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02/11/2020

Crise pandémique : sortir du brouillard

Crise pandémique : sortir du brouillard
 Nicolas Bauquet
Auteur
Expert en transformation publique

Dans le quatrième épisode de The Crown, la célèbre série britannique consacrée à la vie de la reine Elisabeth, le brouillard intense qui enserre Londres en décembre 1952 et la prend au piège de ses propres fumées toxiques sert de révélateur politique : révélateur de l’étrange passivité d’un gouvernement qui ne comprend pas l’enjeu sanitaire derrière l’aléa climatique ; révélateur aussi du génie politique du vieux Churchill, capable, une fois confronté à la réalité du chaos des hôpitaux londoniens, de reprendre, encore une fois, la main, pour tracer un chemin collectif, en attendant que le brouillard, un beau matin, ne se disperse.

Or depuis quelques semaines, le brouillard de la pandémie se fait plus obscur, et plus meurtrier, sur l’ensemble du continent, et en particulier sur la France, touchée simultanément par une crise terroriste qui teste elle aussi les limites de sa résilience. Au moins autant que le retour du virus, c’est le retour des mêmes improvisations, et des mêmes polémiques, qui nourrit une spirale de la défiance qui obère la qualité de notre débat politique, et produit une forme de perte de repères. Au point que dans un pays confronté à la conjonction de plusieurs menaces existentielles, le Premier ministre a dû consacrer de longues heures à consulter sur la question de savoir quels rayons devaient ou non rester ouverts dans les supermarchés, et venir annoncer sa décision à la Nation au moment du journal télévisé.

Il s’agit donc, au milieu du brouillard, de retrouver une direction collective, alors que chacun prend conscience que l’hiver sera long, et que ni l’immunité collective, ni un vaccin, ni un traitement, ne viendront dissiper les nuées avant des mois, voire des années. Dès lors, comment reprendre la main ?

Reprendre le contrôle de l’épidémie

La première question que nous devrions nous poser est certainement celle de savoir si ce confinement-là nous permettra de reprendre le contrôle de l’épidémie, et quand.

Dans son avis du 26 octobre 2020, qui vient d’être rendu public, le Conseil scientifique décrit encore une situation d’accélération de l’épidémie, sur la base des visualisations réalisées par le data scientist  Guillaume Rozier, compilées sur le site Covidtracker, à partir des données de Santé Publique France.

Chacun prend conscience que l’hiver sera long, et que ni l’immunité collective, ni un vaccin, ni un traitement, ne viendront dissiper les nuées avant des mois, voire des années.

Depuis quelques jours, et malgré les incertitudes introduites par les aléas journaliers dans les remontées d’informations du fichier SI-DEP, il semble que les mesures de couvre-feu aient commencé à infléchir la courbe au niveau national, et en particulier dans certaines des métropoles les plus touchées, comme Saint-Étienne, Lille ou Grenoble. Un travail de comparaison de l’augmentation de l’incidence du 11 au 27 octobre, dans les métropoles avec ou sans couvre-feu, semble montrer de premiers effets de cette mesure. Une première lueur d’espoir, même si ce tournant reste à confirmer.

Cette évolution des courbes de contamination nous permettra-t-elle d’éviter une embolie du système hospitalier dans les régions les plus touchées ? C’est l’autre question qui devrait nous tarauder, et la réponse est ici beaucoup plus difficile à apporter. Risquons-nous de voir les médecins devoir recourir, dans certaines régions, à des refus de soin qui constituent, depuis le début de l’épidémie, notre ligne rouge la plus absolue, réaffirmée encore par le président de la République lors de son allocution du 28 octobre ? Les déprogrammations déjà engagées constituent déjà une forme de refus de soin, moins spectaculaire mais non moins dramatique, et les premières données disponibles montrent l’étendue de la surmortalité liée au premier confinement. Dans la région Auvergne-Rhône Alpes, au 1er novembre, 112 % des lits de réanimation disponibles sont occupés par des patients Covid-19. Quelle que soit la réalité qui se cache derrière ce chiffre, elle laissera des traces profondes sur notre système de soins, avec le risque d’une hémorragie massive de personnels soignants après ces mois d’épreuve.

À quelle vitesse pourrons-nous reprendre le contrôle de l’épidémie, et donc espérer retrouver une partie de notre liberté de mouvement ? À ce stade, la principale inconnue de ce reconfinement réside dans l’effet du maintien de l’ouverture de l’ensemble des établissements scolaires, de la maternelle au lycée, et ce même dans les régions où la circulation du virus est la plus intense.

L’enjeu est considérable : si l’école représente une brèche dans la muraille dressée par le reconfinement contre le virus, nous risquons un confinement particulièrement long, voire, in fine, la fermeture des collèges et des lycées.

Reconstruire la confiance sur la donnée

Dans le monde enseignant comme dans le monde économique, le pilotage de ce reconfinement s’annonce donc particulièrement délicat, avec des tensions proportionnelles au degré d’incertitude scientifique sur la circulation du virus. Des données solides sur les contaminations dans les bars et les restaurants n’auraient-elles pas permis d’asseoir la légitimité de mesures plus précoces et plus claires dans ce domaine, et permis de laisser les librairies ouvertes ? Une fois de plus, l’évidence s’impose : pour sortir du brouillard épidémique, il faut sortir du brouillard statistique.

À quelle vitesse pourrons-nous reprendre le contrôle de l’épidémie, et donc espérer retrouver une partie de notre liberté de mouvement ?

C’est le cas en particulier de l’école, restée jusqu’ici largement une boîte noire. Si les données recueillies au moment des hospitalisations incluaient des informations relatives à la profession, il serait aujourd’hui possible de savoir s’il y a ou non une surreprésentation des enseignants chez les personnes hospitalisées. De même, une stratégie pro-active de tests sur un échantillon d’établissements scolaires aurait permis de lever le voile sur la circulation du virus en fonction des types d’établissements, en complément des études internationales déjà disponibles sur ce sujet. Autre boîte noire, les modélisations sur lesquelles l’exécutif a fondé ses décisions, et notamment celle du reconfinement. Le chiffre de 400 000 décès possibles, mentionné par le président de la République dans son allocution du 28 octobre, est tiré d’une étude de l’Institut Pasteur, transmise à l’exécutif quelques jours plus tôt.

On peine à comprendre pourquoi elle n’a pas été rendue publique, ni, a minima, partagée avec les interlocuteurs politiques et sociaux consultés par le Premier ministre en amont de la décision de reconfinement. Si la Grande-Bretagne n’est pas un modèle dans la gestion du Covid-19, la démarche consistant à rendre publiques toutes les données scientifiques fondant les décisions du gouvernement britannique contribue à ouvrir la boîte noire gouvernementale pour permettre un débat informé.

Refonder le lieu de la stratégie contre le virus

Une fois de plus, l’évidence s’impose : pour sortir du brouillard épidémique, il faut sortir du brouillard statistique.

Mais pour pouvoir ouvrir la boîte noire de la décision publique, il convient d’abord d’en clarifier le lieu. Et c’est là, sans doute, le cœur de la reconstruction de la confiance envers la gestion de la crise pandémique en France : permettre d’identifier des mécanismes clairs d’un travail collectif capable d’articuler l’expertise scientifique et une vision politique globale, c’est-à-dire interministérielle, pour préparer les décisions du Premier ministre et du président de la République.

Après la séquence que nous venons de vivre, la question de la structuration de l’expertise scientifique se pose en effet de manière urgente, avec une question simple : à quoi sert le Conseil scientifique ? Non pas du point de vue de la qualité de ses avis, rarement pris en défaut, ni de la pertinence de ses scénarios et de ses recommandations, mais du point de vue de sa place dans le dispositif de gestion de la crise pandémique. Le souci de répondre au soupçon de mise sous tutelle par le pouvoir médical, et celui de protéger la fragile reprise économique des ingérences des blouses blanches, ont visiblement conduit à le mettre à distance de la décision, voire de la réflexion, tout au long du mois de septembre, avec les effets que l’on sait.

Il importe aujourd’hui de clarifier sa fonction, et de conforter son rôle d’intégration des expertises issues du monde médical au sens large, et de la société civile. L’immense travail d’analyse des statistiques de Santé Publique France mené par Guillaume Rozier, Germain Forestier ou Vincent Glad est certes le signe de la faiblesse de la statistique publique française en matière de visualisation, mais aussi un exemple de coopération fructueuse entre un opérateur public engagé dans un immense effort de mise à disposition des données, et une société civile qui les utilise en toute liberté, en vue du bien commun. Plus généralement, c’est dans ce réservoir d’idées et d’initiatives que le Conseil scientifique pourrait puiser pour proposer au pouvoir politique des stratégies ambitieuses capables de nous faire reprendre l’initiative face à un virus qui se joue de nos ripostes graduées.

Une chose est claire désormais : c’est à Matignon que doit s’élaborer cette nouvelle stratégie face au virus, pour retrouver un temps d’avance, sortir de l’urgence, élaborer des scénarios, faire de la planification, intégrer les différentes perspectives ministérielles, accélérer le processus d’apprentissage des expériences des premiers mois de la crise, intégrer des personnalités rompues à la gestion de crise dans des secteurs différents, mettre en place des boucles de rétroaction courtes avec le terrain, aider à structurer la gestion de crise dans chaque territoire. La fatigue des équipes et la superposition des crises rendent d’autant plus urgente la création de cette cellule de crise stratégique chargée spécifiquement de la lutte contre la pandémie.

Une stratégie ambitieuse, portée par la vision du président de la République, préparée et mise en œuvre par une cellule interministérielle, nourrie par l’expertise scientifique et les retours de la société civile, voilà quelle pourrait être, pour une société française déboussolée et pour un État épuisé, la lumière au bout du tunnel.

Retrouver les moyens d’agir

Ce lieu de coordination et d’impulsion est essentiel pour pouvoir retrouver les moyens d’agir face au virus, dès cette période de reconfinement, dans le cadre d’une stratégie globale de sortie de crise. L’échec face à la deuxième vague, même s’il dépasse de loin le seul cas de la France, nous impose en effet de repenser entièrement notre dispositif.

Pourquoi ne pas commencer par l’école, en sortant des fausses alternatives et des combats dogmatiques entre ouverture et fermeture ? La volonté acharnée de garder les établissements ouverts est certainement le moteur le plus efficace pour mettre en œuvre toutes les mesures possibles pour limiter la circulation du virus et faire respecter chacune des mesures barrières.

Réussir la réouverture des écoles, même en contexte de circulation épidémique intense, c’est mettre tous les atouts du côté de la lutte sanitaire : mobilisation des nouveaux tests antigéniques désormais disponibles, utilisation de la technique du "pooling", toujours refusée par les autorités de santé malgré son immense potentiel face à l’épidémie, renforcement des systèmes de traçage et appui à l’isolement pour éviter au maximum les contaminations familiales. L’école est un maillon d’une chaîne plus large, et doit impérativement être replacée dans son contexte géographique et social. C’est sur cette question que notre attention collective devrait se porter prioritairement aujourd’hui, dans un esprit constructif et collectif.

Une chose est claire désormais : c’est à Matignon que doit s’élaborer cette nouvelle stratégie face au virus, pour retrouver un temps d’avance, sortir de l’urgence, élaborer des scénarios, faire de la planification [etc.]

L’urgence d’une ambition européenne

Enfin, nous vivons, en ces semaines dramatiques, une frappante démonstration de notre communauté de destin européenne. Parce que le virus ressurgit avec une troublante simultanéité d’un bout à l’autre du continent. Parce que, des rues de Barcelone à celles de Naples ou de Berlin, ce sont les mêmes fragilités de nos modèles politiques qui se font jour.

Depuis quelques semaines, nous retrouvons le même mimétisme que celui qui nous avait poussé, au printemps, à la mise en œuvre d’un confinement inventé en Chine, expérimenté en Italie, puis dans le reste de l’Europe, à l’exception notable de la Suède. Cet automne, c’est un modèle hybride de couvre-feu et de confinement, laissant souvent ouvertes les écoles, qui se répand, de l’Irlande à la France, et désormais à l’Autriche et bientôt à la Grande-Bretagne.

N’est-ce pas le moment d’aller plus loin que ces jeux de mimétisme, et de structurer un réseau d’échange et de réflexion qui puisse faire émerger une véritable stratégie européenne face au virus ? C’est ce que le Conseil scientifique, dans son dernier avis, appelle de ses vœux, soulignant "l’importance majeure que pourrait avoir une vision partagée entre différents grands pays européens sur la réponse à donner à la deuxième vague", notamment pour "faciliter l’adhésion des citoyens aux mesures proposées".

Au-delà de la coopération, ce que l’Europe peut apporter, c’est une vision, et un levier pour un objectif qui ne peut être atteint qu’ensemble : vivre sans le virus. C’est le choix qu’ont fait tous les pays asiatiques, avec succès. C’est le choix qu’ont fait l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui n’ont pas eu besoin de la culture confucéenne pour agir avec détermination. Et c’est le choix que nous aurions fait si ce virus avait touché, non pas nos aînés, mais nos enfants. Une telle stratégie d’éradication, menée avec constance et méthode, n’aurait pas amené de plus grandes difficultés économiques que celles qui se profilent, ni une plus grande limitation de nos libertés, à nous qui ne pouvons plus sortir de chez nous sans nous en justifier. Sauf à attendre que le brouillard se lève comme par miracle, c’est sans doute la seule vraie boussole qui puisse nous guider à travers cette crise. Si les Anglais tiennent vraiment à s’en aller, peuvent-ils au moins nous laisser Churchill et son esprit de victoire ?

 

Copyright : THOMAS COEX / AFP

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