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28/08/2023

Le crash de Prigojine, le Tsar Vladimir et le Don Poutine

Le crash de Prigojine, le Tsar Vladimir et le Don Poutine
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Que peut présager la mort d’Evgueni Prigojine pour l’avenir du régime de Vladimir Poutine, alors même que cet épisode vient encore épaissir le mystère enrobant l’affaire Wagner ? Faut-il y voir le point d’orgue et la conclusion d’une épopée rocambolesque ? L’énième rebondissement d'une histoire sans fin ? Dans ce papier, Michel Duclos analyse ce que ce nouvel incident révèle de la nature du régime russe, tout en s'interrogeant sur les conséquences qui peuvent en résulter pour la Russie.

Nul n’a été surpris par la mort accidentelle d’Evgueni Prigojine ; et il y a peu de doutes que l’accident soit signé, d’une manière ou d’une autre, Vladimir Poutine. 

Si la fin de partie de l’ancien malfrat devenu milliardaire et seigneur de la guerre ne surprend pas, elle n’en soulève pas moins d’innombrables questions : entre autres, pourquoi maintenant et pourquoi ce modus operandi ? Qu’est-ce que cet accident nous apprend sur le régime de Vladimir Poutine ? Quelles en seront les conséquences pour la Russie ?

Mais d’abord, comment un homme aussi averti des arcanes du système russe a-t-il pu prendre au premier degré l’amnistie accordée par le Kremlin à la suite de la mutinerie d’il y a deux mois ? Pourquoi ne s’est-il pas terré en Biélorussie conformément au deal qui paraissait avoir été passé entre le Kremlin et lui le 24 juin, lorsqu’il a arrêté la marche de ses troupes vers Moscou ? A-t-il simplement fait preuve d’un excès de confiance en la parole du président russe - peu probable  - ou d’un excès de confiance dans sa propre position au sein du système ? C’est cette dernière explication que retient l’excellent historien Vladislav Zubok dans son papier pour le blog Engelsberg Ideas. Evgueni Prigojine était un véritable "disque dur" incarné, possédant d’innombrables secrets sur les affaires de Vladimir Poutine ; il se croyait donc en mesure d’acheter sa sécurité par ce qu’il faut bien appeler une capacité de chantage à l’encontre du président russe. 
 

Evgueni Prigojine était un véritable "disque dur" incarné, possédant d’innombrables secrets sur les affaires de Vladimir Poutine

Selon cette logique, les deux mois écoulés depuis la fin de la mutinerie ont permis aux hommes du Kremlin de démanteler une grande partie de la capacité de nuisance du "disque dur".

Ainsi, des pans entiers de l’empire Prigojine – les fermes à trolls et autres – ont été nationalisés (ou l’équivalent dans le système russe : confiés à des amis du pouvoir). Des formes de transferts des actifs de Wagner en Afrique ont commencé à être mises en place,  tandis que différents contre-signaux endormaient la méfiance du partenaire de toujours de Vladimir Poutine. Dès lors, la loi de la mafia pouvait s’appliquer dans toute sa rigueur : celui qui avait défié le Don devait périr. Et périr dans des conditions ambiguës pour le grand public mais d’une clarté limpide pour les élites russes. Quoi de plus spectaculaire qu’un avion, contenant les principaux chefs de Wagner, s’abattant dans les parages de la résidence du Président à Valdaï ? 

Vladislav Zubok en conclut que l’on assiste à un glissement dans la nature du régime. Jusqu’à présent, celui-ci avait su préserver toutes les apparences d’un État, autoritaire certes, dissimulant des ressorts mafieux. Désormais, le tsar Vladimir laisse très clairement percer le Don Poutine, même si au lendemain de la liquidation du subordonné rebelle, dans une scène véritablement shakespearienne, le président a fait l’éloge d’un bon serviteur de la cause commune ayant obtenu de grands résultats - mais commis de graves erreurs. Pour aller dans ce sens, on peut argumenter qu’en effet la liquidation discrète d’un opposant, ou d’un traître pour parler comme Poutine, appartient au registre d’un régime policier classique (cf. le cas Skripal), ou les faux procès de type Navalny relèvent de la tradition des régimes autoritaires, voire totalitaires. La mise à mort à grand spectacle de Prigojine et de son état-major est caractéristique d’un pouvoir de type mafieux.

Notons cependant qu’une autre analyste pointue du régime russe, Tatiana Stanovaya, retient dans une tribune pour le New-York Times, une autre lecture. Pour elle, l’obsession de Vladimir Poutine a toujours été la préservation d’un État fort ; ce qu’il ne pouvait pardonner dans la mutinerie de Wagner – au-delà de la traîtrise personnelle de son chef à son égard – c’était l’affaiblissement de l’État ; la même préoccupation l’avait conduit à trancher en faveur des Shoigu et autres Guerassimov dans le procès que leur faisait en permanence le patron de Wagner. Tout cela est exact bien sûr, mais n’explique pas le modus operandi de l’exécution de Prigojine. Un vrai procès, fut-il de type stalinien, aurait été plus conforme à la notion d’État fort.  
 

Quoi qu’il en soit, le point le plus important est peut-être de savoir justement si le Président russe et son régime sortent plus forts ou non de l’épreuve qu’ils viennent de traverser. Dans un papier pour le FT, Alexander Gabuev, de la Carnegie, indique toutes les raisons pour lesquelles c’est le cas. Entre autres, la mise à mort de Prigojine et de ses principaux lieutenants supprime un risque de mise en cause du pouvoir établi.

l’obsession de Vladimir Poutine a toujours été la préservation d’un État fort ; ce qu’il ne pouvait pardonner dans la mutinerie de Wagner 

Dans le même temps (littéralement : le jour même de l’accident en plein vol de l’Embraer de Prigojine), la mise à l’écart du Général Sergueï Sourovikine, soupçonné de collusion avec le chef de Wagner, rétablit la verticale du pouvoir au sein de l’armée. De même, on se souvient qu’au lendemain de la mutinerie, l’arrestation d’Igor Strelkov, « grande gueule » du camp ultra-nationaliste, avait envoyé aux tenants de cette ligne le message qu’il était temps qu’ils se calment. Bref, on assiste bien à une reprise en main généralisée synonyme de recentralisation du pouvoir. 

On peut d’ailleurs anticiper qu’une dynamique s’enclenche vers de nouveaux crans dans le durcissement du régime, dont on a vu des étapes successives se mettre en place au moins depuis 2011-2012 et plus encore depuis 2021-2022 (réforme de la Constitution, affaire Navalny, suppression de Memorial, multiples lois répressives etc.). 

Reste à notre sens que l’élimination de Prigojine ne renforce pas spécialement la main de Vladimir Poutine face aux défis immédiats qu’il doit affronter. Signalons, par ordre d’importance croissante : 

  • L’image de la Russie sur le plan international : l’élimination de Prigojine coïncide avec la tenue du sommet des Brics en Afrique du Sud, où M. Poutine n’a pu se rendre en raison de l’inculpation par le Procureur de la CPI (Cour Pénale Internationale) ; ce sommet a abouti à la prise de décisions importantes s’agissant notamment de l’élargissement du club à l’Argentine, l’Ethiopie, l’Egypte, l’Iran, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis. La Russie était favorable à cet élargissement, à la différence de l’Inde et du Brésil. Mais Moscou ne doit pas se faire d’illusion : c’est le leadership de la Chine qui s’affirme clairement au sein du groupe, dont l’élargissement ne peut en outre que diluer davantage le rôle de la Russie.

L’élimination de Prigojine ne renforce pas spécialement la main de Vladimir Poutine face aux défis immédiats qu’il doit affronter

L’élimination brutale d’un rival interne par le pouvoir russe n’est certes pas de nature à effaroucher bien des dictateurs du Sud global, mais qu’en est-il dans les opinions indiennes ou brésiliennes, voire dans d’autres pays ?

  • La détérioration de la situation économique russe : malgré le talent des libéraux systémiques qui gèrent les grands équilibres macro-économiques du pays, le rouble plonge, les recettes des ventes de pétrole ont diminué de moitié depuis le début de l’année, certains composants technologiques pour le renouvellement des armes sophistiquées russes font désormais défaut, les sanctions occidentales commencent à produire leurs effets. Sur tous ces points, la disparition de Wagner ne rendra pas la situation plus facile pour le Kremlin ; elle peut même la compliquer si les actifs de la Compagnie en Afrique ne sont pas correctement récupérées par l’État russe. 
  • La situation militaire en Ukraine : c’est évidemment la question qui surplombe toutes les autres. Il semble que la contre-offensive ukrainienne commence à marquer des points. Dans son esquisse d’éloge funèbre, Poutine lui-même a crédité Prigojine d’avoir joué un rôle utile sur le front ukrainien. Les généraux russes sont maintenant au pied du mur. Il est possible que certains d’entre eux en viennent à regretter l’efficacité des "musiciens" de Wagner. Surtout, si le front russe est enfoncé sur certains points, on pourrait assister à la montée en puissance d’un mythe Prigojine dans une partie de l’armée, des services de sécurité et de l’opinion. Le président Poutine risque de se trouver de plus en plus seul. C’est d’autant plus le cas qu’il se trouve désormais privé d’une des « cordes à son arc » et dépend donc plus encore des seules « structures de force » (services de renseignements, armée).

En dernière analyse cependant, à la question des conséquences de l’affaire Prigojine-Wagner, une partie de la réponse se trouve dans les capitales occidentales. La stratégie occidentale devrait consister à exploiter les opportunités qu’offre ce moment particulier de la disparition de Wagner,notamment bien sûr en Afrique (n’est-il pas temps de contrer sérieusement les menées russes en Afrique de l’Ouest ?), mais aussi auprès des opinions y compris dans le Sud global (le système de pouvoir russe constitue-t-il vraiment un modèle ?) et bien entendu en Ukraine même.

La stratégie occidentale devrait consister à exploiter les opportunités qu’offre ce moment particulier de la disparition de Wagner

Sur ce dernier point, au moment où les préparatifs semblent s’accélérer pour l’envoi d’avions de combat F16 aux Ukrainiens, il faut relever que l’économie russe s’est montrée jusqu’ici capable de financer la guerre en Ukraine mais qu’elle ne serait pas en mesure de financer une intensification du conflit. C’était là l’une des conclusions de notre étude parue en juillet sur l’avenir du régime Poutine et l’un des points que souligne Sergei Guriev dans son entretien avec  Gideon Rachman dans le FT.

En bref, les Occidentaux, qui avaient adressé des messages de  "réassurance" au Kremlin au moment de la mutinerie de Wagner, sauront-ils tirer parti de la mauvaise passe actuelle du pouvoir russe ? 

 

Copyright photo :  Olga MALTSEVA / AFP

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