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14/03/2024

Du Super Tuesday au discours sur l’état de l’Union

Du Super Tuesday au discours sur l’état de l’Union
 Amy Greene
Auteur
Spécialiste de la politique américaine, Université Paris Sciences et Lettres, Sciences Po

Jeudi 7 mars, Joe Biden se prêtait au traditionnel exercice du "Discours sur l’état de l’Union" (State of the Union speech, SOTU), qui s’attache habituellement à dresser le bilan de l’année écoulée et à tracer des perspectives pour celle qui va suivre. Mais, au lendemain du Super Tuesday et à l’heure d’une campagne électorale lourde d’enjeux, scrutée avec inquiétude par la communauté internationale et suivie avec attention par les électeurs américains, le rituel a pris pour Joe Biden la tournure d’un discours de campagne et d’une tentative pour reprendre l’ascendant sur sa stature de président-candidat. Quelles grandes lignes se dégagent de ce discours programmatique ? Comment s’inscrit-il dans les enjeux d’une campagne tendue ?

Le discours sur l'état de l’Union est un exercice rituel, renouvelé tous les ans, au cours duquel le Président, devant une assemblée du gouvernement - les deux chambres du Congrès et la Cour suprême - revient sur le bilan de son action de l’année écoulée tout en fixant le cap de l’année à venir. Ce discours long et détaillé ne suscite généralement pas d’enthousiasme particulier auprès du public américain. Il ne réussit pas non plus à convertir les sceptiques de la politique présidentielle. À quelques exceptions notables (on pense ici à "l’axe du mal" dénoncé par le président George W. Bush lorsqu’il se prêta à l’exercice en janvier 2002), le discours sur l'état de l’Union ne fait pas événement. En pleine période électorale - la présidentielle de surcroît - les enjeux se sont révélés cette année plus importants et la visibilité de cette prise de parole en a été accrue, non seulement auprès de l’opinion publique américaine mais aussi de la communauté internationale. Le discours prononcé par Joe Biden le 7 mars 2024 était, à tous les égards, atypique, à l’image de la course à la réélection dans laquelle se trouvent engagés les deux principaux concurrents - président actuel contre ancien président.

Le discours prononcé par Joe Biden le 7 mars 2024 était, à tous les égards, atypique.

On peut noter une singularité additionnelle : le discours présidentiel est intervenu, cette année, à quelques jours de l’importante échéance électorale que constitue le Super Tuesday, jour au cours duquel quinze États (dont les plus grands en termes de population) votent pour les primaires démocrates et républicaines.

Dans une campagne dite "classique", les résultats de cette journée peuvent faire bouger les lignes. Il y a quatre ans, Joe Biden était face à dix candidats démocrates au moment du Super Tuesday. En 2016, Donald Trump se trouvait face à un nombre élevé d’adversaires (dont Ted Cruz, John Kasich et Marco Rubio), dans une course républicaine particulièrement concurrentielle, où figuraient, sur la ligne de départ, douze candidats au total. C’est en général le Super Tuesday qui permet de dessiner les premières dynamiques de l’élection et de distinguer les  candidats sérieux des autres, sans pour autant sceller de manière définitive les primaires.

Mais, cette année, à l’approche du Super Tuesday, le duel Biden-Trump était quasiment scellé. Cette échéance électorale a néanmoins eu l’avantage de clarifier un paysage aux incertitudes persistantes, Nikki Haley ayant décidé d’abandonner sa candidature, sans pour autant affirmer explicitement son soutien à Trump. C’est donc lors de ce Super Tuesday que les Américains ont eu la confirmation du choix qui s’offrait à eux : un choix par défaut, entre deux candidats aux fragilités notables. Pour la première fois depuis les années 1950, l’élection présidentielle de 2024 verra s’affronter de nouveau les deux mêmes candidats. Cette dynamique a joué lorsque, dans la configuration solennelle du discours sur l’état de l’Union, Joe Biden a pris la parole pour la dernière fois de son premier mandat.

A l’issue du Super Tuesday ...

En dépit du caractère hautement prévisible des résultats du Super Tuesday, ce jour a néanmoins livré plusieurs leçons importantes pour les mois à venir.

Trump a réussi une reprise en main totale du GOP

Dans les États ayant voté en premier, les électeurs de Trump et ceux de Nikki Haley se distinguaient par les motivations de leur vote : une majorité des électeurs de Trump sont attachés à la personnalité même de leur candidat tandis que 4 électeurs de Nikki Haley sur 10 ont indiqué voter pour éviter que Trump ne l’emporte. Une grande partie du soutien de Nikki Haley est venue finalement des électeurs modérés, indépendants (non affiliés) et même des Démocrates qui ont pu, dans certains cas, voter lors des primaires républicaines. Les victoires de Donald Trump ont été décisives, voire écrasantes pour certaines (83% du vote dans l’Alabama, 75% en Caroline du Nord). Sa popularité semble augmenter sans cesse au sein du parti républicain.

Nikki Haley s’était présentée à son parti  comme étant le dernier rempart contre un Trump en plein essor, mais tous les signaux confirment de façon incontestable que la préférence des Républicains va à Trump, qui a été investi trois fois de suite par son parti. Ces premiers signaux peuvent provoquer la consternation parmi les Démocrates également puisque Trump a réussi à rallier une partie de leurs électeurs traditionnelsparmi les Noirs et les Hispaniques. L’une des raisons à cela est qu’une majorité d’Américains l’associe à la croissance économique et à la fermeté sur l’immigration illégale.

Ces premiers signaux peuvent provoquer la consternation parmi les Démocrates également puisque Trump a réussi à rallier une partie de leurs électeurs traditionnels parmi les Noirs et les Hispaniques.

Trump et Biden doivent encore convaincre

Au-delà des électeurs républicains lors des primaires (il convient de rappeler que le nombre d’électeurs allant aux urnes lors des primaires ne représente qu’une fraction des électeurs pris dans leur ensemble), l’attractivité plus large de Trump reste moins certaine. Puisque la plupart des électeurs de Nikki Haley ont choisi de voter pour la candidate afin d’éviter l’ancien président, il ne peut pas compter sur leur soutien au mois de novembre. Joe Biden le sait, c’est pourquoi il a appelé publiquement ces électeurs déçus à reporter leurs votes sur sa propre candidature. Si Trump sait attirer son électorat par des messages dérivant de plus en plus à droite, sa vision de et pour l’Amérique - toujours plus sombre et fataliste - saura-t-elle résonner à l’échelle nationale et auprès de tous les électeurs ?  Autrement dit, à quel point pourra-t-il convaincre en dehors de ceux qui sont déjà d’accord avec lui ?

Concernant Joe Biden, son âge, un thème central de cette campagne, joue en sa défaveur. Il est le président le plus âgé de l’histoire du pays et aurait 86 ans à la fin d’un deuxième mandat. Âgé de seulement quatre ans de plus que son adversaire, Joe Biden se trouve confronté à des doutes portant sur ses capacités cognitives et son endurance  physique. Largement impopulaire, y compris au sein de son propre parti, il se présente à une Amérique qui ne veut pas de sa candidature. Pendant la campagne de 2020, Biden avait déclaré être là en guise de "pont vers l’avenir", "rien de plus", donnant l’impression de se concevoir comme le président d’un seul mandat, sorte de président de transition, qui saurait passer le bâton à un successeur choisi - plus logiquement à sa vice-présidente, Kamala Harris. Mais Joe Biden n’a pas réussi, à ce stade, à faire émerger de nouveaux talents prêts à assumer la plus haute fonction et Harris non plus n’a pas convaincu. Face à l’hypothèse d’un deuxième mandat de Trump, Joe Biden considère toujours être la seule option crédible pour le battre.

Au-delà de son âge, l’impopularité de Biden trouve son origine dans d’autres dossiers. Vivement contesté au sein de son parti pour le soutien américain envers Israël depuis l’attaque du 7 octobre 2023, Biden fait face à une véritable fronde. Dans le Michigan, où l’on trouve une large population arabo-américaine, une initiative a été lancée afin de rendre possible, lors de la primaire démocrate, le vote en faveur d’une option portant la mention "non-engagé": cette deuxième option, qui n’est ni une personne ni un candidat, incarne l’opposition à la politique de Biden et a pour objectif d’obliger le président à ajuster sa stratégie moyen-orientale. Elle a récolté 13 % des votes. Une initiative similaire, dans le Minnesota, a reçu 20 % des votes face à Biden. D’autres États offrent des propositions similaires "non alignées" ou "sans préférence" - lors des primaires démocrates. Ces électeurs, issus de l’aile progressive du parti, pourraient mettre Joe Biden fortement en difficulté. Certes, ils constituent une minorité - conséquente - des résultats dans leur ensemble, mais il s’agit de votes dont Joe Biden ne pourra  pas faire l’économie en novembre : pour certains, ils auront un rôle déterminant dans les États que Joe Biden a gagnés de justesse en 2020.

Dans une élection où la mobilisation des électeurs sera absolument décisive, aucun des deux candidats ne peut se permettre l’apathie ou la désertion de ses soutiens.

Ces démocrates réfractaires  pourraient choisir de rester chez eux en novembre ou de s’orienter vers un candidat issu d’un troisième parti, générant un effet "spoiler" qui bénéficierait à Trump in fine. Dans une élection où la mobilisation des électeurs sera absolument décisive, aucun des deux candidats ne peut se permettre l’apathie ou la désertion de ses soutiens.

…en route vers le SOTU (State of the Union)

Le président Biden a utilisé ce discours pour étayer sa vision de l’Amérique et démarrer, de manière offensive, sa campagne. La figure de Trump, appelé "mon prédécesseur", a été sollicitée une dizaine de fois, ce qui est inhabituel dans un tel exercice. Joe Biden a saisi chaque occasion pour détailler le contraste entre Trump et lui-même, afin de mettre les États-Unis face à un choix de candidats qui s’est, depuis, confirmé définitivement.

La démocratie et la liberté comme thèmes centraux

La candidature de Joe Biden en 2024, comme celle de 2020, se présente donc comme un rempart à la crise urgente et existentielle que représenterait la réélection de Trump. Biden a déploré les mensonges de son opposant et a systématiquement souligné le contraste entre l’état du pays actuel et celui dont il avait hérité en 2020.

Joe Biden a rappelé le rôle de Donald Trump dans l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole et fustigé ses remarques invitant Vladimir Poutine à "faire ce qu’il veut" avec des pays européens qui ne contribuent pas assez financièrement (selon lui) à l’OTAN. Biden a même commencé son discours autour de la défense, sur ce point précis - avec un mot pour la lutte pour la liberté qui se déroule en Ukraine, confirmant sa détermination à arrêter Poutine qui, lui, ne s'arrêtera pas aux frontières de l'Ukraine. Biden a lié cette lutte, loin de Washington, à celle de la défense de la démocratie at home. Pendant son discours, il a rappelé que la protection de la démocratie et de la liberté ne se résume pas seulement au soutien à l’Ukraine (plus incertain que jamais), ni au besoin d'amener devant la Justice les émeutiers du 6 janvier. Il a également parlé de la liberté fondamentale des femmes de disposer de leurs corps. Rappelant les lois et prises de position républicaines sur le sujet, Biden a touché là l’un des points sensibles du public américain. Ce sujet était un catalyseur lors des élections de mi-mandat en 2022 notamment, et dans d’autres élections plus locales. Le droit à l’IVG - ne relevant plus d’un droit protégé par la Constitution selon une décision de la Cour suprême en 2022 - suscite une colère et une mobilisation qui transcendent les affiliations partisanes. En inscrivant cette présidentielle dans la nécessité de se positionner du côté de la liberté, à l’international et sur la scène nationale mais aussi concernant le corps des femmes, Joe Biden a voulu montrer qu’il était le seul candidat capable et volontaire pour protéger les principes les plus fondamentaux de la démocratie et de la règle du droit.

L’économie : ça passe ou ça casse ?

Pendant le SOTU, Joe Biden a présenté son bilan économique comme "la meilleure histoire de come-back jamais racontée". Les indicateurs économiques redeviennent positifs : la confiance des consommateurs commence à grimper, la croissance salariale dépasse celle de l’inflation, le chômage est revenu à des niveaux pré-Covid, la bourse atteint des records. Mais Biden n’en reçoit aucun crédit. Les Américains sont pessimistes quant à la situation économique, et ils ne croient pas que la politique de Biden puisse les aider.

Au contraire, c’est Trump qu’ils associent davantage à la santé économique du pays. Là encore, un Biden combatif a tenté de raconter une autre histoire aux Américains, en leur montrant d’où ils étaient partis pour mieux situer la situation actuelle. L’économie figure parmi les problématiques les plus au cœur des préoccupations des électeurs.

Les Américains sont pessimistes quant à la situation économique, et ils ne croient pas que la politique de Biden puisse les aider.

Biden sait que les électeurs votent souvent avec une question en tête : votre situation est-elle meilleure qu’il y a quatre ans ? Il a utilisé son discours sur l’état de l’Union pour contredire la vision très pessimiste des Américains et promettre des réponses concrètes visant à améliorer visiblement la vie quotidienne des Américains, comme l’encadrement de la "shrinkflation" ou l’augmentation des impôts sur les ultra-riches.

L’immigration, une préoccupation pour tous les électeurs

L’immigration illégale est habituellement la priorité du parti républicain. En cette année électorale, à la différence d’autres années, l’immigration est devenue la préoccupation première de très nombreux Américains, au-delà des franges républicaines. Ce changement est alimenté en grande partie par une augmentation du nombre de Républicains inquiets sur cette question, inquiétude qui a presque doublé en trois ans. Mais plus largement, cette thématique s’est imposée comme incontournable, sous l’influence du récit républicain d’une immigration débridée et non maîtrisée. Une autre raison expliquant ce phénomène est le fait qu’un nombre croissant d’Américains vit cette problématique directement. Le nombre de passages à la frontière sud a bondi, et un sujet précédemment relégué aux zones frontalières est désormais à la vue de tous. Des lieux traditionnellement accueillants à l’égard de l’immigration, comme Denver ou encore New York, voient leurs infrastructures d’aide sociale et solidaire - déjà sous tension - véritablement à bout de souffle. Des centres d'hébergement à New-York ou à Chicago, par exemple, ne peuvent plus recevoir de nouveau public, renvoyant des centaines de migrants dormir dans des tentes au sein des camps sanctionnés ou non. Dans certaines grandes villes, des enfants migrants vendent des bonbons dans les métros. Plus de la moitié des Américains est d’accord sur quelques politiques pouvant améliorer la situation (augmentation du nombre de juges pouvant instruire les demandes d’asile, ouverture de nouvelles voies vers l’immigration légale, renforcement des mesures de renvoi ), mais 8 sur 10 sont surtout d’accord pour considérer que  le gouvernement fédéral gère mal le sujet. Biden se trouve coincé. Après avoir promis - sans résultat - une réforme massive de l’immigration, Biden doit désormais reprendre la main sur un problème hors de contrôle en développant une politique tout de même alignée sur les principes et les attentes de son parti de gauche et convaincre le public américain qu’il n’est pas - là encore - victime de sa propre faiblesse.

Copyright image : Saul LOEB / POOL / AFP

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