Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
20/09/2023

La résilience de l’économie mondiale est-elle durable ?

Imprimer
PARTAGER
La résilience de l’économie mondiale est-elle durable ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Inflation, resserrement monétaire, baisse du commerce... Sur fond de "permacrise", comment se porte l’économie mondiale aujourd'hui ? Dans cet article, Eric Chaney, expert associé sur les questions économiques, relève un ralentissement de l'économie, mais surtout une résistance, plus puissante qu'on ne l'attendait. D'où vient-elle et peut-elle durer ? Si le risque de récession est toujours présent, notamment pour les agents économiques les plus endettés, des nuances régionales doivent être relevées, des États-Unis à la Chine en passant, bien sûr, par l'Europe et la France.

Le tir de barrage des grandes banques centrales de la planète destiné à conjurer le risque d’inflation endémique a fait craindre, jusqu’à tout récemment, une récession mondiale. Non seulement celle-ci ne s’est pas produite dans les pays développés, mais on ne voit toujours pas de signe avant-coureur convaincant d’une imminente récession. Bien sûr, on n’augmente pas les taux directeurs de 5,5 points de pourcentage (Réserve Fédérale) ou de 4,25 points (BCE) sans que les économies n’en souffrent. De fait, les signes de fragilité ne manquent pas : faillite des banques SVB et Crédit Suisse, atonie de la demande en Europe, baisse de certains marchés immobiliers… Mais l’emploi résiste aux vents contraires des deux côtés de l’Atlantique, et les marchés d’actions sont en progression régulière, après avoir encaissé durement l’impact des hausses de taux. C’est plutôt rassurant, puisque ces deux variables sont les principaux déterminants de la confiance des ménages.

Pour juger de la durabilité de la reprise, il faut se demander quels sont les facteurs économiques à l’origine de cette résilience surprenante, et, plus important encore, s’ils sont pérennes. Il est à craindre qu’ils ne le soient pas et que le risque de récession en 2024 soit toujours là.

De la "récession de bilan" à la "résilience de bilan

Il y a dix ans, Richard Koo, chef économiste de Nomura, avait mis en avant le concept de "récession de bilan" ("balance sheet recession") pour expliquer ce que Larry Summers baptisera plus tard "stagnation séculaire" ("secular stagnation", qu’il vaudrait mieux traduire par stagnation durable). L’idée originale de Koo, inspirée des travaux de Keynes après la Grande Dépression et surtout de sa propre analyse de la stagnation de l’économie japonaise après 1980, était que la forte baisse de la richesse nette des ménages et des entreprises empêchait la reprise de la demande privée, les agents cherchant à reconstituer leur richesse en épargnant plutôt qu’en dépensant. Ce cadre d’analyse reste utile pour comprendre le ralentissement structurel de l’économie chinoise - nous y reviendrons - mais c’est son image en miroir qui offre l’élément explicatif le plus convaincant de la résilience des économies occidentales.
 

L’une des conséquences des réactions économiques à la pandémie de Covid-19 fut le gonflement artificiel et durable de la richesse nette (le bilan) des entreprises et ménages.

Pour paraphraser Richard Koo, on pourrait parler aujourd’hui de "résilience de bilan". L’une des conséquences les plus surprenantes des réactions de politique économique à la pandémie de Covid-19 fut le gonflement artificiel et durable de la richesse nette (le bilan) des entreprises et des ménages, à coup d’injections massives de liquidités par les banques centrales (alimentant l’inflation des prix immobiliers), et de dépenses budgétaires débridées allant presque directement dans les comptes en banque des ménages et des entreprises. La chute de l’offre et de la demande causée par les politiques sanitaires était exogène et les États qui en avaient les moyens, c’est-à-dire les pays développés, ont eu la main lourde pour amortir le choc et éviter une spirale contractionniste dans une période par définition très incertaine.

L’ironie de l’histoire est que ces remèdes de cheval étaient justement ce que prônait Richard Koo pour mettre fin à la stagnation "séculaire" : une politique budgétaire très agressive, soutenue par une politique monétaire la plus complaisante possible, le risque d’inflation étant considéré comme négligeable après tant d’années d’inflation extrêmement basse. Il n’imaginait pas qu’il faudrait une pandémie potentiellement dévastatrice pour que ses préconisations jugées à l’époque hétérodoxes soient mises en œuvre.

La pandémie est pour l’essentiel passée, mais les bilans sont, encore aujourd’hui, en meilleure forme qu’ils ne l’étaient en 2019. En témoignent la hausse des prix immobiliers résidentiels aux États-Unis (+43 % de fin 2019 à mi 2023 selon l’indice Case-Shiller) et en France (+18 % pour la même période selon l’indice Insee) ou celle de la richesse nette des sociétés non financières aux États-Unis (+32,6 % de fin 2019 à mi 2023) ou en France (+16,8 % de fin 2019 à fin 2022 selon le TEE de l’Insee). Avec la sagesse que donnent les observations rétrospectives, on peut penser que les injections du Dr Koo ont été administrées en quantité excessive, contribuant au retour de l’inflation et nous faisant passer du risque de récession de bilan à une telle résilience de bilan que l’action des banques centrales a bien de la peine à entamer le dynamisme de la demande.

La résilience économique est-elle pérenne ? On peut en douter

Si la stagnation diagnostiquée par Larry Summers est peut être "séculaire", la résilience des bilans ne l’est certainement pas. La question est plutôt de savoir combien de temps il faudra avant que les bilans ne jouent plus leur rôle de bouclier contre la hausse des taux d’intérêt.

Du côté des entreprises, les dernières données sont plutôt rassurantes, voire surprenantes dans le cas des États-Unis où, malgré le relèvement de 550 points de base des taux directeurs, la charge nette des intérêts payés par les entreprises non financières a baissé de 31 % depuis la première hausse de taux. L’explication de ce paradoxe vient du désendettement continu des entreprises américaines, passé de 85 % du PIB mi 2021 à 78 % fin 2022. Pour les sociétés françaises, la charge d’intérêt a légèrement augmenté, la baisse de l’endettement ne parvenant pas à compenser la hausse des charges.Avec la poursuite de la hausse des taux, la situation évolue rapidement, comme le montre l’enquête auprès des trésoriers d’entreprise de l’AFTE et Rexecode, avec une forte dégradation de l’opinion sur la trésorerie globale depuis le début de l’année.

À terme, les entreprises ne pourront éviter une trop forte hausse de la charge d’intérêt qu’en se désendettant, au détriment de leur développement, de leurs investissements en particulier. Pour la zone euro, l’enquête qualitative sur les conditions de crédit bancaire de la BCE révèle à la fois un durcissement des standards selon lesquels sont accordés les prêts en 2023, et une baisse de la demande de crédit, le premier facteur expliquant largement le second.

Si les bilans ont offert une protection bienvenue face à la remontée des taux d’intérêt, celle-ci ne peut par définition qu’être transitoire. 

Si les bilans ont offert une protection bienvenue face à la remontée des taux d’intérêt, celle-ci ne peut par définition qu’être transitoire.Le but des politiques monétaires est en effet d’affaiblir la demande, de façon à faire refluer l’inflation domestique. Si, aux États-Unis, il est possible que la solidité des bilans et le dynamisme de la demande requièrent de nouveaux resserrements monétaires, en revanche, la période de grâce touche probablement à sa fin en Europe, ce qui devrait convaincre la BCE de s’en tenir aux hausses déjà décidées. 

La hausse du prix du pétrole pourrait déclencher la récession

Parmi les vents contraires qui augmentent le risque de récession, le plus préoccupant est la hausse du prix du pétrole - des pétroles devrait-on plutôt dire - résultant d’une stratégie délibérée de l’Arabie Saoudite. Disposant d’une capacité de production d’environ 11 millions de barils par jour (mbj), le royaume a réduit sa production à 9 mbj dans le cadre des accords OPEP+ avec la Russie et annoncé en juillet que cette politique serait poursuivie. Résultat, le cours de la variété exportée par l’AS, l’Arabian Light, a atteint 100 $/b, celui du Brent 95 $ (19 septembre) et le WTI américain 91 $.

Les raisons de la stratégie saoudienne ne sont pas claires.Officiellement, il s’agit de soutenir les cours dans un contexte d’affaiblissement de la demande. L’argument est spécieux, car la hausse des cours réduira encore plus la demande en raison de son effet dépressif sur l’économie mondiale. Avec une demande encore plus faible, l’Arabie Saoudite devrait réduire encore plus sa production pour maintenir les cours. Il ne faut pas en effet compter sur la Russie pour le faire, les ressources en dollars étant le nerf de sa guerre contre l’Ukraine. Ce faisant, elle érodera de plus en plus sa part de marché et, parallèlement, ses revenus (qui sont le produit des quantités exportées par leur prix) et, plus important encore, son pouvoir de marché. On est bien placé pour le savoir à Riyadh, puisque la stratégie de maintien des cours par restriction de la production mise en place après la révolution iranienne de 1979 dut être abandonnée en 1985, la chute de la part de marché saoudienne étant devenue intolérable.

La stratégie saoudienne d'augmentation du cours du pétrole, si elle était maintenue, aggraverait sérieusement le risque d’une récession mondiale.

Quelles qu’en soient les raisons - pression sur les États-Unis en échange d’armes, soutien à la Russie ? - la stratégie saoudienne, si elle était maintenue, aggraverait sérieusement le risque d’une récession mondiale. En effet, l’augmentation du prix du pétrole n’est pas un jeu à somme nulle pour l’économie mondiale : les pays importateurs ayant une propension à consommer plus importante que les exportateurs (l’OPEP), la hausse du prix entraîne bien une contraction de la consommation et de l’investissement au niveau mondial. S’ajoute une circonstance aggravante : le renchérissement du pétrole survient alors que la Réserve Fédérale est bien déterminée à réduire l’inflation et à reconstruire sa crédibilité anti-inflationniste. La politique saoudienne pourrait être l’un des facteurs poussant Jerome Powell à relever le taux directeur de la Fed vers 6 %.

Non seulement l’augmentation du prix du pétrole (dont les États-Unis sont le principal producteur mondial) va relancer l’inflation, alors qu’on célébrait sa baisse, mais, dans le contexte d’un marché du travail toujours tendu, elle ne peut que galvaniser les revendications salariales, comme celle d’une augmentation de 36 % par le syndicat UAW de l’automobile. 

Inégaux devant le risque de récession

Si le resserrement des conditions de crédit et la hausse du prix du pétrole augmentent le risque d’une récession mondiale, la distribution des risques entre les régions et les pays est loin d’être uniforme. 

L’endettement du secteur privé et, dans le cas d’États à faible crédibilité budgétaire, celui des administrations publiques, est clairement un facteur aggravant. Parmi les pays développés, ceux dont le secteur privé est le plus endetté sont la France (228 % du PIB fin 2022 selon la BRI), le Canada (216 %), les Pays-Bas (232 %), la Suède (268 %) et la Suisse (271 %). La forte hausse des prix immobiliers, et donc de l’actif des ménages et des entreprises, explique en partie les niveaux d’endettement élevés observés en France, en Suède et en Suisse. Mais comme on l’a vu aux États-Unis en 2007 et comme on commence à le constater en France, les prix immobiliers peuvent baisser, tandis que les dettes sont toujours là, réduisant la richesse nette et donc à la fois les capacités de remboursement et d’obtention de nouveaux crédits. Le secteur des entreprises mérite une attention particulière, puisque de sa bonne santé dépend l’emploi. De ce point de vue, la situation française n’est pas bonne, avec un endettement des entreprises de 162 % du PIB fin 2022, contre 105 % en moyenne dans la zone euro et 78 % aux États-Unis.

Enfin, les marges budgétaires conditionnent la capacité des États à amortir la dégradation de la demande privée, si celle-ci venait à se produire. Sous cet angle, la situation américaine est préoccupante, non pas tant en raison du niveau élevé de la dette publique (112 % du PIB fin 2022 selon la BRI), mais parce qu’à l’approche des élections, l’administration Biden sera contrée dans ses tentatives de soutien à l’économie par la majorité républicaine à la Chambre. Un nouvel épisode du chantage au non relèvement du plafond de la dette est d’ailleurs probable.

L’endettement du secteur privé et, dans le cas d’États à faible crédibilité budgétaire, celui des administrations publiques, est un facteur aggravant.

En Europe, les champions de l’endettement public, Italie (144 %), Espagne (113 %), France (112 %) et Royaume-Uni (qui ne bénéficie pas du soutien implicite de l’Allemagne via la BCE) seront plus à la peine pour soutenir leurs économies que l’Allemagne, dont la dette publique est inférieure à 70 % du PIB et qui, comme elle l’a montré lors de la pandémie et à nouveau lors de la crise énergétique, n’hésitera pas à recourir au budget pour soutenir une économie plus touchée que d’autres par la crise énergétique.

Les pays moins avancés non producteurs de ressources énergétiques (pétrole, charbon et gaz) seraient les plus durement touchés en cas de récession mondiale. La hausse des taux mondiaux est déjà un facteur déstabilisant pour les plus endettés, en Afrique et en Amérique Latine.

Les pays moins avancés non producteurs de ressources énergétiques seraient les plus durement touchés en cas de récession mondiale.

Le cas le plus atypique est celui de la Chine, seul pays dans le monde à avoir assoupli sa politique monétaire pour tenter de lisser dans le temps les conséquences de l’éclatement de sa bulle immobilière. Si les pays développés ont pu être un temps protégés par leur "résilience de bilan", la Chine semble bien relever de la "stagnation de bilan" diagnostiquée par le Dr Koo (voir à ce sujet la très éclairante Note de François Godement pour l’Institut Montaigne), comme le montre le niveau extraordinairement élevé de l’épargne privée (46 % du PIB en 2021 selon la Banque Mondiale). En conjonction avec d’autres facteurs comme la démographie, ce poids mort réduira son taux de croissance potentiel dans les années à venir.

En cas de récession mondiale, on ne pourra pas compter sur la Chine pour relancer la machine, car elle-même aura des difficultés à le faire pour sa propre économie intérieure.

Copyright Image : MARIO TAMA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne