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01/03/2022

Comment la crise ukrainienne a ébranlé la sécurité internationale 

Comment la crise ukrainienne a ébranlé la sécurité internationale 
 Maya Kandel
Auteur
Historienne, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW)

La guerre a commencé en Ukraine. Les choix des États-Unis et de l’Union européenne sont riches d’enseignements et lourds de questions pour l’avenir. À quoi sert l’unité occidentale, si elle n’empêche pas la guerre ? Maya Kandel, senior fellow et directrice du programme États-Unis, s’interroge dans le nouvel épisode de notre série Ukraine, Russie : le destin d’un conflit.

Retrouvez la timeline de l’Institut Montaigne dédiée à remonter le temps et saisir la chronologie du conflit.

Le fait que la guerre a commencé est d’abord un échec de la dissuasion par les sanctions. Rappelant dans différentes déclarations les principes de l’action américaine, le Président Joe Biden avait tracé une ligne rouge : pas d’intervention militaire directe. Il avait en même temps énoncé quatre priorités : choix de la diplomatie et des sanctions ; redéploiements de troupes américaines vers les territoires des États baltes, membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; unité de la réponse "occidentale" ou de la communauté internationale à travers de nouvelles sanctions visant à "punir et infliger de la douleur" au pouvoir russe ; volonté de limiter les conséquences négatives pour les entreprises et les consommateurs américains (les élections de la Chambre des représentants se tiendront dans huit mois).

Le timing, interprété souvent comme une lenteur confinant à la faiblesse, confirmait au contraire le choix américain de laisser les Européens, plus précisément l’UE - et au premier chef Berlin avec le gazoduc Nord Stream 2 -, en leaders de la réponse à Vladimir Poutine. Un deuxième paquet de sanctions devrait suivre, prêt du côté américain, mais qui pourrait mettre à mal l’unité transatlantique.

Sentiment anti-interventionniste

Les choix américains ne devraient pas constituer une surprise. Joe Biden met en œuvre ce que trois présidents successifs n’ont cessé de marteler : les États-Unis ne sont plus les gendarmes du monde, l’Europe est un théâtre secondaire dans leurs priorités, les Européens doivent assumer davantage leur sécurité.

Les réactions de l’opinion et des responsables politiques américains montrent jusqu’ici l’absence de ralliement autour du Président et la force du sentiment anti-interventionniste ou isolationniste des Américains. Les bombardements russes enterrent définitivement l’après-guerre froide ainsi que l’architecture de sécurité européenne héritée de la guerre froide et prolongée dans les années 1990.

La vraie rupture côté américain se trouvait dans les propos de Donald Trump sur une OTAN déclarée "obsolète".

La vraie rupture côté américain se trouvait dans les propos de Donald Trump sur une OTAN déclarée "obsolète" et dont il avait été tout près de retirer les États-Unis en 2017. Poutine n’avait alors aucune raison d’interrompre son admirateur américain. Trump parti, le Président russe teste ce qui reste de cet héritage chez un Président affaibli de l’intérieur par les accusations d’illégitimité portées par son prédécesseur et devenues la position dominante du Parti républicain.

Le chef de l’État russe attise aussi les nouvelles divisions que Donald Trump et son "internationale antisystème populiste prorusse" ont amplifiées dans l’opinion, aux États-Unis et ailleurs. Joe Biden a rappelé que les États-Unis respecteraient leur engagement auprès de leurs alliés de l’OTAN : Vladimir Poutine ira-t-il jusqu’à tester cela ? L’Europe n’a pas vécu situation plus dangereuse depuis des décennies.

Les choix américains ont mis la balle dans le camp européen, confirmant à ce dernier que les États-Unis ne sont plus les gendarmes du monde, ni même de l’Europe, et que c’est le moment ou jamais de devenir un acteur géopolitique. Mais que peut un acteur qui ne veut pas se battre, dont les ambitions de défense ne se sont pas concrétisées depuis vingt ans, et qui n’est même pas sûr de ce qu’il veut bien encaisser sur le plan économique, en fonction de l’état des opinions publiques et de ses échéances électorales ?

À Munich, quelques jours à peine avant le début des bombardements russes sur les villes ukrainiennes, la communauté transatlantique se réunissait pour le grand raout de la Conférence sur la sécurité. Munich, le symbole était fort. Au milieu des célébrations de "l’unité" retrouvée, le Président ukrainien Volodymyr Zelensky rappelait amèrement la politique d’apaisement des leaders français et britannique vis-à-vis du nazisme, en 1938, et ses piètres résultats. Une semaine plus tard, les opérations militaires russes lui donnaient raison. Elles montrent aussi, pour les pays frontaliers de l’Ukraine et de la Russie, que l’OTAN est aujourd’hui tout sauf obsolète en l’absence de défense européenne crédible.

Les politiques, commentateurs et médias américains savent pointer les impératifs domestiques de Joe Biden, et sa conférence de presse du 22 février les illustrait à merveille. Tous oublient d’appliquer cela à Vladimir Poutine aussi. Or lui aussi s’adressait à sa population, préparée par sa réécriture de l’histoire, invoquant un imaginaire "génocide" en cours, tel l’ancien Président yougoslave Slobodan Milosevic qui, en 1989, prétextait lui aussi un risque de génocide à l’encontre de la population serbe.

L’OTAN est aujourd’hui tout sauf obsolète en l’absence de défense européenne crédible.

Affaiblissement de la cohésion européenne

Mais la deuxième audience à laquelle Vladimir Poutine s’adressait était, bien sûr, l’opinion internationale : affaiblir la cohésion interne et la résolution des dirigeants européens est au cœur de la stratégie russe depuis longtemps et alimente la vision "antisystème" qui épouse souvent les arguments de Moscou.

Les débats aux États-Unis comme en France, deux pays en campagne électorale, montrent que cela fonctionne à merveille. La priorité de Joe Biden est de maintenir un front "occidental" (transatlantique) uni, l’un des objectifs de Vladimir Poutine est de le désunir et de défaire l’Occident.

C’est aussi ce qui se joue en ce moment, sous le regard attentif de Pékin. Cet Occident invoqué par Joe Biden existe-t-il encore ? Et surtout, comment se définit-il, que défend-il, et à quel prix ? Les divisions internes et les visions contradictoires de ce qui définit et constitue l’Occident se concentraient jusqu’à présent sur des problématiques intérieures, nationales, mais leurs conséquences internationales éclatent au grand jour. Donald Trump, qui vient à nouveau de soutenir Vladimir Poutine, et le trumpisme, qui définit désormais le Parti républicain et pourrait revenir au pouvoir au Congrès dans quelques mois - et à la présidence dans trois ans -, défendent une vision alternative de l’Occident, que l’on retrouve également en Europe, parfois parmi ses instances dirigeantes.

Vue des États-Unis, cette guerre cristallise aussi cette nouvelle fracture déterminante en politique étrangère, que certains caractérisent comme opposant les globalistes aux nationalistes, mais qui éclaire aussi la valeur accordée à la coopération internationale et au respect des peuples.


Avec l’aimable autorisation du journal Le Monde, publié le 28/02/2022

 

Copyright : Allison Joyce / AFP

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