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03/07/2023

Chine-Inde : regards croisés

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Chine-Inde : regards croisés
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il se penche sur la rivalité sino-indienne dans la montée en puissance du continent asiatique.

"Le vingt et unième siècle sera asiatique." Il existe presque comme un consensus autour de cette affirmation. Mais de quelle Asie s'agit-il ? Depuis quelque temps, la question est posée : l'Asie chinoise ou l'Asie indienne ? La rivalité entre les deux géants asiatiques risque-t-elle de remettre en cause les perspectives du continent asiatique ?

Fin juin, lors d'une conférence internationale qui se tenait dans un grand hôtel de la Côte d'Azur, j'ai pu assister en direct - tel un spectateur privilégié - à des échanges à fleurets mouchetés, mais néanmoins "musclés", entre Indiens et Chinois.

Les Indiens mettaient en avant l'arme démographique, les Chinois l'arme économique.

"À la fin de ce siècle, compte tenu des évolutions démographiques respectives de nos deux pays, il y aura 650 millions d'Indiens de plus que de Chinois", disait avec douceur un délégué indien. "Avec une simple croissance à 2 %, la Chine crée en 10 ans l'équivalent de la richesse indienne", répondait avec la même douceur un délégué chinois. Fort logiquement, les Indiens mettaient en avant l'arme démographique, les Chinois l'arme économique.

L'énergie et le dynamisme des Indiens

Spectateurs d'un échange qui n'existe, pour partie au moins, que du fait de leur déclin absolu ou relatif, les Occidentaux présents ne pouvaient que compter les points. En matière d'assurance, l'avantage était clairement du côté chinois, mais en matière d'énergie et de dynamisme, il était du côté indien.

De fait, on peut penser que les Indiens se comportent aujourd'hui comme le faisaient les Chinois il y a une vingtaine d'années. Avec plus de susceptibilité pourtant. Ils ne sont pas les héritiers de l'Empire du Milieu, mais les descendants de la période du Raj (l'Empire Britannique) et avant cela de l'Empire musulman Moghul.

Si l'on dit aux Indiens qu'ils ont un grand avenir devant eux à la tête du Sud Global, ils se fâchent, considérant que cette dénomination est presque insultante. "Le Sud, c'est le sous-développement, la misère, bref l'échec." Comment ose-t-on les intégrer à cette partie du monde ? Ils ne sont ni Est, ni Ouest, ni Sud, ils sont eux-mêmes, uniques, incomparables, les représentants d'un sous-continent dont l'heure est enfin venue.

"Le Sud, c'est le sous-développement, la misère, bref l'échec."

Les Indiens présents à cette réunion n'acceptaient pas non plus la moindre critique. Que l'on soulève l'idée que le nationalisme religieux du Premier ministre Narendra Modi puisse constituer un obstacle à la réussite de l'ambition indienne, en excluant les citoyens musulmans de ce projet, ils se fâchent."Il s'agit de thèses propagées par des journaux comme le New York Times qui ne comprennent rien à l'Inde et qui ne font que véhiculer des préjugés occidentaux, comme si leur seule ambition était de proclamer, bien à tort, la supériorité de leur système pourtant sur le déclin", disaient certains d'entre eux.

Les cicatrices du passé colonial

Il existe bien sûr des différences majeures entre les deux géants asiatiques, et pas seulement parce que pour le moment, ils ne jouent pas dans la même catégorie, tant sur le plan militaire que sur le plan économique. La Chine est une réalité incontournable, l'Inde un projet encore en devenir. Pour les Occidentaux, la Chine est au moins autant un risque qu'une opportunité. L'Inde ne constitue pas (pas encore ?) une menace. Les Indiens ont besoin des États-Unis pour équilibrer la Chine. La Chine, sauf sur le plan énergétique, n'a pas besoin de la Russie pour équilibrer l'Amérique.

La Chine est une réalité incontournable, l'Inde un projet encore en devenir.

Pour les Occidentaux, - prolongeant en cela leur arrogance d'hier, comme si le monde n'avait pas profondément changé au cours des dernières décennies - la seule question qui se pose est de savoir si le Sud Global choisira d'aller vers l'Ouest et son modèle démocratique, ou d'aller vers l'Est et son modèle autoritaire.

Vue par un Occidental, l'Inde est à la croisée des chemins. La première démocratie au monde devrait choisir l'Occident sans hésiter. Sur un plan strictement géopolitique, la menace, pour elle, ne vient pas de l'Ouest mais de l'Est, c'est-à-dire de la Chine. Mais les cicatrices du passé colonial et impérial - parce qu'elles sont toujours présentes et douloureuses - introduisent un élément d'incertitude. L'Inde rêverait d'être pour l'Asie - entre la Chine et les États-Unis - l'équivalent de ce que fût la Grande-Bretagne pour le monde au XIXe siècle : le balancier.

De fait, on serait tenté de dire que la Chine regarde l'Inde comme l'Amérique regarde l'Europe, avec une certaine forme de condescendance : à cette différence près que, vue de Washington, l'Europe est le passé, alors que vue de Pékin, l'Inde est peut-être un futur.

Un passage de flambeau vers l'Asie

Ce qui est clair, c'est que vue d'Asie, la guerre en Ukraine n'a évidemment pas la même centralité que pour nous. Les Chinois peuvent s'inquiéter des erreurs stratégiques, sinon de la confusion politique des Russes, mais Indiens et Chinois voient dans cette guerre comme la confirmation du passage du flambeau de l'Histoire vers l'Asie. Et c'est un processus qui, du fait de la guerre, est en train de s'accélérer.

Dans son dernier livre The Jungle grows back (La Jungle regagne du terrain), l'essayiste américain Robert Kagan déplore l'impact sur le monde du déclin de l'Amérique. Comme si la montée en puissance de géants asiatiques ne pouvait que représenter un danger pour la stabilité. Comme si l'Amérique, par ses aventures militaires malheureuses, n'avait pas elle-même largement contribué au désordre du monde.

Il existe, de facto, de nombreux parallélismes entre la relation Chine/États-Unis et la relation Inde/Chine. Pour les Chinois, rien ne sera possible tant que Washington ne reconnaîtra pas Pékin comme un égal, pas seulement en Asie mais dans le monde. Ils veulent en fait un nouveau monde bipolaire, dans lequel ils se sont substitués à l'URSS. Les Indiens rêvent, eux, d'un monde tripolaire ou même multipolaire, dans lequel la Chine les reconnaîtrait comme des égaux, et où l'Europe trouverait sa place aux côtés des États-Unis, de la Chine et de l'Inde, dans ce que l'un des participants indiens a appelé un G4. Les Européens sont-ils pleinement conscients du défi à relever ?

 

Avec l'aimable participation des Échos le 02/07/2023

 

Copyright Image : Greg BAKER / AFP

Le Premier ministre indien Narendra Modi serre la main du président chinois Xi Jinping (à droite) avant la photo de famille des dirigeants du G20 à Hangzhou, le 4 septembre 2016.

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