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[Réarmer la France] - Pour une politique industrielle de défense

[Réarmer la France] - Pour une politique industrielle de défense
 Nicolas Baverez
Auteur
Expert Associé - Défense
 Bernard Cazeneuve
Auteur
Expert Associé - Défense
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notre série 
Réarmer la France

L’industrie de défense française a une réputation d’excellence et dispose de nombreux atouts mais doit être soutenue par une politique à la hauteur des nouvelles menaces. Comment financer dans le temps long une économie de guerre capable d’allier rusticité et performance ? Comment mettre à profit l’échelle européenne pour monter en puissance et gagner en autonomie stratégique  ? Le 7e épisode de la série [Réarmer la France], de Nicolas Baverez et Bernard Cazeneuve, est consacré à la politique industrielle de défense.

Quelle politique industrielle de défense pour atteindre nos objectifs de réarmement ?

Plus que d’une "économie de guerre" aux contours flous, nous avons besoin d’une politique industrielle de défense, qui aille au-delà d’une politique d’achat, et qui accompagne les acteurs privés traditionnels et émergents dans l’innovation militaire et la montée en cadence de la production, avec pour objectif de réarmer la France et l’Europe à un horizon de dix ans. 

L’industrie de défense française bénéficie d’atouts majeurs

L’industrie de défense française bénéficie du savoir-faire d’entreprises “têtes de filières” de premier plan, en particulier dans les domaines aérien et naval, ainsi que d’un tissu industriel couvrant un vaste spectre de capacités et de technologies. La France bénéficie en outre d’un savoir-faire reconnu, que sanctionnent nos exportations : 2e exportateur mondial en 2024 de matériel d’armement, avec 9,6 % des exportations totales entre 2020-2024 selon le SIPRI, représentant 18 milliards d’euros. Elle peut compter sur des points forts reconnus, en premier lieu un vivier d’ingénieurs et de techniciens qualifiés issus de ses nombreuses écoles, et que le ministère des Armées s’emploie à dynamiser (cf la création du pôle de recherche de l’AMIAD sur le campus de l’École Polytechnique en mars 2024).

L’impulsion donnée à haut niveau depuis 2022 a en outre permis la création de nouvelles filières industrielles et une relocalisation stratégique de la production, illustrant la volonté de réduire les dépendances critiques. Le plan France Relance a soutenu la création d'usines produisant des composants électroniques de puissance, tels que des plaquettes de carbure de silicium, et a favorisé l'assemblage de puces semi-conductrices. Des projets ont vu le jour pour produire des drones tactiques légers, en collaboration avec l'industrie automobile, afin de combler le retard français dans ce domaine. Le ministère des Armées a par ailleurs soutenu une vingtaine de projets de relocalisation depuis 2023, visant à renforcer et sécuriser les chaînes d'approvisionnement, dont l’exemple emblématique est la relocalisation de la production de poudre propulsive à Bergerac par Eurenco, avec un investissement de 60 millions d'euros et la création de 500 emplois. D'autres initiatives incluent la production de baguettes de soudure (Selectrarc) à Belfort pour les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, et l'assemblage de munitions spécialisées à Eurovector dans les Hauts-de-France. 

L’impulsion donnée à haut niveau depuis 2022 a en outre permis la création de nouvelles filières industrielles et une relocalisation stratégique de la production, illustrant la volonté de réduire les dépendances critiques.

On note également une nette remontée en cadence de la production d’armement : la production de Rafale est passée d’un avion par mois en 2020 à trois en 2025, avec un objectif de quatre d’ici deux ans. KNDS a doublé la cadence de production de ses canons CAESAR et vise une multiplication par huit de sa production de charges modulaires d’ici 2028. MBDA augmente fortement ses cadences de missiles : Aster (+50 %), Mistral 3 (production multipliée par 4), Akeron MP (multipliée par 2,5), CAMM-ER (multipliée par 3).

Safran fabrique deux fois plus d’armement sol-air modulaire AASM, Thalès a doublé sa production de radars, tout en réduisant ses délais de livraison d’un tiers. Eurenco investit 650 M€ pour doubler sa capacité d’ici 2026, avec 400 emplois créés. Les industries munitionnaires/missilières et producteurs de système d’artillerie ont pour objectif de doubler leurs capacités de production d’ici 2025-2026. Dans le secteur des drones, la PME Delair a vu ses ventes multipliées par trois en 2024, et a acquis Notilo ainsi que Squadrone System afin de tirer une croissance externe par la diversification de sa gamme.

- Un certain nombre de freins fragilisent néanmoins la base industrielle de défense française.

Le modèle économique du secteur de la défense repose largement sur les exportations – plus que sur les achats de l’État réduits à la portion congrue ces dernières décennies –, ce qui fragilise la pérennité des savoir-faire nationaux en diluant les efforts dans une logique de dépendance aux marchés extérieurs. Le secteur souffre de l’irrégularité de la commande publique (logique du "stop and go"), introduisant une forme d’imprévisibilité qui entrave la planification industrielle et la montée en compétence des acteurs.

Ce défi ne se limite du reste pas strictement au secteur de l’industrie de défense, mais s’étend à toutes les industries dont le concours est nécessaire à assurer la protection des Français face à la guerre moderne. Dans le domaine des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), dont l’augmentation du fait des nouvelles techniques militaires (drones) est qualifié de “probable” par le rapport Niinistö, le manque de visibilité des industriels sur la commande publique est à l’origine d’une difficulté de leur part à réaliser les nécessaires investissements de temps longs, essentiels pour un secteur dont la logique est par essence assurantielle. Outre le décloisonnement des industries militaire et sanitaire, il serait opportun de déployer un effort au niveau européen pour s’assurer de la capacité de notre continent à affronter la menace NRBC.

L’essentiel des capacités de production sont par ailleurs saturées (missiles, obus d’art, pièces d’artillerie, blindés), à l’exception du matériel naval, pour répondre aux demandes émanant d’une pluralité de marchés. Des goulets d’étranglement au niveau des sous-traitants, s’ils font déjà l’objet de plans de remédiation efficaces de la part de la Direction générale de l’armement, réduisent d’autant la capacité d’augmenter la cadence, en particulier dans le secteur des munitions. Produire plus de masse et désengorger la production suppose donc une participation accrue du financement privé.

Les investisseurs, quant à eux, se montrent souvent réticents en raison de la dépendance aux commandes publiques, des freins réglementaires, des cycles industriels de très long terme ou des difficultés de sortie des investissements.  Le tissu des PME et des ETI est souvent sous-profitable et surendetté (marges de 5 à 6 % ; niveau d’endettement jusqu’à 90 % des actifs), du fait de ces difficultés de financement. Le décalage entre les ambitions budgétaires affichées et les ressources réellement disponibles, comme l’illustre le retard dans l’adoption du budget 2025 ou le report à nouveau de plus de 8 milliards d’euros dus aux industriels à la fin de 2024, accentue l’incertitude financière, affaiblit l’amont de la chaîne de production et entrave l’innovation.

Une évolution du modèle vers un renforcement des marges pourrait permettre de financer plus efficacement les efforts d’innovation. La consolidation de la chaîne de valeur, notamment via le soutien aux sous-traitants stratégiques, est une voie prometteuse (comme l’illustre la reprise récente de la société Mecadaq spécialisée dans la sous-traitance aéronautique).

Le secteur souffre de l’irrégularité de la commande publique (logique du “stop and go”), introduisant une forme d’imprévisibilité qui entrave la planification industrielle et la montée en compétence des acteurs.

La mobilisation de l’épargne privée pour financer les innovations de rupture, en complément de la commande publique, suppose un travail pédagogique préalable sur l’acceptabilité, qui pourrait prendre la forme d’un véhicule public-privé dédié. Enfin, une clarification de l’architecture industrielle permettrait de mieux orienter les financements vers les segments pertinents et de rendre la chaîne de valeur plus lisible pour les investisseurs.

La dépendance technologique aux États-Unis dans des domaines critiques tels que le spatial, le cyber ou le commandement et contrôle (C2) réduit la marge d’autonomie stratégique. Une réflexion politique sur les dépendances critiques vis-à-vis des États-Unis s’impose, afin d’en définir les limites acceptables et le cadençage des efforts afin de les réduire.

Se pose également l’enjeu de la temporalité, avec un hiatus entre le temps long que nécessitent les grands programmes capacitaires européens à forte valeur ajoutée et sur-spécifiés (le programme européen de MBDA devrait aboutir d’ici à 15 ans, l’avion du futur “SCAF” sera mis en service en 2040, le char franco-allemand “MGCS” en 2045, le porte-avion de nouvelle génération en 2038), et la nécessité de produire en plus grande quantité des capacités moins chères et moins intensives en capital à un horizon plus court.

Enfin, le secteur est traversé par une tension entre l’exigence d’innovation technologique et la nécessité de maintenir des systèmes rustiques, robustes et éprouvés pour les conflits de haute intensité.

Pour répondre à ces défis, il pourrait être envisagé d’engager au niveau européen, à l’échelon intergouvernemental, des études visant à dresser un inventaire partagé des besoins et des innovations à développer. À cet égard, il importe de sortir de la fausse contradiction entre technologie et volume, ou entre rusticité et performance, en prenant en compte l’importance de développer des capacités complètes, au niveau européen, pour faire face aux scénarios d’engagement probables.

La consolidation de la base industrielle de défense, notamment par le soutien à des entreprises aux capacités de production duales (la dualité devant être une condition sine qua non de rentabilité économique tout comme la capacité à l’export) et par un soutien à la montée en cadence (ainsi qu’à son corollaire, la capacité à redescendre en production, ce que savent faire les entreprises du secteur automobile), permettrait de tirer parti de synergies technologiques et de capter des financements habituellement destinés à d’autres secteurs, tout en offrant une plus grande lisibilité aux investisseurs.

Le cadre réglementaire applicable aux entreprises du secteur de la défense constitue également un frein persistant au développement de leur activité. Le risque contentieux, y compris pénal, est perçu comme élevé, induisant des délais et une incertitude juridique préjudiciables à l’attractivité du secteur. Par ailleurs, l’absence d’harmonisation normative à l’échelle européenne empêche l’émergence d’un véritable marché intégré, renforçant la perception d’un risque élevé pour les investisseurs, notamment en phase de sortie.

En l’absence d’encadrement de l’intégration de la défense au sein des normes environnementales, sociales et de gouvernances (ESG), et malgré l’effort de sensibilisation du secteur bancaire entrepris par les autorités, la taxonomie européenne peut entraver l'accès des entreprises du secteur de la défense au financement privé si elle interprétée de manière extensive, et partant erronée, par certains acteurs : en effet, seules les armes interdites par les conventions internationales sont exclues des taxonomies et réglementations, comme cela a été précisé de nouveau par la Commission Européenne dans le cinquième paquet de mesures liées à la Défense présenté le 17 juin dernier. Les normes (directives “CSRD” sur les critères ESG et “CS3D” sur le processus de vigilance et de diligence raisonnable dans la chaîne d’approvisionnement) ont également un impact sur les critères de performance extra-financière. Une simplification et une harmonisation de ces normes contribuerait à créer un environnement favorable à l’investissement. Un assouplissement des règles de revente, en particulier pour les actifs duaux, renforcerait l’attractivité du secteur en facilitant la liquidité et la sortie des investisseurs.

Une occasion unique de construire la BITD européenne 

Comme nous avions l’occasion de l’avancer dans une tribune récente, "L’Europe n’échappera pas à une réflexion approfondie sur la convergence nécessaire de ses industries parfois concurrentes, car travaillant sur les mêmes marchés et pour le même type de produits."

Le moment est unique dans l’histoire récente de l’Europe, qui combine l’existence d’une menace existentielle sur son flanc Est et la prise de conscience de nos partenaires et alliés européens d’une nécessaire défense du continent en commun.

Le moment est unique dans l’histoire récente de l’Europe, qui combine l’existence d’une menace existentielle sur son flanc Est et la prise de conscience de nos partenaires et alliés européens d’une nécessaire défense du continent en commun.

La coopération européenne dans le domaine de la défense se heurte néanmoins à plusieurs défis : une fragmentation excessive des acteurs de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), une difficulté à structurer un effort collectif face à la domination américaine, et une réticence persistante des États à financer des projets menés par des industriels étrangers. Par ailleurs, la présence de filiales de multinationales extra-européennes jouant parfois un rôle ambigu et la prédominance des investisseurs non-européens ont pu être décrits comme présentant un problème de souveraineté industrielle. L’endettement public contraint également les capacités d’investissement conjoints.

Dans ce contexte, il est urgent de favoriser une commande publique fondée sur des besoins capacitaires clairement identifiés et intégrés dans une logique de complémentarité européenne. La coopération tant industrielle qu’opérationnelle mise en place avec la Belgique est à cet égard un "modèle à suivre pour nos futures coopérations européennes, à l’heure où s’affirme le besoin de partenariats capables de produire des effets sur le terrain". Doivent être privilégiés les instruments permettant l’acquisition conjointe de capacités munitionnaires (Mistral, Aster, etc.), de solutions de défense anti-aérienne (comme le projet SAMPT-NG) ou les frappes dans la profondeur dans le cadre de l’initiative ELSA (European Long Range Strike Approach, qui rassemble la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Italie, le Royaume-Uni et la Suède), et de mobilité militaire (aérienne et terrestre), au-delà des projets capacitaires existants (tels que SCAF, MGCS, TIGRE, etc.).

Au-delà des projets de coopération capacitaires existants, un effort de consolidation industrielle devient indispensable afin de profiter d’effets multiplicateur et d’échelle (réduction des coûts unitaires, accélération des cadences, intégration facilitée de l’innovation). Pour cela, l’identification de "champions européens de l’innovation" sur le principe du "meilleur athlète" (best athlete principle) pourrait permettre une approche incrémentale et pragmatique au problème de la mutualisation, en jouant sur les instruments existants favorisant les achats et l’investissement communs. L’Europe dispose d’un exemple de consolidation réussie, MBDA, permettant une maîtrise de l’autorité de conception, la liberté d’emploi dans la durée, le maintien en conditions opérationnelles, la liberté d’export, et cela au niveau européen.

Une coopération opérationnelle par le bas à partir d’une dizaine de programme structurants, conduite par un directoire restreint d’États (en favorisant une dynamique associant la France à ses partenaires britanniques, allemands et italiens, à l’image du “moteur” de MBDA) permettrait de bâtir des consensus plus solides et d’aboutir à des résultats concrets. La mise en place d’une coopération fondée sur la complémentarité des expertises nationales, plutôt que sur une approche fédérative, renforcerait la résilience collective tout en respectant les équilibres politiques. Il importerait donc d’opérer une analyse fine des complémentarités possibles par programme entre pays européens, en tirant partie des avantages comparatifs de chaque BITD (par exemple, l’industrie de défense terrestre polonaise, le savoir-faire aéroporté scandinave, les compétences en acoustique de la BITD néerlandaise, la supériorité française en matière de systèmes de combat, etc.), en donnant la priorité aux lacunes observées dans des secteurs clés tels que la chaîne OODA, la gestion intégrée du champ de bataille, la production de drones, la défense anti-aérienne, le cyber et l’espace.

La mise en place d’une coopération fondée sur la complémentarité des expertises nationales, plutôt que sur une approche fédérative, renforcerait la résilience collective tout en respectant les équilibres politiques.

Cela suppose une nouvelle compréhension de ce que doit être notre souveraineté, de manière pragmatique et adaptée aux cas d’usage, différenciant les domaines où l’autonomie est impérative de ceux où une dépendance maîtrisée est acceptable. En outre, la création d’une exception de défense européenne, hors taxonomie et reporting extra-financier dans le but de faciliter les financements privés, s’impose.

Dans le déploiement des instruments de financement mis en place par l’Union européenne dans le cadre de la stratégie pour l’industrie de défense européenne EDIS (Stratégie européenne pour l'industrie de la défense) et de l’instrument de financement SAFE (Support Act for European Defence Industry), la France doit pousser pour le renforcement de la logique enfin acceptée de "préférence européenne" dans les critères d’éligibilité, qui suppose une mobilisation politique autour du projet français d’autonomie stratégique, notamment dans les négociations en cours pour le programme EDIP, destinés à étendre la logique d’intervention des instruments de financement EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act, permettant un remboursement partiel accordé aux États quand des acquisitions conjointes font intervenir un consortium d’au moins trois pays) et ASAP (Act in Support of Ammunition Production, permettant le financement partiel de production sur des segments munitionnaires prioritaires (explosifs, poudres, obus, missiles, essais). Cette priorité donnée aux produits et coopérations européens doit irriguer notre action politique tant à l’UE qu’à l’OTAN

Copyright image : BENOIT TESSIER / POOL / AFP
Emmanuel Macron, Éric Trappier (Président-Directeur général de Dassault Aviation), Dirk Hoke (ancien directeur général d'Airbus Defence and Space), Margarita Robles, ministre de la Défense espagnole, Florence Parly, ancienne ministre des Armées française et Ursula von der Leyen devant un Système de Combat Aérien Futur (SCAF) au salon du Bourget, le 17 juin 2019.

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