Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
09/11/2023

Suppression de l'AME : faut-il choisir entre humanisme et pragmatisme ? 

Imprimer
PARTAGER
Suppression de l'AME : faut-il choisir entre humanisme et pragmatisme ? 
 Florence Jusot
Auteur
Professeur des universités en sciences économiques à l’université Paris-Dauphine

Dans le cadre de l'examen du projet de loi sur l'immigration, les sénateurs ont adopté, mardi 7 novembre, la suppression de l'aide médicale d'État (AME). La mesure doit encore être confirmée par l'Assemblée nationale qui se penchera sur le texte à partir du 11 décembre. L'AME est une aide réservée sous condition de ressources aux étrangers en situation irrégulière qui résident en France depuis plus de trois mois et qui n'ont pas de titre de séjour depuis au moins la même durée. Elle assure la prise en charge de 100 % des soins médicaux et hospitaliers sans avance de frais. 

Entre les principes de la déontologie médicale, la rationalité économique indispensable à la préservation de notre système de sécurité sociale et les intérêts politiques, le débat est complexe. Éclairage avec Florence Jusot, professeur des universités en sciences économiques à l’université Paris-Dauphine et membre du Comité Consultatif National d'Ethique depuis 2017.

D'où vient le principe républicain d'égalité à l'accès aux soins ? Comment a-t-il évolué ? 

Il s'agit d'un droit très ancien : dès 1893, les législateurs mettent en place l'Assistance médicale gratuite, ou AMG, qui dépend des départements, afin d'apporter une assistance aux personnes malades privées de ressources, y compris lorsqu'elles sont étrangères (mais l'idée de résidence régulière ou non n'est pas aussi nette qu'aujourd'hui). En 1953, on modifie l'AMG qui repasse à la compétence de l'État. Il s'agit toujours de garantir une aide aux personnes privées de ressources et incapables de payer leurs soins. À l'époque, cela concerne non seulement les personnes étrangères mais aussi les 30 % de la population française qui ne sont pas couvertes par la sécurité sociale instaurée en 1945, car le système initial ne concernait que les salariés et leurs ayant droits. On ne faisait donc aucune distinction en fonction de la nationalité mais seulement en fonction des ressources. Des lois de décentralisation, dans les années 1980, transfèrent la compétence des aides d'urgence aux départements, dont certains étaient plus généreux que d’autres. 

Un siècle après l'AMG, en 1993, la loi Pasqua restreint le dispositif d'aides d'urgence aux seules personnes dont la présence est légale. Comme il n'existait alors plus de dispositif pour les sans-papier, on crée, par la loi du 27 juillet 1999 entrée en vigueur le 1er janvier 2000, la Couverture Maladie Universelle, pour toutes les personnes résidant légalement sur le territoire, et son pendant pour les sans-papier, l'AME. 

Très concrètement, il s'agit aussi, pour toutes les aides, qu'il s'agisse de la CMU ou de l'AME, de solder les ardoises des hôpitaux. 

À travers le temps, les mobiles de ces aides aux plus précaires restent les mêmes.  On soigne les pauvres au nom de valeurs humanistes mais aussi par hygiénisme et pour contrôler le mécontentement social. Très concrètement, il s'agit aussi, pour toutes les aides, qu'il s'agisse de la CMU ou de l'AME, de solder les ardoises des hôpitaux.

Les médecins ont prêté le serment d'Hippocrate et n'ont guère d'autre choix que de soigner- il est inimaginable, pour un médecin, de laisser mourir quelqu’un qu'il a en face de lui -, ce qui occasionne des coûts. Sans dispositif adapté, ces coûts sont à la charge des hôpitaux. On le voit aux États-Unis par exemple : la réforme du système de santé obtenue par Barack Obama en 2010 a eu pour principal effet de réduire la dette des hôpitaux. Améliorer l'accès aux soins, certes, mais pas seulement. 

Que propose le Projet de loi Immigration concernant l'Aide Médicale d'État ? 

L'AME en vigueur aujourd'hui donne accès à la gratuité de certains soins pour toute personne résidant de façon irrégulière sur le territoire depuis au moins trois mois sous condition de ressources. 

Il faut donc prouver sa date d'entrée (par exemple à l'aide d'un billet d'avion, car les immigrés arrivent, pour la plupart, avec un visa de tourisme qu'ils prolongent illégalement), sa présence continue sur le territoire (à l'aide de quittances d’hôtel ou grâce à des associations qui offrent un service de "boîte aux lettres" pour donner une adresse aux personnes qui en sont dépourvues) et son dénuement. 

L'AME ne traite pas les réfugiés ou les demandeurs d'asile qui bénéficient de la protection universelle maladie (PUMa). Elle concerne les étrangers qui ont été déboutés de l'asile ou ceux qui viennent d’un pays dont ils savent qu'il ne leur permettra pas de l'obtenir. Ils pourront dès lors obtenir les mêmes soins que ceux offerts par la CMU, à l'exclusion de certains, comme les soins optiques et dentaires ou la PMA. Par ailleurs, un délai de résidence continue de neuf mois sur le territoire a été introduit pour certaines opérations spécifiques comme les prothèses de la hanche, afin d’empêcher que l'on ne vienne seulement pour une opération. 

À côté de cette AME de droit commun, il existe une AME soins urgents et vitaux, à laquelle ont accès toutes les personnes présentes sur le territoire, même depuis moins de 3 mois. Il s'agit de soins "dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital de la personne, ou pourrait conduire à une altération grave et durable de son état de santé, dispositif [qui] vaut aussi pour l’enfant à naître." La liste des soins prodigués n'est pas exhaustive : elle comprend les soins face aux maladies contagieuses (tuberculose, gale, VIH), les dialyses, les soins dispensés aux mineurs…. 

La proposition de suppression de l'AME vise à supprimer l'aide de droit commun pour ne garder que l'aide d'urgence.

La proposition de suppression de l'AME vise à supprimer l'aide de droit commun pour ne garder que l'aide d'urgence, c'est-à-dire étendre le dispositif réservé aux personnes résidant sur le territoire depuis moins de trois mois à toutes les personnes en situation irrégulière. 

Que changerait une Aide médicale d’urgence par rapport à l'AME et qui sont les partisans de la suppression ou de la transformation de l'AME en Aide d'urgence ? Quels bénéfices estiment-ils tirer de cette modification ?

L'AME a toujours été attaquée, notamment par la droite. Le débat est toujours le même : l'AME coûterait cher mais ferait surtout un appel d’air pour les migrants illégaux. Il s'agirait donc moins de remettre en cause l'octroi d'une assistance vitale aux personnes vulnérables qui sont sur le territoire que d’éviter que des personnes malades ne viennent en France pour être soignées. Le bénéfice attendu est donc double : d'une part, diminuer les coûts, qui sont en légère hausse depuis 2017 avec un nombre de bénéficiaires qui est passé d'environ 300 000 à environ 400 000 en 2023 (c'est aussi lié aux crises migratoires). Ainsi, en 2023, l'Aide Médicale d'État a coûté 1,2 milliard d'euros à l'État. L'Institut Montaigne, dans son étude de faisabilité des mesures proposées par les différents partis candidats aux présidentielles et législatives de 2022, avait estimé que les économies réalisées en cas de suppression de l'AME seraient de 700000 euros. D'autre part, rendre la France moins attractive pour les immigrés. 

Au prétexte de diminuer la dette de l'État, qui finance actuellement l'AME, on va augmenter la dette de la sécurité sociale et des hôpitaux et contribuer à engorger encore plus les urgences.

Ces deux idées sont fausses. D'abord, il est faux de dire que l'AME attire massivement les étrangers. On vient avant tout en France pour fuir la pauvreté ou la guerre, pas pour se faire soigner. Ensuite, aucune économie substantielle ne saurait être réalisée ainsi. Au-delà du coût humain, au prétexte de diminuer la dette de l'État, qui finance actuellement l'AME, on va augmenter la dette de la sécurité sociale et des hôpitaux et contribuer à engorger encore plus les urgences.

Aujourd'hui, l'AME pour les soins urgents et vitaux est peu utilisée mais si l'AME de droit commun était supprimée, des demandes de plus en plus nombreuses seraient redirigées vers le dispositif d'urgences, qui ne dispense ses soins qu'à l'hôpital (alors que l'AME permet une prise en charge en ville). Cela augmenterait donc encore la charge sur les urgences et les hôpitaux, dans un contexte où les premières sont déjà saturées et les seconds en crise, ainsi que le recours aux consultations prodiguées par des ONG comme Médecins du monde ou le Secours Catholique. 

Fournir une estimation rigoureuse des économies réalisées par la suppression de l'AME est très délicat car cela dépend de plusieurs facteurs. L'appréciation de la nature des soins - urgents ou non - serait laissée à la discrétion des médecins qui face à des situations sociales dramatiques pourraient en avoir une interprétation extensive. Jusqu'à quel point étendraient-ils le dispositif de soins urgents à des pathologies plus ou moins vitales ? Cela dépend aussi de la réponse apportée par les ONG : dans quelle mesure supporteraient-elles un accroissement de leur charge ? De plus, les économies ne pourraient être que de court terme : la prise en charge tardive des maladies ou le moindre suivi des maladies chroniques conduit à une augmentation des coûts ultérieurs, à la charge de certains hôpitaux en particulier, car les étrangers ne sont pas répartis uniformément sur le territoire : Marseille, Bordeaux (pour les migrants qui arrivent d'Espagne), l'Île de France et Paris (notamment les hôpitaux Bichat et Lariboisière), Saint-Denis : autant de sites critiques qui seraient encore plus débordés. 

Il faut aussi prendre en compte les systèmes alternatifs que la suppression de l'AME génèrerait : hausse des trafics en tout genre (marché noir des médicaments) ou "débrouille" des médecins. Aujourd'hui, certains médecins prescrivent aux enfants (à qui l'AME est assurée sans condition) des médicaments à destination des parents, pour que des bronchites ne dégénèrent pas en pneumonie, ou prescrivent des soins sur la carte vitale d'un proche du malade. 

Les pourfendeurs de l'AME parlent tout de même de "tourisme médical" : constate-t-on des abus dans le recours à l'AME et quelle est leur ampleur ? 

C'est un sujet qui choque l’opinion publique : on viendrait en France pour profiter du système. Qu'en est-il ? On ne peut pas affirmer que le tourisme médical n'existe pas mais il est difficile à mesurer. 10 % des étrangers déclarent que la santé en général a été le motif de leur venue en France. Ils ne sont néanmoins pas forcément venus parce que leur état de santé s’était détérioré mais pour être en mesure de bénéficer, si le besoin s'en faisait sentir, d'un système de santé très performant. Ce n'est pas exactement du tourisme médical. La France est connue internationalement pour son système de santé qu'on estime être le plus généreux du monde (ce qui n'est pas forcément vrai, le Royaume-Uni se montre plus généreux sur certains points par exemple). 

L'hypothèse d'un tourisme médical est donc peu crédible, même s'il existe bien quelques filières peu nombreuses. Elles ne concernent d’ailleurs pas nécessairement des étrangers couverts par l'AME mais certains Européens qui viennent se faire soigner en France en bénéficiant de conventions entre assurances maladies. Il y a aussi le cas d'étrangers ou de naturalisés qui font venir leurs parents, par exemple du Maghreb, et les hébergent pendant trois mois pour leur donner accès à l’AME, mais c'est rare. 

L'hypothèse d'un tourisme médical est donc peu crédible, même s'il existe bien quelques filières peu nombreuses. 

En réalité, les personnes qui émigrent sont, lors de leur arrivée, en bonne santé, en vertu de ce que les sciences sociales appellent le "healthy migrant effect" : les personnes qui migrent pour raisons économiques sont celles qui sont suffisamment robustes pour pouvoir travailler et envoyer de l'argent dans leur pays, elles sont donc dans un état sanitaire au-dessus de la moyenne de leur pays d’origine. C'est la migration qui occasionne une détérioration de l'état de santé, soit en raison des conditions de migration (santé mentale, dommages physiques), soit en raison des conditions de vie et de travail en France. 

De plus, le taux de recours à l'AME la première année est très faible, seulement 20 % de ceux qui pourraient y prétendre. Faire la demande d'AME témoigne déjà d’une sorte d'intégration avec le système administratif. En réalité, c'est souvent à l'occasion d'une hospitalisation que l'hôpital cherche à faire ouvrir l'AME au patient pour être remboursé des soins qu'il a assurés. Quand les étrangers accèdent à l'AME, cela leur permet de se diriger vers une médecine de ville et de désengorger les hôpitaux. Bien souvent, ces populations n'ont pas du tout connaissance du système de soins classiques, en médecine libérale : ils ne connaissant, dans leur pays d'origine, que les centres de santé ou les hôpitaux. 

En somme, l'AME augmente un peu le recours au soin mais surtout, elle désengorge les hôpitaux, permet que les soins fournis soient plus appropriés, dispensés au meilleur moment et donc qu’ils coûtent moins cher au système. Dans un système amené à soigner les gens, elle est plutôt une source d'économie !

Quelles sont les obligations de la France vis-à-vis de l'Union européenne concernant les soins à apporter aux populations les plus vulnérables ? 

Dans la plupart des pays, des soins sont apportés de façon inconditionnelle à la femme enceinte, aux mineurs ou pour des soins vitaux. 

Les coûts de l'AME et le nombre de bénéficiaires sont-ils en hausse ? Qui bénéficie aujourd'hui de l'Aide médicale d'État et existe-t-il des dispositifs pour les populations qui en sont exclues ? 

Oui, le nombre de bénéficiaires de l'AME et son coût sont en hausse, en raison de la crise migratoire. Les personnes qui ne bénéficient pas du système peuvent trouver des soins fournis par les ONG, les Permanences d'accès aux soins dans les hôpitaux ou les urgences.

Certains médecins refusent de soigner les patients de l'AME : leur nombre est-il significatif ? Pour quels motifs refusent-ils de dispenser l'AME ? L'AME représente-t-elle une contrainte pour le monde médical ?  

Bien sûr. Certains médecins refusent de dispenser des soins aux bénéficiaires de l'AME. Les motifs sont divers : d'ordre financier, d'abord, pour les médecins qui pratiquent les dépassements d'honoraires. Ils font face à un manque à gagner parfois très important (les remboursements pratiqués par l'État sont seulement à hauteur du tarif conventionnel de la sécurité sociale). La complexité de la consultation, quand la personne ne parle pas français, est parfois décourageante.

Si l'Assemblée Nationale confirmait la suppression de l'AME voulue par le Sénat, cela conduirait à accroître les dettes des hôpitaux et à faire de la mauvaise médecine.

On constate aussi des phénomènes de discrimination standard (peur de l'étranger, refus de mêler la patientèle habituelle à une patientèle précaire). Certains médecins craignent encore d'être confrontés à une pauvreté extrême ou d’être face à une situation sociale inextricable. Par conviction politique, enfin, pour des médecins qui estiment que ce droit est illégitime ou qui pensent que, dès lors que les soins sont gratuits, les personnes qui y recourent en abuseraient. 

Ces médecins ont leurs raisons. Mais si l'Assemblée Nationale confirmait la suppression de l'AME voulue par le Sénat, cela conduirait à accroître les dettes des hôpitaux et à faire de la mauvaise médecine, au prix de conséquences humaines, sanitaires et sociales déplorables. Le consensus, parmi les experts, est unanime. On voit bien à Mayotte, où l'AME n'existe pas, que ce n'est pas une solution viable et l'Espagne, qui avait supprimé un dispositif similaire en 2012, l'a remis en place en 2018. Rationalité et responsabilité devraient être les mots d'ordre en politique. Il convient de ne pas confondre les causes et les conséquences et, si la France fait le choix politique de réguler son immigration, cela ne peut pas passer par la suppression de l'AME. 

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright Image : Ludovic MARIN / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne