Force est de constater que la France n’a pas su tirer les leçons des tragédies qui l’ont frappée. Notre pays ne dispose toujours pas d’une stratégie globale, d’une organisation et de moyens adaptés afin de lutter de façon efficace et durable contre le terrorisme, notamment sur le territoire national. Des moyens importants sont alloués à la lutte contre le terrorisme mais leur articulation demeure insuffisante. Il n’est donc pas exclu que de nouveaux drames comme ceux de Charlie Hebdo, du Bataclan ou de Nice puissent se reproduire, compte tenu de lacunes persistantes dans la coordination entre services de renseignement comme entre forces d’intervention.
Dans le même temps, le décalage entre le sur-engagement des armées et les moyens humains, matériels et financiers dont elles disposent n’a cessé de se creuser. Depuis 2013, le niveau d’activité des armées françaises se traduit par une consommation rapide de leur potentiel, en dépit d’un relèvement du budget de 31,4 milliards d’euros en 2015 à 32,7 milliards en 2017. Il ne prend en effet en charge que l’augmentation des effectifs et une amélioration de la condition des militaires.
La France déploie aujourd’hui 30 000 hommes en opérations, y compris sur le territoire national dans le cadre de Sentinelle qui a mobilisé jusqu’à 11 000 soldats désormais ramenés à 7 000. L’activité excède de 30 % les contrats opérationnels fixés par le Livre Blanc de 2013. Nos armées sont engagées sur quatre théâtres majeurs au lieu de trois et dirigent les opérations sur deux d’entre eux au lieu d’un seul. La Marine opère sur cinq théâtres, de l’Océan Indien au golfe de Guinée, au lieu de deux. L’Armée de l’Air déploie en permanence à l’extérieur 20 avions de chasse au lieu de 12, 3 bases aériennes au lieu d’une et, sur une année, mobilise la quasi-totalité des équipages aptes à réaliser des missions de guerre.
L’outil militaire français se trouve aujourd’hui à la limite de la rupture, comme ce fut le cas pour l’armée britannique après ses engagements en Afghanistan et en Irak. Les munitions et les rechanges manquent. Le soutien et le service de santé montrent d’inquiétantes défaillances. Plus de 80 blindés déployés au Sahel ont été mis hors d’usage et 60 % des véhicules engagés par l’armée de terre en opérations ne sont toujours pas protégés contre les engins explosifs. La protection des soldats, des matériels et des bases militaires est notoirement insuffisante. L’entraînement a été divisé par deux dans l’armée de terre depuis le déploiement de Sentinelle en 2015.
Des ruptures majeures de capacités sont constatées dans des domaines critiques : l’aviation de combat, les hélicoptères, l’aviation de transport et les avions de ravitaillement en vol, les drones, les missiles moyenne portée, les frégates qui doivent assurer la surveillance des approches de notre territoire tout en faisant face à la recrudescence des incursions des sous-marins russes. Ce qui est vrai des matériels s’applique aussi aux hommes, avec des difficultés croissantes pour recruter et à fidéliser des compétences rares - comme celles des pilotes, des atomiciens, des mécaniciens avion, des spécialistes de la cyber-sécurité ou de la gestion de données -, mais aussi pour motiver les soldats du rang sur des missions correspondant à leur engagement. À cela s’ajoute une dépendance vis-à-vis des États-Unis dans des capacités clés pour la conduite de nos opérations (ravitaillement en vol, drones de surveillance, renseignement…).
La réédition d’une opération comme Serval au Mali serait aujourd’hui impossible compte tenu de l’effondrement de l’entraînement, de l’usure et du manque de disponibilité des matériels ou encore de la pénurie de munitions. En d’autres termes, la France n’a plus aujourd’hui les moyens de régénérer son potentiel militaire et de maintenir le niveau de puissance militaire dont elle disposait il y a encore cinq ans.
La première explication réside dans l’incohérence qui se creuse entre les ambitions de la France, les missions des armées et les moyens financiers et humains qui leur sont affectés. L’effort de défense a diminué de 5,79 % du PIB en 1960 à 3,10 % en 1980, 2,01 % en 2000 et 1,77 % en 2017 (pensions incluses), accompagnant la cannibalisation de l’État régalien qui n’est plus financé qu’à hauteur de 2,8 % du PIB contre 34 % pour les transferts sociaux. La défense a représenté 40 % des économies réalisées sur les dépenses de l’État au cours des dix dernières années. Les crédits des lois de programmation militaire de 2009 à 2014, puis 2014 à 2019, ont été amputés de 15 milliards d’euros, soit l’équivalent d’une année de dépenses d’équipement. Près de 49 000 postes de militaires ont été supprimés en une décennie, ce qui aboutit à un effectif de soldats professionnels inférieur de 10 000 au niveau de 1996 quand l’armée reposait encore sur les ressources de la conscription. Les opérations extérieures ont été systématiquement sous-estimées, budgétées à hauteur de 450 millions d’euros alors qu’elles coûtent, en moyenne, 1,2 milliard par an.
Le système de défense français est notoirement sous-financé par rapport à ses missions, ce qui compromet à court terme la pérennité du modèle complet d’armée. Ceci est confirmé par la comparaison avec les autres grandes nations européennes, sans même évoquer les États-Unis où Donald Trump entend rajouter 54 milliards de dollars supplémentaires à un budget de 664,06 milliards de dollars afin de porter l’effort de défense à 4 % du PIB. L’Allemagne consacre 37 milliards d’euros à sa défense, en 2017, et augmente son effort de 3 milliards par an, alors même qu’elle ne supporte pas les coûts de la dissuasion nucléaire et n’intervient que très peu à l’extérieur. Le Royaume-Uni a engagé la reconstitution de son potentiel militaire avec un budget de 42,08 milliards de livres correspondant à 2,2 % de son PIB et, là encore, sans soutenir d’engagements significatifs à l’extérieur.