières. L’Europe de la défense a fait un premier pas avec la constitution d’un fonds qui sera doté de 1,5 milliard d’euros à partir de 2020, dont 500 millions affectés à la recherche. La France et l’Allemagne s’accordent sur la coordination des futurs grands programmes en matière d’avions de combat, d’hélicoptères, de chars ou de patrouilleurs maritimes. Mais ces progrès restent limités par les incertitudes politiques qui entourent la coalition conduite par Angela Merkel en Allemagne, ainsi que par l’insuffisance chronique de son effort militaire (1,24 % du PIB en 2018, alors que l’excédent budgétaire a atteint 38 milliards d’euros en 2017). Surtout, il n’existe aucune culture stratégique commune entre la France et l’Allemagne, qui auraient vocation à devenir le socle de l’Union de la sécurité. Et ce contrairement à la France et au Royaume-Uni qui ont développé une véritable coopération opérationnelle dans le cadre des traités de Lancaster House, signés en 2010.

"La loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025 ne répond que partiellement à la dégradation de l’environnement stratégique de notre pays et du continent."

La France dispose donc d’une responsabilité historique face aux défis de la sécurité de l’Europe. Après le Brexit, elle demeure le seul pays de l’Union à disposer d’un siège de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, d’une dissuasion nucléaire autonome et d’un modèle complet d’armée. Pourtant, la loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025 ne répond que partiellement à la dégradation de l’environnement stratégique de notre pays et du continent.
 
La volonté de conserver une posture planétaire est cohérente avec la mondialisation qui structure le XXIème siècle, comme avec une diplomatie revendiquant d’intervenir partout dans le monde. Parmi les points positifs figurent la poursuite de l’effort en faveur de la cyberdéfense, la priorité donnée à l’innovation qui sera soutenue par un fonds d’un milliard d’euros ou encore l’orientation européenne des programmes d’armement – hypothéquée cependant par le Brexit et par les errements allemands en matière d’exportation. Surtout, un début de remontée en puissance est engagé, avec la création de 6 000 postes – dont 1 500 dans le renseignement et 1 500 dans le cyber – et l’effort de régénération des forces afin de répondre à l’épuisement des soldats et de leurs matériels.
 
Pour autant, la loi de programmation militaire est fragilisée par plusieurs incohérences. Les scénarios de crise et les contrats opérationnels des armées n’ont pas été révisés, alors que notre environnement est bouleversé. La pérennité de l’autonomie stratégique et d’un modèle complet d’armée est réaffirmée, mais la priorité donnée à la régénération des forces et à la dissuasion nucléaire pèse sur la modernisation des équipements. Les déficits capacitaires hérités du quinquennat de François Hollande subsisteront, notamment dans la dimension aérienne où l’effort effectué sur les drones a pour contrepartie un retard aggravé en matière d’avions de combat et d’hélicoptères.

"Le potentiel de nos armées connaîtra donc un dangereux trou d’air entre 2019 et 2022" 

Toutes les tensions convergent vers l’impasse financière. D’un côté sont affichés des besoins de 295 milliards d’euros jusqu’en 2025. De l’autre, seuls 198 milliards sont programmés jusqu’en 2023, soit au cours du présent quinquennat. La hausse de 1,7 milliard d’euros du budget pour 2018 couvre à peine l’intégration du coût des opérations extérieures, qui atteint 1,3 milliard, et le financement des mesures décidées en 2016. Le potentiel de nos armées connaîtra donc un dangereux trou d’air entre 2019 et 2022. Et l’objectif de consacrer 2 % du PIB à la défense en 2025 suppose d’investir 3 milliards d’euros supplémentaires chaque année à partir de 2023, ce qui paraît hautement improbable. Cette situation est d’autant plus paradoxale que reste envisagée la création d’un service national universel dont les objectifs restent flous et l’efficacité douteuse, mais dont le coût atteindra 1,7 milliard d’euros par an. Ce budget aurait été assurément plus utile à la nation en étant affecté à sa sécurité.
 
Au total, Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité de François Hollande en reportant le réarmement de la France. Ce pari paraît doublement risqué. Au plan stratégique, il sous-estime le bouleversement du système international ainsi que l’intensité des menaces qui pèsent sur notre pays et sur l’Europe, qui justifieraient de redéfinir une stratégie globale dans le monde d’après les Etats-Unis. Au plan politique, il témoigne d’une persistante incapacité à reprendre le contrôle des finances publiques, ce qui implique non seulement de diminuer les dépenses mais aussi de les réorienter de l’Etat providence vers l’Etat régalien.

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