AccueilExpressions par MontaigneReconnaissance de l’État de Palestine : il est plus que tempsLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Moyen-Orient et Afrique19/05/2025ImprimerPARTAGERReconnaissance de l’État de Palestine : il est plus que tempsAuteur Augustin Motte Chef de cabinet de la Directrice générale Le 9 avril, Emmanuel Macron annonçait que la France pourrait reconnaître l'État palestinien à l'occasion d'un sommet international sur la solution à deux États que Paris et Riyad coorganiseront à New-York du 17 au 20 juin. Comment la France peut-elle tenir l'équilibre entre son soutien à Israël et son engagement pour la solution à deux États ? En quoi une telle décision pourrait-elle favoriser les intérêts hexagonaux ? Dans cette tribune, Augustin Motte en appelle à une décision suivie d'effets, qui renoue avec l’esprit de la "politique arabe" des débuts de la Ve République en mettant fin à une diplomatie dilatoire et hésitante pour le moins contre-productive.Depuis le 7 octobre, le débat qui entoure la question palestinienne est saturé en France par une émotion qui semble ne permettre aucune forme de réflexion. Les soutiens d’Israël mettent en avant son évidente légitimité à riposter à la journée la plus meurtrière de son histoire. Les sympathisants de la cause palestinienne rétorquent en pointant la non moins évidente disproportion de cette riposte, qui a réduit la bande de Gaza à un champ de ruines sans atteindre ses objectifs de guerre. Parallèlement à cette controverse, un dialogue savant voit les techniciens s’interroger sur la qualification juridique exacte à apporter aux exactions commises de part et d’autre, avec une passion qui semble bien éloignée des préoccupations des acteurs du conflit, rappelant la faible prise sur le réel des arguments du juriste Busiris dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu.Ce débat piégé se traduit par une espèce de tétanie, ou plutôt de désarroi, de notre diplomatie. La France est tantôt le seul État à proposer à Israël une assistance militaire directe dans une improbable "coalition internationale contre le Hamas", tantôt en première ligne des pays qui manifestent leur inquiétude face à la situation humanitaire à Gaza. Tantôt elle menace de suspendre ses - marginales - exportations d’armes vers Israël, tantôt elle ignore l’alerte inédite émise par sa propre diplomatie sur les incompréhensions qu’elle suscite dans le monde arabe.Ces revirements continus sont, à n’en pas douter, de nature à fragiliser notre crédibilité sur la scène internationale et particulièrement au Proche-Orient, qui scrute de si près les prises de position occidentales sur le conflit israélo-palestinien. Ils contribuent à véhiculer dans la région l’image d’une France irrésolue, qui agit par à-coups et sans véritable vision. Ce n’est hélas pas le seul dossier régional dans lequel cette lecture de notre action trouve quelque ancrage. Ainsi, en août 2020, de la promesse d’un "nouveau pacte politique" formulée par Emmanuel Macron à un Liban encore hébété par l’explosion du port de Beyrouth, qui n’a pas été suivie d’effets.Ce débat piégé se traduit par une espèce de tétanie, ou plutôt de désarroi, de notre diplomatie.Dans ce contexte, la volonté manifestée par le président de la République "d’aller vers une reconnaissance" de l’État palestinien dès juin prochain tranche.Bien qu’immédiatement assortie de conditions comme la libération des otages et l’éviction du Hamas, elle marquerait en effet le premier pas concret de la diplomatie française vers une solution à deux États depuis près de quinze ans. Elle placerait à cet égard notre pays dans une position singulière, dont il reste à déterminer si elle serait à l’avant-garde ou à la marge de nos partenaires occidentaux.En reconnaissant l’État de Palestine, la diplomatie française sortirait d’une incohérence qui mine sa crédibilitéLa France et l’Union européenne sont prisonnières d’une forme de schizophrénie face à la question palestinienne : l’attachement sans cesse réitéré des chancelleries à la solution à deux États semble largement incantatoire tant il trouve peu de résonnance dans les actes.Depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995, nous assistons avec une passivité résignée à une série d’actions qui semblent destinées à rendre impossible la mise en œuvre de cette solution : accélération de la colonisation de la Cisjordanie, déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, plans désormais ouvertement affichés de déportation de la population gazaouie, etc. Nous traitons la question palestinienne essentiellement sous l’angle humanitaire, dans l’espoir peut-être de compenser notre inaction politique. C’est témoigner d’une bien grande naïveté. D’une part, parce qu’en l’absence d’un véritable État palestinien capable de définir et de sanctionner le droit, il est pratiquement impossible de s’assurer de l’usage réel des fonds consacrés à l’aide. D’autre part, et surtout, parce que les atteintes portées aux ONG actives à Gaza depuis deux ans, qui ont conduit à la mort de plus de 400 de leurs salariés, devraient nous convaincre que, sans ancrage politique, tout travail humanitaire est hélas bien précaire.Cette incohérence majeure fragilise notre position sur la scène internationale. Vladimir Poutine, qui avait longtemps cultivé une prudente ambiguïté sur le dossier, a ainsi pu, depuis le 7 octobre, affirmer une posture d’opposition à Israël de plus en plus nette. La raison en est simple : dans la lignée de la position affichée par la Russie sur le Kosovo, il s’agit de prendre le contrepied de l’Occident, dont l’attachement au respect des frontières et du droit international serait plus volontiers affirmé quand ces principes profitent à son protégé ukrainien que quand ils sont méconnus par son allié israélien. Avec un sans-gêne extraordinaire, le président russe est allé jusqu’à déclarer : "Quand vous regardez les enfants souffrants et couverts de sang, vos poings se resserrent et les larmes vous montent aux yeux."Opportuniste, cet argument a bien sûr sa part de mauvaise foi. Il oublie en particulier de préciser qu’après le 7 octobre, Israël était, comme l’Ukraine dix-huit mois plus tôt, dans la position de l’agressé. Il reste que les contradictions de la France et de l’Union européenne avec leurs principes nourrissent les tenants d’un "Sud global" dans leur réquisitoire contre l’Occident. Près de 150 États, qui rassemblent 90 % de l’humanité, reconnaissent à ce jour la Palestine comme un État à part entière, l’un des leurs. Cette position fait la quasi-unanimité en Asie (à l’exception notable du Japon et de la Corée du Sud), en Amérique latine et en Afrique. Elle demeure presque sans exemple en Occident, où l’initiative pionnière, portée il y a un an par l’Espagne, l’Irlande et la Norvège, n’a à ce jour entraîné que la Slovénie dans son sillage - en 2024, le vote de plusieurs autres États européens, dont la France, pour admettre la Palestine à l’ONU, était purement symbolique devant la certitude du véto américain.Plus grave encore, l’impasse dans laquelle notre diplomatie s’est laissé enfermer engendre des répercussions dans le débat politique national. À gauche, une ligne de plus en plus ouvertement communautariste se mêle à quelques voix sincères pour pointer l’iniquité du sort réservé à la Palestine. À droite, on fait mine de confondre attachement à l’existence d’Israël et soutien "inconditionnel" à sa politique, en misant parfois sur l’indisposition de l’électorat à l’égard de l’islam pour balayer la prise en compte du point de vue palestinien.Ce débat est d’autant plus mortifère qu’il fragilise notre tradition du consensus national sur les questions de politique étrangère. Or, le général de Gaulle demandait dès 1967 "la fin de toute belligérance et la reconnaissance de chacun des États" ; et en 1982 François Mitterrand, premier chef d’État français à visiter Israël, lui emboîtait le pas en affirmant que "le dialogue suppose la reconnaissance préalable et mutuelle du droit des autres à l’existence".La dissonance entre la parole et les actions est symptomatique d’une puissance qui a renoncé à sa pleine liberté de positionnement. L’immobilisme français sur le dossier palestinien s’explique avant tout, comme pour beaucoup de nos voisins, par notre crainte de désalignement vis-à-vis du protecteur américain. Cette crainte était longtemps justifiée : on se souvient combien chèrement les États-Unis nous ont fait payer notre refus de cautionner leur aventure irakienne. On se souvient aussi des amicales pressions de Barack Obama sur Nicolas Sarkozy pour une décision d’apparence aussi anecdotique que le soutien français à l’entrée de la Palestine au sein de l’Unesco. Dans ce dossier comme dans d’autres, nous avons payé de notre crédibilité le renoncement à notre indépendance.L’immobilisme français sur le dossier palestinien s’explique avant tout, comme pour beaucoup de nos voisins, par notre crainte de désalignement vis-à-vis du protecteur américain.Or, si le "moment Trump II" présente un avantage pour les États européens, c’est précisément celui de nous rétablir dans notre liberté d’action. En promettant aux pays arabes une "paix par la force" dont les États-Unis se porteraient garants contre espèces sonnantes et trébuchantes, Donald Trump déploie à la région sa logique d’une action extérieure purement transactionnelle, conduite en cavalier seul et donc sans souci de coordination avec ses alliés.La ligne américaine sur la reconnaissance d’un État palestinien a longtemps été hypocrite ; elle est désormais illisible. L’appel de JD Vance lui-même à sortir de notre "vassalité" n’est-il pas un contexte idéal pour rétablir une politique étrangère véritablement autonome ? N’y a-t-il pas lieu de signifier beaucoup plus fermement notre opposition à la dépossession des Palestiniens, quand bien même elle doterait la Méditerranée d’une seconde Côte d’Azur ? Et quelles excuses nous reste-t-il, dès lors, pour ne pas donner plus de corps à la solution à deux États que nous avons si longtemps appelée de nos vœux ?Cet engagement constitue un progrès vers une issue politique du conflit israélo-palestinienSi la reconnaissance d’un État palestinien conduira inévitablement à dégrader, du moins temporairement, nos relations avec Israël, elle ne doit en aucun cas être comprise comme une prise de position en faveur de ses ennemis. C’est l’amalgame qu’a tenté d’opérer Benjamin Netanyahou en affirmant à Emmanuel Macron que la réalisation de son projet constituerait une "prime au terrorisme", élément de langage bien ancré dans le débat politique israélien, qui semble du reste trouver une certaine résonnance dans l’opinion dont le soutien à la solution à deux États a nettement diminué après le 7 octobre. Or, l’intention exprimée par le président français ne vise évidemment pas à récompenser le Hamas, pas plus qu’à sanctionner les représailles israéliennes. Son objet est de favoriser la mise en place des conditions nécessaires au règlement politique de la question palestinienne.Depuis 1948, les nombreuses et louables initiatives exprimées de part et d’autre pour trouver une issue négociée au conflit se sont en effet heurtées à une lacune fondamentale. Dépourvue d’État, la Palestine n’a jamais été en mesure de se doter de représentants à même d’imposer leurs vues à leurs factions dissidentes, ni de traiter d’égal à égal avec leurs homologues israéliens. Laissées à elles-mêmes par un retrait britannique irresponsable dans sa précipitation, avec des frontières dont la viabilité prêtait au doute, les deux parties n’ont pas d’autres moyens que les armes pour défendre leurs intérêts et établir entre elles un rapport de force. Au terrorisme palestinien, Israël répond par la "tonte de gazon", qui vise à anéantir pour un temps les capacités militaires de ses adversaires au prix de terribles pertes civiles. L’extrême violence de ces deux procédés apparaît d’autant plus absurde qu’ils ne peuvent conduire à aucun gain politique. Ils ne font qu’entretenir la haine, terreau fertile sur lequel le gazon repousse.Dans la mesure où la perspective d’une intégration de la population palestinienne à l’État israélien n’est pas envisageable, la création d’un deuxième État et la mise en place consécutive d’une solution négociée apparaît comme la seule configuration qui permettrait la cohabitation durable des deux populations. Son absence laisse le champ libre à ceux qui, dans chaque camp, conçoivent le conflit comme une lutte à mort. Il ne faut dès lors pas s’étonner de voir le Gouvernement israélien discuter de projets de plus en plus concrets de déportation (cyniquement qualifiée de "départs volontaires") des Gazaouis, tout en accélérant la colonisation de la Cisjordanie ; ni de constater le maintien, au sein de la population arabe, de l’attente - exprimée dans le slogan controversé "du fleuve à la mer"- d’un nouveau Saladin à même d’expulser les Israéliens et de libérer les mosquées.Il est donc consternant que le débat soit tombé à un tel niveau de mésinformation qu’il faille préciser que la reconnaissance d’un État palestinien ne se ferait en aucun cas au bénéfice du Hamas. Le président du Gouvernement israélien a beau jeu de l’insinuer, lui dont la politique constante a justement tendu à conforter le Hamas pour saper les tentatives de construction d’un État autour de l’Autorité palestinienne.Ce procédé est emblématique du temps long du conflit. Parce que la médiation politique est en l’état impossible, chaque partie est prise en otage par ses extrémistes, dont les intérêts tendent du reste à converger avec ceux des extrémistes de l’autre camp. Benjamin Netanyahou pointe le danger qu’il y a pour son pays à vivre au contact d’une population qui veut sa destruction. Soit. Pourquoi alors peser de toutes ses forces contre un règlement politique du conflit, unique moyen de faire évoluer l’état d’esprit de cette population ?Au-delà des parties en présence, c’est le Proche-Orient dans son ensemble qui, déstabilisé par le conflit israélo-palestinien, espère en sortir par un moment westphalien. Un pays comme le Liban n’a par exemple jamais cessé formellement d’être en guerre contre Israël, l’armistice de 1948 conditionnant la conclusion d’une paix au règlement préalable de la question palestinienne ! Le Liban a ainsi été successivement submergé par une vague de réfugiés dépassant ses capacités d’accueil, déséquilibré par les milices qui en étaient issues et partagé entre ses voisins israélien et syrien, avant que la faillite de son État permette la prise de contrôle du sud de son territoire par le Hezbollah, "proxy" iranien fondant sa légitimité sur sa lutte avec Israël. En 2002, le Liban accueille un Sommet de la Ligue arabe au terme duquel est proposé un ambitieux plan de reconnaissance mutuel des États. Las ! La proposition, fragilisée par l’attentat de l’hôtel Park opportunément perpétré le jour-même par le Hamas, est accueillie par une fin de non-recevoir du gouvernement israélien. Deux décennies plus tard, le Liban continue à faire les frais du conflit israélo-palestinien puisque la décision du Hezbollah d’ouvrir dès le 8 octobre 2023 un front de soutien au Hamas légitime une nouvelle intervention israélienne.Au-delà des parties en présence, c’est le Proche-Orient dans son ensemble qui, déstabilisé par le conflit israélo-palestinien, espère en sortir par un moment westphalien.Enfin, il convient de rappeler que le règlement politique du conflit, qui suppose la reconnaissance d’un État palestinien, est une condition de sécurité pour Israël même. Les accords d’Abraham de 2021 ont certes témoigné de ce que la raison d’État pouvait conduire les gouvernements arabes à transiger avec Israël ; il n’en va pas de même de leurs populations.C’est sur leur ressentiment que se fondent les velléités impérialistes de l’Iran, de la Turquie voire de la Russie, pour pousser leurs intérêts dans la région. Si la menace iranienne semble durablement affaiblie, la tension monte aujourd’hui entre Israéliens et Turcs en Syrie dans ce qui a pu être qualifié de "rivalité mortelle". La persistance de la question palestinienne fait peser une double menace sur Israël, puisqu’au voisinage immédiat de populations hostiles s’ajoutent les calculs machiavéliens de puissances impériales.Cet engagement portera ses fruits à condition d’être suivi dans le tempsParce que la question palestinienne continue à être le nœud gordien du monde arabe, aucun pays qui aspire à y jouer un rôle ne peut se dispenser de la traiter. Depuis plusieurs décennies, l’ambiguïté de la France à ce sujet a incarné les hésitations de sa politique dans l’ensemble de la région. Réciproquement, le gage sans équivoque en faveur de la solution à deux États que nous nous apprêtons à donner constitue une occasion unique de renouer avec ce qui a été la "politique arabe" des débuts de la Ve République.Dans cette perspective, nous ne pouvons pas nous contenter d’un échange d’ambassadeurs, même agrémenté de l’espoir d’entraîner nos partenaires à nous imiter. Le protocole doit être le symbole d’une diplomatie et non son substitut. L’État palestinien reconnu, il nous faudra donc œuvrer, au sein de la communauté internationale, pour lui permettre d’exister en fait.Le processus de construction de l’État palestinien s’opère en quelque sorte à front renversé : c’est par la reconnaissance que ses partenaires espèrent le mener à la souveraineté, alors que la reconnaissance a normalement vocation à sanctionner une souveraineté préexistante. On ne trouve pas de précédent d’une telle inversion, sauf peut-être celui de l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (SWAPO), dans laquelle l’Assemblée générale de l’ONU avait reconnu en 1973 un "représentant unique et authentique du peuple namibien" malgré la persistance de la colonisation sud-africaine. La reconnaissance de l’État palestinien ne va donc pas sans difficultés théoriques. Dans un contexte hors-norme, elle présente toutefois l’avantage de créer pour la Palestine une alternative politique au cycle de vengeance et de destruction dans lequel elle s’est laissé enfermer.Les obstacles que l’Autorité palestinienne trouve sur sa route sont nombreux, tant il lui manque à ce jour tout ce qui fait l’essence d’un État. Ils ne peuvent être surmontés que dans le temps long et du fait de la bonne volonté des acteurs du conflit, que la communauté internationale peut contribuer à susciter.Le premier de ces obstacles réside dans la classe politique palestinienne elle-même. Sa revendication actuelle des frontières qu’elle a jadis refusées presque unanimement reflète ses impérities. Navigant à vue entre les deux écueils de la corruption et du terrorisme, elle doit encore faire les preuves de sa capacité à conduire son peuple à la paix qu’exige sa survie. Alors que l’affaiblissement du Hamas créée l’espoir d’un discrédit durable de ses méthodes, il convient pour les partenaires de la Palestine de faire pression sur Mahmoud Abbas pour empêcher qu’il verrouille sa succession.À cette condition, le pouvoir de Ramallah pourra légitimement revendiquer son autorité sur Gaza et ainsi surmonter le deuxième obstacle qui pèse sur sa constitution comme État : la menace d’éclatement du territoire palestinien. C’est dans des frontières définies, en l’espèce celles de 1967, que se conçoit la souveraineté. La voix de la France, seule puissance occidentale à avoir, au prix du sang, maintenu sa présence à Gaza, aura sans nul doute un poids particulier pour défendre l’unité d’autorité qui doit s’exercer sur les territoires palestiniens pour que ceux-ci puissent retrouver une expression politique. Alors que le Gouvernement d’Israël affiche ouvertement l’ambition d’une nouvelle occupation de Gaza et menace de formaliser l’annexion des colonies de Cisjordanie, reconnaître l’État palestinien implique de peser de tout notre poids diplomatique pour le respect de ses frontières. Le levier des sanctions économiques, brandi ces derniers jours, pourra notamment être déployé. Il sera d’autant plus efficace que la politique martiale du gouvernement israélien entaille la prospérité de son pays. La population israélienne, qui a fourni en 2024 le 2e effort de défense le plus soutenu au monde, doit être alertée sur le caractère financièrement, militairement et humainement difficilement soutenable de ces orientations.Si la France doit donc se montrer exigeante sur la capacité de l’Autorité palestinienne à reprendre en main son territoire, il est nécessaire qu’elle rappelle avec tout autant de force la nécessité qu’elle reprenne en main sa population en se défaisant du spectre du terrorisme. Le Hamas ne peut survivre dans les tunnels de Gaza que parce qu’il continue à bénéficier de la complicité active ou passive d’une part considérable de ses habitants. L’idéal du "martyr" est un devenir enviable pour des pans entiers de sa jeunesse ; d’où la forte résonance rencontrée par l’image de Yahya Sinwar, agonisant, trouvant dans un dernier sursaut de haine la force de jeter un bâton sur le drone qui le menaçait. Ce sentiment, nous l’avons dit, hypothèque l’avenir politique des Palestiniens. Il est d’autant plus puissant que ces derniers sont exposés à une propagande qui fait peser sur Israël la responsabilité de tous leurs maux. Il est d’autant plus profond qu’une immense majorité des Palestiniens a été dépossédée, mutilée ou endeuillée par la guerre. Les ONG qui assument de fait l’administration civile de la Palestine ne sont à l’évidence pas à même d’éradiquer le terrorisme. Il n’y aura pas trop d’un État pour cette tâche qu’il convient de mener à court terme par le levier de la répression, à long terme par celui de l’éducation.Si la France doit donc se montrer exigeante sur la capacité de l’Autorité palestinienne à reprendre en main son territoire, il est nécessaire qu’elle rappelle avec tout autant de force la nécessité qu’elle reprenne en main sa population en se défaisant du spectre du terrorisme.Enfin, un dernier obstacle se dresse en travers de l’établissement d’un État palestinien : que celui-ci puisse exercer effectivement la souveraineté, c’est-à-dire le monopole de la violence légitime sur son territoire. C’est un horizon et non un objectif de court ou moyen terme, tant la réalité en est aujourd’hui éloignée. Le budget de l’Autorité palestinienne dépend pour les deux tiers de transferts du ministère des Finances israélien (qui ne se prive pas d’user de ce moyen de pression) ; la colonisation de la Cisjordanie et la question du statut de Jérusalem-Est grèvent l’intégrité des frontières de 1967.Il y a dans ces éléments de quoi rassurer les Israéliens qui seraient légitimement inquiets d’une solution qu’ils considèreraient concertée dans leur dos : toute avancée concrète de la Palestine vers la souveraineté réelle suppose, dans le contexte actuel, d’être co-construite avec la pleine acceptation d’Israël. Charge à la communauté internationale de conduire progressivement Israël à cette pleine acceptation, à mesure que les responsables palestiniens donneront des gages de paix.On le voit, la reconnaissance par la France d’un État palestinien ne constituera en tant que telle qu’un progrès mineur vers l’issue du conflit. Si nous avons le courage de faire de cette décision le premier pas d’un engagement plus constant et suivi pour la solution à deux États, elle nous permettra pourtant de mener une action bien plus forte dans la région. En démontrant par nos actions l’inanité de la rhétorique du "Sud global", nous affaiblirons d’autant les projets "néo-ottomans" d’"arc chiite" ou d’"accès aux mers chaudes", qui ont en commun d’impliquer la vassalisation du monde arabe. À cette condition, nous aurons la possibilité d’y reprendre pied.Jamais, depuis des décennies, les attentes de nos partenaires arabes n’ont été si fortes à notre égard. L’axe formé depuis un an par Emmanuel Macron avec les dirigeants égyptien et jordanien, les deux pays les plus menacés par le risque de déplacement de masse des Palestiniens, a constitué un appui majeur pour le cessez-le-feu. Proclamée par L’Orient - Le jour "Meilleur allié occidental des pays arabes", soutenue par l’Arabie Saoudite dans son initiative visant à déclencher un mouvement de reconnaissance en chaîne d’Israël (par les Arabes) et de la Palestine (par les Occidentaux), la France tend incontestablement à retrouver au Proche-Orient un rôle de premier plan dont l’hégémonie américaine l’avait longtemps privée.Chassée par les armes du pré-carré ouest-africain dans lequel elle s’est indûment épuisée, faute d’intérêts partagés, la France pourrait trouver dans le Proche-Orient une aire de développement bien plus naturelle de son action extérieure. Encore faut-il que cette dernière soit plus qu’une série de réactions. La "politique arabe" des débuts de la Ve République a connu un vif succès parce que la France y portait une ligne d’une grande clarté. À rebours de la résignation à l’antagonisme entre Orient et Occident, il s’agissait de favoriser l’émergence et l’inclusion des États arabes dans le paradigme westphalien, de convaincre nos partenaires occidentaux de les reconnaître comme des acteurs politiques légitimes à porter leurs intérêts et d’identifier les projets communs à même de générer des profits mutuels.Il ne tient qu’à nous d’en revenir à ces principes. Sur le plan économique, le débouché potentiel pour l’industrie française est considérable tant la région voit croître la demande pour nos filières les plus développées, du luxe à l’armement en passant par l’énergie. Sur le plan culturel, le reflux de la francophonie au Levant ou au Maghreb ne fait que sanctionner le désintérêt que nous avons porté à des peuples qui nous sont pourtant intimement liés, et avec lesquels il est désormais urgent de renouer le dialogue. Sur le plan politique, surtout, alors que les bouleversements récents d’un pays comme la Syrie témoignent de ce que l’hésitation fondamentale de nombreux pays arabes entre l’islamisme et un nationalisme culturellement orienté vers l’Europe des Lumières n’a pas été tranchée, il nous revient de nous engager résolument en faveur de la deuxième option, facteur de développement pour la région et de sécurité pour le monde.Telle est la diplomatie que nous serions légitimes à porter auprès des pays arabes pour peu que nous clarifiions notre engagement pour le règlement politique de la question palestinienne.À bien des égards, les difficultés de la diplomatie française à définir une ligne d’action claire au Proche-Orient et à s’y tenir reflètent l’incertitude de notre pays quant à sa place dans le monde. Nous mesurons bien qu’il nous est devenu malheureusement impossible de dire, avec le général de Gaulle, que "la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang". Mais nous n’avons jamais pu nous résoudre au pragmatisme désenchanté de la "grande puissance moyenne" jadis vantée par Valéry Giscard d’Estaing, quand bien-même les économistes nous promettent, en l’espace d’une génération, un déclassement du 5e au 15e PIB mondial. La tentative de synthèse volontairement ambiguë du président Macron, qui revendique pour la France le rôle de puissance d’équilibre", apparaît trop floue pour fonder une politique, comme l’a montré Michel Duclos dans son ouvrage Diplomatie française.Pour tenir notre rang avec honneur, il nous faut agir en stoïciens : renoncer au grandiose et réinvestir le réel. Accepter qu’il ne nous est pas permis de modeler le monde à notre image ; que les relations internationales sont, plus que jamais, le royaume de la force ; que nos leçons de morale n’intéressent plus grand monde. Mais réaliser, dans le même temps, que nous conservons de puissants atouts pour agir, pour peu que nous le voulions. Notre prestige est certes entamé, mais pas de façon irrémédiable. Il peut être rétabli à condition de retrouver trois principes dont nous nous sommes trop souvent écartés ces dernières décennies : indépendance, cohérence, modestie.Nous mesurons bien qu’il nous est devenu malheureusement impossible de dire, avec le général de Gaulle, que "la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang". Mais nous n’avons jamais pu nous résoudre au pragmatisme désenchanté de la "grande puissance moyenne" jadis vantée par Valéry Giscard d’Estaing.En 1964, la reconnaissance de la République Populaire de Chine avait valu à la France un long procès en loyauté aux valeurs occidentales, qui exigeaient supposément un alignement sur Formose plutôt que sur Pékin. Le général de Gaulle avait alors rappelé l’évidence : sa décision n’impliquait "aucune sorte d’approbation à l’égard du régime". Elle n’en eut pas moins le double mérite de sortir l’Occident de l’impasse dans laquelle son déni du réel l’avait enfermé - Nixon reconnaissant à son tour la République Populaire dès 1972 - ; et d’éveiller pour la France une sympathie chinoise durable - la visite d’État rendue par Xi les 6 et 7 mai 2024 faisant écho à celle de Mao 60 ans plus tôt, au lendemain de l’établissement des relations diplomatiques.Toute comparaison a ses limites, et la fragile Autorité palestinienne n’a certes rien du géant chinois. Ses marges de manœuvre sont étroites et son affirmation comme État ne garantirait en tant que telle ni l’intégrité de son territoire, ni la survie de son peuple. En reconnaître la souveraineté n’en demeure pas moins une exigence : pour la crédibilité de notre diplomatie sur le rang mondial ; pour l’apaisement du Proche-Orient dont les tensions nous menacent ; pour la pérennité de la si nécessaire amitié qui lie la France aux peuples arabes.Copyright image : Christophe Ena / POOL / AFP Emmanuel Macron et le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, le 24 octobre 2023 à Ramallah.ImprimerPARTAGERcontenus associés 16/04/2025 Faut-il reconnaître l’État de Palestine ? Michel Duclos 24/10/2024 En Israël, entre polarisation et traumatisme : état des lieux Denis Charbit 07/10/2024 Un an après le 7 octobre, 4 points sur la situation au Proche-Orient Jean-Loup Samaan