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05/06/2025
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[Le monde vu d’ailleurs] - La Roumanie et la Pologne aux prises avec le populisme

[Le monde vu d’ailleurs] - La Roumanie et la Pologne aux prises avec le populisme
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères
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Le monde vu d'ailleurs

Pologne, Roumanie : les résultats des élections divergent mais illustrent la force du courant populiste sur le continent européen, que l’administration Trump s’emploie à conforter, comme en témoigne le discours de J.D. Vance à Munich. À Varsovie, les ambiguïtés de Karol Nawrocki sur l’Ukraine et sur la coopération avec l’UE pourraient remettre en cause le rôle de la Pologne comme pôle de stabilité régionale. Rapport avec Bruxelles, position sur l'Ukraine, vision de la relation transatlantique ... Les pays de l'ex bloc soviétiques sont-ils en train d’emprunter une "voie particulière" ? Si oui, comment la définir ?

Le "MAGA show" débarque en Europe

Les élections qui ont eu lieu en mai dans trois États-membres de l’UE - Roumanie, Pologne, Portugal - ont mis en évidence l’influence croissante de Donald Trump sur le continent et montré que la polarisation à l’œuvre aux États-Unis depuis une décennie est une tendance globale, estime ABCnews. Au Portugal, Andre Ventura, président du parti Chega, qui a recueilli 22 % des voix et bousculé une scène politique dominée par deux partis, a été invité à l’investiture du Président républicain. "L’Amérique de Trump est devenue le centre de gravité d’un courant d’extrême-droite global, soutenu par le gouvernement fédéral et par un vaste mouvement conservateur", estime la chaîne américaine dans un autre commentaire. La vague de mécontentement qui a conduit Donald Trump au Bureau Ovale à deux reprises n’est pas seulement un phénomène américain, elle prend des formes différentes en fonction des pays, mais les inquiétudes sur la mondialisation, l’immigration, les inégalités, le coût de la vie, la faible croissance, le progressisme et l’identité nationale sont presque universellement partagées dans le monde démocratique occidental. Trump s’est emparé de ces sujets et les dirigeants européens d’extrême-droite font de même, note ABCnews. L’AfD en Allemagne, le PiS en Pologne et le parti Chega au Portugal ont bénéficié du soutien du Président républicain, note la chaîne américaine. Pour autant, cette proximité n’est pas une garantie de succès, comme le montrent les récentes élections au Canada et en Australie, qui ont vu la victoire des représentants de l’establishment, de même en Roumanie, où c’est le candidat pro-européen Nicușor Dan qui l’a emporté, alors que son adversaire George Simion s’est rendu aux États-Unis pendant sa campagne. Après la victoire de Donald Trump en 2024, les partis populistes pensaient bénéficier d’une audience accrue pour leur discours anti-establishment et anti-immigrant, mais les mesures prises à l’encontre de l’UE (droits de douane…) les ont placés dans une position inconfortable, relèvent Liana Fix et Jack Silverman.

La vague de mécontentement qui a conduit Donald Trump au Bureau Ovale à deux reprises n’est pas seulement un phénomène américain.

Le Président Trump s’est impliqué dans l’élection présidentielle polonaise en recevant à la Maison Blanche Karol Nawrocki, candidat du PiS, qui a accusé son adversaire Rafał Trzaskowski de compromettre les relations avec les États-Unis, notent Liana Fix et Jack Silverman. "Le message est clair", souligne The American Conservative, les responsables américains suivent de près la campagne électorale polonaise.

Ainsi, rapporte Politico, le président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, Brian Mast, a exprimé par écrit à la Commission européenne ses "profondes inquiétudes" et dénoncé son attitude biaisée, ainsi que des violations de l’État de droit qui auraient été commises par le gouvernement Tusk. Accusations pleinement justifiées, selon Stanislav Tkatchenko, expert russe du club Valdaï : il s’agissait de faire pression sur les forces politiques européennes qui revendiquent une proximité avec Donald Trump, explique-t-il.

Le "roadshow MAGA" est arrivé en Europe, annonce ABCnews, la CPAC ("Conservative Political Action Conference") a en effet organisé deux rassemblements en Pologne et en Hongrie, deux pays qui, dans l’esprit des conservateurs américains, offrent des opportunités pour promouvoir une "nouvelle culture politique transatlantique" mélange de populisme d’extrême-droite et de rhétorique, inspiré par la théorie du "choc des civilisations", selon la chaîne américaine. En Pologne, Kristi Noem, responsable du Département de la Sécurité intérieure à Washington, a appelé son auditoire à voter pour Karol Nawrocki et qualifié son adversaire Rafał Trzaskowski de "désastre absolu". "Donald Trump est un dirigeant fort, si vous élisez Karol comme Président, vous avez la possibilité de vous doter d’un leader tout aussi fort" et aussi de "continuer à bénéficier d’une présence militaire américaine, d’armements américains de grande qualité", a déclaré Kristi Noem, rapporte la BBC. À Budapest, plusieurs figures de la droite conservatrice européenne (le Premier ministre slovaque Robert Fico, le dirigeant du FPÖ autrichien Herbert Kikl, l’ancien Premier ministre tchèque Andrej Babiš, la co-présidente de l’AfD Alice Weidel) étaient présentes à l’événement organisé par la CPAC, relève la BBC. Viktor Orbán, qui a qualifié Donald Trump de "sérum de vérité", est en passe de réaliser son projet, "faire de Budapest la capitale intellectuelle du conservatisme européen dissident".

Le rôle des diasporas dans une élection très disputée en Roumanie

En Roumanie, Nicușor Dan, le maire pro-européen de Bucarest, a été élu le 18 mai à la présidence du pays avec 53,6 % des suffrages, alors que son adversaire populiste George Simion avait devancé nettement son concurrent et recueilli au premier tour 41 %. Pour le quotidien russe Kommersant, ce résultat s’explique par la "mobilisation de l’UE", en soutien de Nicușor Dan, venant en premier lieu d’Emmanuel Macron, dont "les déclarations ressemblent fortement à une ingérence dans les affaires d’un État souverain". L’élection présidentielle roumaine a "douloureusement mis en lumière les vulnérabilités de l’Europe" et les "menaces hybrides du Kremlin", estime pour sa part der Standard, à propos des "campagnes de désinformation", organisées par la Russie sur le réseau Tik Tok, qui ont conduit à l’annulation du premier tour de scrutin. Pour expliquer ce vote, la politologue Mihaela Mihai fait observer que, chez les Roumains de l’étranger - 6,5 millions de personnes, la plus importante diaspora d’Europe - Nicușor Dan n’a obtenu que 44,1 % des voix. Dans les grands pays européens (Italie, Allemagne…) qui comptent d’importantes communautés roumaines, George Simion a remporté la majorité des suffrages, succès qui s’explique, selon cette politologue, par un manque de considération et des "stéréotypes négatifs" qui ont cours dans leur pays d’accueil où beaucoup exercent des métiers peu valorisants. Le fondateur en 2019 de "l’Alliance pour l’Unité des Roumains" (AUR) a utilisé ces frustrations dans sa campagne, alors que Nicușor Dan s’est adressé à l’électorat des grandes villes. 

L’élection présidentielle roumaine a "douloureusement mis en lumière les vulnérabilités de l’Europe" et les "menaces hybrides du Kremlin".

Parmi les perdants de cette élection figure Viktor Orbán, juge la FAZ. Le Premier ministre hongrois avait pris parti pour George Simion, dans lequel il voyait un allié dans sa politique pro-russe au sein de l’UE.

Mais l’une des raisons de l’échec du candidat nationaliste réside dans son attitude à l’égard de l’importante minorité hongroise de Roumanie (près d’un million de personnes), qui a voté en bloc pour Nicușor Dan, et ce pour de bonnes raisons, car "Simion n’est pas un ami des Hongrois et ne le sera jamais". Pour l’Ukraine également, l’élection du candidat pro-européen est une bonne nouvelle, soulignent Liana Fix et Jack Silverman, car George Simion ne dissimule pas son antipathie à son égard, il y est interdit de séjour pour avoir instrumentalisé la minorité roumaine sur le thème de la protection de ses droits. Le soulagement était perceptible à l’OTAN, note der Standard, car la Roumanie est, avec la Pologne, l’État le plus important de son flanc oriental. Conjointement avec la Slovaquie et la Hongrie, Bucarest aurait pu bloquer l’assistance militaire à Kiev, alors que, jusqu’à présent, la Roumanie est un soutien fiable de l’Ukraine, souligne aussi la Süddeutsche Zeitung. De même au sein de l’UE, Orbán et Fico auraient gagné avec l’élection de Simion un nouvel allié, "coup dur pour Kiev et Bruxelles". Le Président Dan doit maintenant s’attaquer aux causes de la progression de l’extrême-droite - les inégalités et le ressentiment qu’elles alimentent - tâche difficile dans un contexte de déficits publics importants, observe Mihaela Mihai. L’exemple de la Roumanie montre cependant que la victoire des nationalistes et des populistes n’est pas irrésistible, souligne Michael Martens. 

L’avenir du gouvernement Tusk en question

Néanmoins, deux semaines après la victoire de Nicușor Dan, la Pologne emprunte à nouveau une voie nationaliste avec la courte victoire de Karol Nawrocki (crédité de 50, 89 % des voix) lors d’un scrutin marqué par une participation record et par une polarisation de la société polonaise, relève le quotidien berlinois Tagesspiegel. Le candidat du PiS avait tenu un meeting commun avec George Simion en Pologne, leurs partis (PiS et AUR) siègent dans le même groupe (CRE) au Parlement européen, note le site d’actualité Notes from Poland. Le résultat, très serré, du vote constitue un sérieux revers pour le Premier ministre Tusk, il montre que, malgré ses bons résultats économiques et un taux de chômage très bas, de l’ordre de 3 %, la Pologne également est un pays divisé, les électeurs de Nawrocki ont voté contre l’establishment libéral et marqué leur hostilité à un candidat qui personnifie l’élite. La diaspora polonaise a pour sa part largement soutenu Rafał Trzaskowski. Le nouveau Président, au passé contesté, a été plébiscité, non pas en dépit, mais à cause de son profil marginal et des scandales dans lesquels il a été impliqué, affirme die Zeit. Il était clair avant le scrutin, écrit la Nezavissimaïa Gazeta, que, quelle que soit son issue, "la Pologne resterait aux avant-postes du front anti-Kremlin occidental", et continuerait à militer en faveur de nouvelles sanctions et de la fourniture d’armes à l’Ukraine. Toutefois, le comportement de Donald Trump envers l’UE conduit à ce que la relation avec les États-Unis fasse désormais débat, remarque la chaîne ABC.

Karol Nawrocki a fait campagne sur des thèmes eurosceptiques (retrait de la Pologne du Green deal et du Pacte asile-immigration), remarque la chercheuse Maria Skóra, il a accusé l’UE de mettre en cause la souveraineté de son pays pour le subordonner à Bruxelles et à Berlin et s’est fait l’avocat d’un renforcement des relations bilatérales avec les États-Unis et le groupe de Visegrad. La victoire de Karol Nawrocki devrait constituer un encouragement pour les conservateurs trumpistes d’Europe centrale et aussi tendre les relations avec l’Ukraine, analyse l’agence Reuters. Certains experts s’interrogent en effet sur la pérennité de l’aide à ce pays, victime d’une agression. Traditionnellement, la Pologne est l’un des plus forts soutiens de Kiev et l’existence de la menace russe fait consensus, le pays a accueilli un grand nombre de réfugiés ukrainiens, mais une majorité de Polonais souhaite une politique d’immigration plus stricte et les agriculteurs sont inquiets de la concurrence à bas prix des exportations ukrainiennes, expliquent Liana Fix et Jack Silverman. Dans sa campagne, Karol Nawrocki a promis d’accorder la priorité aux Polonais pour l’accès à l’école et aux services sociaux. Tout en apportant son soutien à l’Ukraine, il a aussi déclaré ne pas envisager actuellement son adhésion à l’UE et à l’OTAN, souligne Notes from Poland.

La présence de Karol Nawrocki aux sommets de l’OTAN pourrait compliquer l’aide à l’Ukraine, redoute le Guardian. De plus, même si, aux Conseils européens, c’est le Premier ministre Tusk qui représente la Pologne, sa légitimité étant affaiblie, il sera tenté d’adopter une attitude plus rigide sur l’immigration et le Green deal, pronostique le Tagesspiegel. Après ce véritable "séisme", la mise en œuvre de l’agenda libéral et pro-européen du gouvernement Tusk (réforme judiciaire, lutte anti-corruption, etc…) risque plus que jamais d’être contrariée par le Président Nawrocki, à qui l’on prête l’intention de faire un usage plus agressif que son prédécesseur Duda du droit de veto qui lui est conféré par la constitution, avertit Jon Henley. Son objectif premier est en effet de ramener le PiS au pouvoir, les prochaines élections législatives étant prévues en 2027, précise le Tagesspiegel. D’ici là, la politique polonaise pourrait être paralysée, s’inquiète die Zeit, immobilisme qui accentuerait la défiance envers l’État et la démocratie. Pour réaffirmer son autorité et tenter de reprendre l’initiative, Donald Tusk a annoncé son intention de solliciter un vote de confiance du Parlement, indique Politico.

La mise en œuvre de l’agenda libéral et pro-européen du gouvernement Tusk risque plus que jamais d’être contrariée par le Président Nawrocki.

De plus en plus, les pays de l’ancien bloc socialiste empruntent une "voie particulière", en rupture avec les positions des pays fondateurs de la construction européenne, analyse Kommersant.

La République tchèque, où l’ancien premier Ministre Andrej Babiš est en bonne position pour revenir au pouvoir à la faveur des prochaines élections législatives cet automne, pourrait rejoindre ce mouvement. "Un nouveau bloc pourrait ainsi se substituer au pacte de Varsovie, rassemblant des pays qui rejettent nombre de valeurs et de principes défendus dans les grandes capitales européennes et jugés intangibles", auquel on pourrait ajouter les régions de l’ex-RDA, où l’AfD est le parti le plus populaire, écrit Maxim Ioussine. Le nouveau gouvernement allemand, qui ambitionne de redonner toute sa place au partenariat avec Varsovie - Friedrich Merz lui a réservé l’un de ses tout premiers déplacements à l’étranger, il affiche une bonne entente avec Donald Tusk et entend réactiver le "triangle de Weimar" - a réagi prudemment à l’élection de Karol Nawrocki et s’est contenté de "prendre note" du résultat du scrutin, remarque la FAZ. Les ambigüités de Karol Nawrocki sur l’Ukraine et sur la coopération avec l’UE pourraient remettre en cause le rôle de la Pologne comme pôle de stabilité régionale, observe le German Marshall Fund, la principale question étant de savoir le gouvernement Tusk n’aura été qu’une correction passagère avant le retour à une attitude plus nationaliste et transactionnelle qui tend à devenir la norme dans l’est de l’Europe. 

Copyright image : Wojtek RADWANSKI / AFP
Le Premier ministre polonais, Donald Tusk, et le président roumain nouvellement élu, Nicusor Dan, à Varsovie, le 25 mai 2025. 

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