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20/07/2020

Sainte-Sophie ou la défaite de l'universalisme

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Sainte-Sophie ou la défaite de l'universalisme
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

En rendant à Sainte-Sophie son statut de mosquée, Erdogan brise la volonté d'ouverture au monde qui avait animé son prédécesseur Mustafa Kemal, en 1934, lors de sa transformation en musée. L'actuel président turc veut affirmer l'identité musulmane de son pays. Il enterre par la même occasion, selon Dominique Moïsi, l'universalisme d'un bâtiment dont le symbole va au-delà des croyances religieuses.

En 1934, Mustafa Kemal transformait en musée la mosquée Hagia Sophia. Il entendait "l'offrir à l'humanité". Quatre-vingt-sept ans plus tard, Recep Tayyip Erdogan - celui qui se présente comme le successeur d'Atatürk - vient de décider de rendre au peuple turc ( et au-delà au monde musulman) le chef-d'œuvre architectural inscrit au patrimoine mondial de l'humanité. Sainte-Sophie, dès le 24 juillet, sera redevenue ce qu'elle avait été de 1453 à 1934, une mosquée. Certes, elle restera ouverte aux touristes en dehors des heures de prière. Mais elle sera passée de l'universel au particulier. Sainte-Sophie avec le temps était devenue le témoignage vivant de la quête de réconciliation entre les monothéismes chrétiens et musulmans. Il se dégageait une force et une harmonie particulière de la juxtaposition entre ses coupoles et ses minarets, de la cohabitation entre ses mosaïques chrétiennes et ses calligraphies musulmanes. Le choix d'Atatürk était visionnaire, celui d'Erdogan est rétrograde.

Universel et intemporel

Il y a un peu plus d'un an, l'incendie de Notre-Dame de Paris avait ému le monde entier. Les images spectaculaires de la cathédrale en feu avaient fait le tour de la planète, suscitant un exceptionnel élan de générosité. Notre-Dame de Paris était devenue, au même titre que le Louvre ou la tour Eiffel, l'un des symboles iconiques de la Ville Lumière. La cathédrale, célébrée par Victor Hugo, n'était pas seulement chère au cœur des chrétiens et des Parisiens. Elle était tout simplement devenue une des "merveilles du monde" - un hommage au divin - qui traduisait et célébrait la grandeur de l'homme. Il en est des bâtiments, comme des œuvres musicales. Certains par leur beauté sont devenus, non seulement universels, mais intemporels. Salieri, le grand rival de Mozart, n'est qu'un compositeur du XVIIIe siècle, talentueux certes, mais limité.

Sainte-Sophie se situe dans cette catégorie de monuments qui appartiennent tout naturellement à l'humanité tout entière.

Mozart transcende son époque, comme peuvent le faire les plus grands des compositeurs, de Bach à Chostakovitch. Sainte-Sophie se situe dans cette catégorie de monuments qui appartiennent tout naturellement à l'humanité tout entière. La réduire à la célébration d'un culte, c'est l'appauvrir. Comment passera-t-on du musée à la mosquée ? Cachera-t-on ses splendides mosaïques figuratives lors des prières musulmanes ?

L'exemple que vient de donner le président turc est un précédent regrettable et un grand pas en arrière pour l'idée de progrès. Il n'y a pas si longtemps, on évoquait encore la possibilité d'une internationalisation des lieux saints de Jérusalem comme une des conditions à la mise en œuvre d'un accord de paix entre Israéliens et Palestiniens. Le Mur des lamentations, le Saint-Sépulcre, la mosquée al-Aqsa seraient placés sous le contrôle des Nations unies pour prévenir toute tentation irrédentiste et révisionniste. Certes, le projet était - compte tenu de la charge émotionnelle des lieux saints de toutes les religions et de la faiblesse réelle des Nations unies - probablement utopique.

Attaque contre la civilisation

En ce mois de juillet 2020, le nationalisme religieux s'engouffre dans une brèche d'indifférence et de résignation élargie par le Covid-19. En effet, en dehors des prises de position du Vatican, de la Grèce et de la Russie - qui se présentent toutes deux comme les héritiers de l'Empire d'Orient - et de quelques commentaires attristés de Washington à Paris, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée a été accueillie avec regret mais sans passion par un monde exclusivement obsédé par les développements de l'épidémie de coronavirus.

Pourtant, ce retour en arrière spectaculaire restera peut-être aux yeux de l'histoire, comme l'un des événements symboliques majeurs de l'année 2020 : le dernier clou dans le cercueil de l'universalisme, sinon une attaque même contre la civilisation.

De "l'Amérique d'abord" (America First) de Donald Trump à "la Turquie d'abord" (à moins que ce ne soit l'islam d'abord) d'Erdogan, nous assistons à un phénomène de régression généralisée qui peut apparaître comme la résultante directe de la mondialisation galopante des dernières décennies. Mondialisation et fragmentation vont de pair. Au début des années 1990, la chute de l'URSS s'était accompagnée d'une explosion du nombre des États. Aux Jeux Olympiques d'été de Barcelone en 1992, des dizaines de nouveaux drapeaux - presque tous aussi mystérieux qu'inconnus - étaient apparus aux yeux du monde. La quête de la différence marginale qui accompagna la chute de l'empire soviétique a laissé place à une phase nouvelle, sans doute contenue en germe par la précédente.

De "l'Amérique d'abord" (America First) de Donald Trump à "la Turquie d'abord" (à moins que ce ne soit l'islam d'abord) d'Erdogan, nous assistons à un phénomène de régression généralisée.

Nationalisme religieux

Dans le cas turc, tout se passe comme si le retour de rêves d'empire et la montée d'un nationalisme religieux allaient de pair. Le point culminant de la gloire de l'Empire ottoman avait été la chute de Constantinople en 1453. Après dix siècles comme église (sa construction fut achevée en 537 sous le règne de Justinien), Sainte-Sophie, où étaient couronnés les empereurs byzantins (et l'impératrice Théodora), devenait une mosquée. Dans sa quête de modernité et de sécularisme, la Turquie d'Atatürk avait franchi un pas qui n'apparaît plus aussi naturel aujourd'hui, à l'heure des nationalismes religieux et des quêtes identitaires, de Modi à Erdogan.

Certains ne manqueront pas d'interpréter le geste du président turc comme un révélateur - si cela était encore nécessaire - de la nature profonde du caractère conquérant de l'islam. Le "petit dernier des monothéismes" dans sa quête de légitimité en veut "toujours plus", surtout après des siècles d'humiliation géopolitique et de rétrécissement géographique. Pas de renaissance sans affirmation de soi et pas d'affirmation sans réappropriation au sens littéral du terme. "Plus je vous choque, plus j'ai la confirmation, que je vais dans la bonne direction", semble dire Erdogan, comme l'avait fait Poutine avant lui.

Le président turc est certes motivé aussi, sinon avant tout, par des calculs de politique intérieure. Son pays traverse une phase économique et sociale particulièrement difficile, aggravée par l'épidémie de Covid-19. Erdogan n'entend-il pas regagner ses partisans, tout particulièrement à Istanbul, une ville qui l'a fait politiquement et qui pourrait le "défaire", à en juger par les dernières élections municipales ?

Une chose est sûre. La reconversion de Sainte-Sophie en mosquée n'est pas une victoire de la Turquie. C'est une défaite de l'universalisme.

 

Copyright : Ozan KOSE / AFP

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