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20/09/2017

Quels défis pour l'Allemagne ?

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Quels défis pour l'Allemagne ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

 

La réussite économique de l'Allemagne ne fait pas débat en Europe. Cependant, elle fait désormais face à de nouveaux enjeux : émergence de la Chine, déclin démographique, révolution numérique. Eric Chaney, conseiller économique de l'Institut Montaigne, nous éclaire sur les défis qui attendent l'Allemagne dans les prochaines années.

De l’autre côté du Rhin, une autre planète politique

Difficile d’imaginer des débats aussi radicalement différents que celui qui opposa Angela Merkel à Martin Schulz le 3 septembre dernier et celui qui vit s’affronter Marine Le Pen et Emmanuel Macron cinq mois plus tôt. Certes, on se montre plus courtois et consensuel dans le débat politique en Allemagne, mais les situations économiques respectives des deux pays y sont aussi pour beaucoup. Si le débat en France tourne autour de la mondialisation – faut-il s’en protéger, voire s’en écarter ? –, sur la gouvernance de la zone euro ou la nécessité ou non de réformer notre modèle social, ces sujets sont absents de la campagne électorale allemande. Outre-Rhin, on considère que sur chacun de ces thèmes l’état des choses est plutôt bon ; on préfère débattre de la gestion d’une économie en grande forme, de l’opportunité de baisser tel ou tel impôt, ou du nombre d’immigrants dont le pays a besoin, alors même que les employeurs se plaignent d’une pénurie de main d’œuvre.

En revanche, dans les deux pays, le débat est plus discret sur les défis à long terme. Qu’il s’agisse par exemple de la soutenabilité de la dette publique et du régime de retraite en France ou, en Allemagne, du vieillissement de la population, de la préservation de ses avantages compétitifs, souvent associés à un modèle social qui va devoir s’adapter à l’ère de l’uberisation, ou encore de la dépendance à la croissance de ses marchés à l’exportation.

Depuis 1998, le chômage a baissé six fois plus vite en Allemagne qu’en France

Un état des lieux comparatif aidera à comprendre comment deux pays voisins, aux économies fortement imbriquées et dont le taux de change est pratiquement fixe depuis 1983 peuvent connaître des situations politiques aussi divergentes. En 1998, à la veille de la création de l’euro, le PIB par habitant d’une Allemagne encore marquée par le choc de l’unification était inférieur à celui de la France de 3,9 %. En 2016, il était 4,3 % plus élevé. Depuis 1998, la richesse a augmenté de 26,1 % en Allemagne, contre 17,1 % en France, soit une perte relative d’environ 8 % (1). De décembre 1998 à juillet 2016, le taux de chômage a baissé de 5,3 points en Allemagne, tombant à 3,7 %, tandis qu’il ne régressait que de 0,9 point en France, à 9,8 % (2), soit une décrue six fois plus lente.

Rien d’étonnant, donc, à ce que le débat tourne autour de "comment changer la situation" en France tandis qu’en Allemagne, on pense qu’il ne faut la modifier qu’à la marge. Une des questions centrales du débat est donc celle de la réduction des inégalités de revenu qui se sont creusées entre individus et entre régions. En effet, malgré l’énormité des subventions versées par les Länder de l’Ouest vers ceux de l’Est, qui perdurent aujourd’hui par le biais de l’impôt de solidarité, le rattrapage économique est loin d’être satisfaisant.

La mutation allemande, conséquence de la crise causée par l’unification…

A quoi faut-il donc attribuer le remarquable succès de l’Allemagne ? Celui qu’on qualifiait d’"homme malade de l’Europe" il y a vingt ans, fait aujourd’hui l’envie de la plupart des Etats européens. A tel point que dans nombre de pays, beaucoup de voix s’élèvent pour "faire payer l’Allemagne", qu’il s’agisse des demandes de réparations de guerre évoquées en Grèce ou en Pologne, ou de manière un peu plus subtile, des appels à une mutualisation des dettes publiques, sous une forme ou une autre. La question est d’autant plus importante qu’en 1998, lorsque les taux de change des futurs pays de la zone euro furent fixés, le Deutsche Mark était surévalué par rapport à la moyenne de ses partenaires, en raison des fortes hausses de salaire qui suivirent l’unification, et des dévaluations de la lire et de la peseta de septembre 1992.

Les réformes de Gerhard Schröder ne se résument pas à la loi Hartz IV

Il faut remonter à la crise de 1992, à la récession puis à la période de stagnation qui s’en suivirent pour saisir les causes de la mutation allemande. Dépassant le seuil des cinq millions d’individus, le chômage provoqua un choc politique majeur, convaincant les syndicats des vertus de la modération salariale – voire des baisses de salaire – pour préserver l’emploi, et forçant les partis politiques à repenser le modèle économique national. L’"agenda 2010" présenté par Gerhard Schröder en 2003, puis progressivement mis en œuvre jusqu’en 2005, en fut le fruit. On n’en retient aujourd’hui que la réforme du marché du travail et des allocations chômages (réforme Hartz IV). Elle fut certes importante pour rendre l’emploi plus flexible, ouvrir le marché aux travailleurs les moins productifs (les "mini-jobs"), et augmenter les incitations à retrouver du travail en réduisant la durée des allocations. On oublie toutefois d’autres volets du programme Schröder, comme le débouclage des participations croisées qui verrouillaient le capitalisme allemand, grâce à la baisse de l’imposition des profits et des plus-values, ou la réduction des contraintes qui pesaient sur le commerce et les services, y compris pour la recherche d’emploi. Même si les économistes débattent encore de l’ampleur de l’impact de l’"agenda 2010", un large consensus admet qu’il a significativement contribué à restaurer la compétitivité allemande et a aidé à passer du chômage de masse, à une situation de plein emploi.

L’Allemagne s’est accrochée à la locomotive chinoise

Les réformes ne suffisent pourtant pas à expliquer un différentiel de croissance de plus de 7 points entre l’Allemagne et la France depuis 2005, même si l’absence de réformes structurelles chez nous y a aussi contribué. La mondialisation, c’est à dire l’entrée de la Chine dans le commerce mondial, fut l’autre grand levier de croissance allemande. La spécialisation de son industrie dans les biens d’équipement industriels et dans le segment premium du marché automobile, a profité à merveille de la modernisation industrielle rapide de la Chine. L’ouverture aux entreprises étrangères de l’Empire du Milieu, l’enrichissement tout aussi rapide d’une grande partie de sa population, désireuse d’accéder aux biens de haut de gamme produits en Occident, expliquent en grande partie la réussite du modèle allemand.

Ce point est essentiel : il explique largement pourquoi les industriels allemands sont aussi "euphoriques" – selon le terme employé par l’institut de recherche économique Ifo (Institut für Wirtschaftsforschung) pour commenter les résultats des enquêtes de conjoncture de juillet et août –, cela malgré l’appréciation de l’euro depuis le début de l’année. La demande en biens de luxe dépend en effet de l’enrichissement de la clientèle et est peu sensible aux variations de prix, comme Apple, BMW ou LVMH l’ont si bien compris. Il est également essentiel pour comprendre les défis que l’Allemagne devra relever dans un futur proche.

Défi n° 1 : encaisser le changement de la croissance chinoise

La croissance chinoise ne peut que ralentir dans les années à venir, au fur et à mesure que le rattrapage de productivité s’épuise et que le déclin de la population active s’accélère. Même si l’attrait des marques premium occidentales est durable – la réputation comme l’image sont des actifs de long terme – la concurrence des entreprises chinoises sur leur propre marché ne peut que s’intensifier, comme le montre le succès des smartphones produits par Huawei. C’est le premier défi du modèle allemand, rançon de sa forte spécialisation dans le secteur automobile et des biens d’équipement associés. Conserver une image premium – notamment dans le secteur automobile – va exiger une profonde transformation de l’offre allemande, au moment où la Chine met au premier plan les préoccupations environnementales, après les terribles excès de l’industrialisation rapide, et où l’explosion du trafic dans les mégalopoles ouvre une voie royale aux véhicules autonomes, et donc à une concurrence technologique locale. Dans l’édition 2017 de sa liste des 50 "smartest companies" le Massachusetts Institute of Technology (MIT) vient de faire entrer de jeunes entreprises chinoises comme iFlytek, Face++ ou DJI, du secteur de "l’industrie des machines intelligentes" aux côtés de noms plus établis comme Tencent, Ali Baba ou Baidu. Côté allemand, seuls Adidas et Daimler figurent dans ce classement, non pas en raison de leur taille mais parce que la première a lancé une micro-usine robotisée pour s’adapter en temps réel à la demande locale, et la seconde un véhicule de livraison urbain électrique.

Défi n° 2 : le modèle social allemand face à la déferlante technologique

Le second défi de l’économie allemande est l’adaptation de son modèle social, fondé sur la négociation, l’internalisation des contraintes économiques par les syndicats et leur participation aux conseils d’administration, à la déferlante technologique, qu’on caricature sous le nom d’uberisation. Les progrès très rapides de l’intelligence artificielle, le caractère ouvert des nouvelles technologies (accessibles en ligne), les nouveaux modes de financement comme le crowdfunding ou les crypto-devises, favorisent principalement l’émergence d’entrepreneurs individuels ou de petites entreprises visant un marché mondial, et susceptibles de devenir des géants mondiaux. Ces évolutions semblent entrer en contradiction avec le pouvoir syndical ou la structure des grands Konzerns. Si ce défi est le même pour tous les pays développés, il est plus important pour l’Allemagne en raison de sa forte spécialisation industrielle et du rôle qu’y tient la cogestion.

Défi n° 3 : comment répondre au déclin démographique

Le troisième défi est celui de l’évolution démographique du pays. L’Allemagne vieillit rapidement : son solde naturel (c’est-à-dire le nombre de naissances moins celui des décès) est fortement négatif, de l’ordre de - 190 000 par an. Si la population a augmenté de 0,7 % en 2016 pour atteindre 82,8 millions, c’est grâce à une forte immigration (750 000, après 1,1 million en 2015). Dans une version haute des projections de l’institut de statistique publique (3), qui suppose un apport migratoire de 8 millions d’ici 2050, la population baisserait quand même de 7 millions et la proportion des plus de 60 ans augmenterait de dix points, à 39 %. Malgré les incertitudes inhérentes à toute projection, il est clair que sans une immigration soutenue, l’Allemagne connaîtra une baisse significative de son niveau de vie en raison de la baisse de la population active et du poids croissant des retraites.

Les parades sont connues et guère contestées par les partis traditionnels (CDU, SPD, FDP et Verts) : - augmentation régulière de l’âge de la retraite ; - encouragement et gestion de l’immigration ; - investissements pour stimuler l’innovation et donc la productivité ; - accumulation de capital pour financer les retraites. Ce dernier point est d’ailleurs la principale cause des excédents extérieurs de l’Allemagne (4).

Investir, ou baisser les impôts ?

En revanche, le débat sur les modalités pratiques de mise en œuvre de ces mesures est plus flou. Ainsi, l’accueil de plusieurs millions d’immigrés suppose un programme d’investissement de grande ampleur en infrastructures et plus encore en formation et en éducation, ce que les partis se gardent de chiffrer, de peur de ne pouvoir affecter le surplus budgétaire (5) à des baisses d’impôts. De même, si l’Allemagne enregistre de beaux succès dans la recherche scientifique, grâce notamment à la Société Max-Planck (6), le financement fédéral de la recherche fondamentale, donnant aux universités américaines de pointe un avantage compétitif décisif, reste modeste.

Enfin, si l’accumulation d’excédents extérieurs est justifiée par la nécessité de financer les retraites futures, le mode d’investissement de ces surplus par les fonds de pensions et les compagnies d’assurance-vie, principalement en obligations souveraines à très bas rendement, va à l’encontre du but recherché. Il cause même un cercle vicieux, car il encourage encore plus l’épargne au détriment de l’investissement ou de la consommation. La Bundesbank s’inquiète d’ailleurs vivement de l’impact du bas niveau des taux d’intérêts sur la solvabilité de l’assurance-vie. Voilà un dossier que le prochain chancelier devra traiter en priorité. Plus fondamentalement, le financement même de l’économie, essentiellement assuré par les prêts d’une industrie bancaire fragmentée – peu rentable et soumise aux aléas politiques locaux – et très peu par le marché d’actions, devra être repensé avant que le cycle économique ne se retourne, ce qui se produira inévitablement.

Le consensus mou qui a caractérisé la campagne électorale a jeté un voile pudique sur les défis que l’Allemagne devra affronter, malgré ou peut être en raison des remarquables succès des quinze dernières années. Il faudra pourtant relever ces défis et ceci importe d’autant plus les partenaires de l’Allemagne que son économie est devenue le fer de lance de l’Europe de l’Ouest.





(1) IMF, World Economic Outlook database, juillet 2017, PIB par habitant en euros à prix constants (corrigé de l’inflation). Une mesure alternative du FMI, utilisant les parités de pouvoir d’achat mais aux prix courants, indique que le PIB par habitant de la France était inférieur de 5,6 % à celui de l’Allemagne en 1998, et de 12 % en 2016, soit une perte relative de 7 %, tout à fait comparable à celle mesurée en euros constants.
(2) Eurostat. Les taux de chômage sont les taux de chômage nationaux calculés selon la norme commune du Bureau International du Travail.
(3) Destatis, 13ème projection coordonnée sur la base de la population au 31/12/2013. Variante 2 (G1-L1-W2)
(4) L’excédent de la balance des paiements courants allemand a atteint 8,3% du PIB au T1 2017.
(5) Les administrations publiques allemandes ont enregistré un excédent de 1 % du PIB au T1 2017, après 0,8 % en 2016.
(6) Par exemple, l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutive de Leipzig, où le chercheur suèdois Svante Pääbo a développé des méthodes d’analyse fine de l’ADN ancien, a attiré des chercheurs de talent du monde entier, dont le français Jean-Jacques Hublin.

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