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01/02/2021

Présidentielles au Portugal : la fin d’une exception ?

Trois questions à Yves Léonard

Présidentielles au Portugal : la fin d’une exception ?
 Yves Léonard
Docteur en Histoire et diplômé de Sciences Po

Au Portugal, le Président sortant Marcelo Rebelo de Sousa était réélu dimanche 24 janvier dès le premier tour du scrutin. Marquées par un taux d’abstention élevé et une poussée inédite de l'extrême droite, ces élections, sur fond de crise sanitaire, sont révélatrices de plusieurs tendances qui se dessinent au sein du paysage politique portugais. Yves Leonard, spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal, nous offre son décryptage. 

Le Président sortant du Portugal Marcelo Rebelo de Sousa, conservateur modéré, vient d’être réélu au premier tour à 61 % des suffrages, malgré un taux d’abstention record de 50 à 60 % : que signifie ce chiffre ? Est-ce l’illustration d’un désintérêt politique des citoyens ? 

Il est vrai que le taux d’abstention, d’un peu plus de 60 %, a été particulièrement fort pour ce type de consultation électorale. Cependant, il a été moins élevé que ce qui était anticipé dans les jours précédant l'élection, notamment en raison de la crise sanitaire. Une montée du taux d’abstention jusqu’à 70 % avait même été évoquée. 

Il y a également un élément technique à intégrer : les Portugais de l’étranger avaient la possibilité de voter, représentant 15 % de l’électorat, soit environ 1 million et demi de personnes. Or leur participation dans les consulats a été très faible, 98 % d’entre eux n’étant pas allés voter. Il faut en tenir compte car pour le Portugal continental et les îles des Açores et de Madère, la participation a été plus élevée (45 %).

En dehors de ce facteur, plusieurs raisons peuvent expliquer ce taux élevé d’abstention. Tout d’abord, le contexte sanitaire au Portugal, qui subit actuellement un deuxième confinement général, n’incitait pas les habitants à se déplacer pour aller voter. Le soir de l'élection, commentateurs et personnalités politiques étaient plutôt soulagés de constater que les Portugais avaient globalement accompli leur devoir de citoyen malgré la situation sanitaire très préoccupante.

Enfin, un autre élément à prendre en compte est la démobilisation sensible de l'électorat en raison du caractère "sans surprise" du scrutin. Le Président sortant remettait en jeu son mandat, et suivant la tradition selon laquelle tous les présidents portugais depuis 1976 ont exercé deux mandats, la réélection de Marcelo Rebelo de Sousa était d’autant plus attendue que celui-ci est très populaire. Ce désintérêt politique des citoyens s’inscrit cependant dans la tendance observée depuis de nombreuses années d’une augmentation du taux d’abstention. Ce phénomène tranche avec la situation que le Portugal a connu après le rétablissement de la démocratie, suite à la révolution des Œillets et à la première élection libre après la chute de la dictature, le 25 avril 1975. Les taux de participation étaient à l’époque considérables, supérieurs à 90 %. Ce phénomène est préoccupant, marqué aussi par l'histoire politique du pays et, durant près d’un demi-siècle, des "élections sans choix" organisées par le régime salazariste. Même si l’acte d’aller voter reste encore une action civique forte, surtout pour les générations, vieillissantes, qui ont connu la dictature.

Ce désintérêt politique des citoyens s’inscrit cependant dans la tendance observée depuis de nombreuses années d’une augmentation du taux d’abstention.

Cette abstention élevée pose une nouvelle fois le problème de la nature de l’offre politique, dominée depuis plus de 40 ans par deux partis phares : le Parti social-démocrate de centre-droit et le Parti socialiste de centre-gauche, qui ont alterné au pouvoir sans discontinuer. Ce système politique a été jusqu'à présent qualifié de résilient, ces deux partis mobilisant encore près des deux tiers de l’électorat lors des législatives de 2019. Cette résilience est aujourd’hui à l’épreuve des reconfigurations politiques et de l’émergence du vote populiste avec l’arrivée brutale sur l’avant-scène du parti Chega et de son leader, André Ventura. 

La poussée de l’extrême-droite, ayant obtenu près de 12 % des voix, marque-t-elle la fin de l’exception portugaise, immunisée jusqu'à présent à la montée du populisme ? 

Jusqu'en 2019, le Portugal était souvent cité en exemple pour sa singularité face à la vague populiste en Europe. Malgré un cas, l’ancien bâtonnier de l’Ordre des Avocats Marinho e Pinto, qualifié alors de "Beppe Grillo portugais", élu député européen en 2014, son parti MPT ayant obtenu plus de 7 % des suffrages avant de s’effondrer, aucune figure politique ne s’est ouvertement présentée comme populiste, hormis, dans un autre contexte, l’ancien président PSD de la région autonome de Madère (1978-2015), Alberto João Jardim. Quant au parti d'extrême-droite, le PNR (Parti national rénovateur), il réalisait depuis une quinzaine d’années de faibles scores, plafonnant à 0,5 % lors des élections législatives de 2015. Il n’était donc pas illogique de penser que le Portugal constituait une exception au regard du populisme en Europe. 

Les législatives d’octobre 2019, marquées par l'élection d’un député issu de la droite radicale populiste, au sens où l’a définie Cas Mudde (nativisme, autoritarisme, populisme), avaient provoqué un premier coup de tonnerre. Chega ayant obtenu 1,3 % des voix (soit 67 000 votes), son jeune président André Ventura, avait été élu sur la circonscription de Lisbonne, bénéficiant du système électoral avec la représentation proportionnelle sans seuil plancher. Son entrée au Parlement, une première depuis la révolution des Œillets en 1974, a été fortement médiatisée et lui a permis au fil des mois de disposer d’une chambre d’écho à ses déclarations tonitruantes, empreintes de racisme et d’autoritarisme. Docteur en droit public, enseignant à l’université, ce juriste de 38 ans s’était fait connaître en tant que commentateur de football sur une chaîne de télévision privée et chroniqueur pour l’un des quotidiens les plus lus au Portugal, le tabloïd très conservateur Correio da Manhã. Issu du Parti social-démocrate, qui a gouverné jusqu’en 2015, il a été candidat aux municipales en 2017 à Loures, une banlieue populaire de Lisbonne, en menant une campagne virulente, développant un discours identitaire et xénophobe devenu sa marque de fabrique, notamment à l’encontre de la communauté tsigane. Battu aux municipales de 2017, il quitte le PSD pour fonder au printemps 2019 Chega ("Ça suffit !") et se présenter, sans succès, aux européennes.

À l’aide de solides soutiens financiers et des réseaux sociaux, ce discours ultra-nationaliste, qui s’inspire ici et là de références et symboles empruntés au salazarisme mais adaptés à l’air du temps, ponctués de messages brefs et incisifs, se révèle très critique à l’égard du système politique portugais qualifié de corrompu. Avec un mode opératoire proche de ceux pratiqués par Jair Bolsonaro au Brésil, dont l’un des fils a chaleureusement félicité Ventura le 24 janvier au soir, Matteo Salvini en Italie, son modèle, ou Marine Le Pen en France, d’ailleurs présente à Lisbonne une quinzaine de jours avant le scrutin pour soutenir la candidature de Ventura. Les élections présidentielles de dimanche dernier représentaient donc un enjeu majeur pour le parti de Ventura en pleine ascension, sur fond de discours supposément "antisystème" attisé par la crise sanitaire.

En moins de deux ans, ce parti - ou plutôt Ventura - est passé de 1,3 % à presque 12 % des voix, semblant s’installer durablement sur l’avant-scène politique, marquant la fin de cette immunité portugaise au populisme et suscitant de vives inquiétudes. 

Chega a profité du vide relatif provoqué par une forme de démobilisation des électeurs de droite face à la reconduction prévisible du Président sortant, et par l’absence d’alternative à droite, hormis le candidat d’Initiative libérale. Ventura a également capitalisé sur le mécontentement et la peur des Portugais face à la crise sanitaire et sociale, particulièrement marquée à l’intérieur du territoire. Avec comme carburant, habituel, la xénophobie et la fracture entre "eux" et "nous", ces "Portugais de bien" dont Ventura entendait être le président, comme le rappelait son slogan de campagne. Ce carburant a propulsé Ventura en troisième position, obtenant 11,9 % des suffrages (près d’un demi-million de voix). 

Ces résultats font l’effet d’un séisme. En moins de deux ans, ce parti - ou plutôt Ventura - est passé de 1,3 % à presque 12 % des voix, semblant s’installer durablement sur l’avant-scène politique, marquant la fin de cette immunité portugaise au populisme et suscitant de vives inquiétudes. 

À plus long terme, assiste-t-on à une reconfiguration du paysage politique au Portugal ? Cette tendance pourrait-elle s'imposer lors des prochaines élections locales en octobre ?

L’objectif d’André Ventura était de tirer parti de l’élection présidentielle pour conforter sa popularité, accroître sa visibilité médiatique et peser sur l’agenda politique. Son objectif avoué était d’ailleurs d’arriver en seconde position de l’élection : il n’a pas été atteint, la candidate de gauche et ancienne eurodéputée socialiste non soutenue officiellement par le PS, Ana Gomes, l’ayant dépassé d’un point. Cette déception a conduit Ventura, le soir de l’élection, à remettre son mandat de la présidence de Chega en jeu, une telle mise en scène, sans réelle portée, traduisant une déception face à ses attentes. Dans la même veine, le 27 janvier, le responsable local de Chega à Porto, district dans lequel Ventura a obtenu ses moins bons résultats (8,5 %), a démissionné. Cet événement lève le voile sur des tensions internes qui pourraient perdurer. 

Cependant, il est sûr qu’André Ventura va tenter de peser sur la reconfiguration de la scène politique. Le leader de Chega va pouvoir jouer des divisions et des tensions du Parti social-démocrate, en pleine recomposition depuis qu’il a perdu le pouvoir en novembre 2015. Un parti en quête de leadership qui n’a pas réussi à imposer de "cordon sanitaire" face à l’ascension météorique de Chega. En novembre 2020, à l’issue des élections régionales aux Açores, le PSD a conquis la présidence de cette région autonome grâce aux deux élus de Chega. Cet événement montre la perméabilité de la droite et du centre-droit aux idées défendues par Chega sans lequel il ne peut guère espérer revenir au pouvoir. André Ventura se positionne donc comme l'élément clé d’une reconquête du pouvoir à droite. Et l’a d’ailleurs affirmé avec force au soir de l’élection présidentielle.

Sa popularité [de Sousa] à droite comme à gauche, son sens politique, sa complicité avec le Premier ministre et sa longue expérience de la vie publique lui confèrent une réelle légitimité pour se poser en garant des institutions démocratiques.

Un des principaux pourvoyeurs de voix de Chega est le parti CDS, à l’origine d’essence démocrate-chrétienne, en pleine déconfiture lors des législatives de 2019 et dont une partie de l’électorat s’est détourné au profit de Chega, attiré par son discours nationaliste prenant la défense des anciens combattants des guerres coloniales, des rapatriés, séduit par le discours sécuritaire et xénophobe de Ventura. La reconfiguration de la droite est donc en cours. Pourtant, dès le 27 janvier, le CDS et le PSD ont déclaré qu’ils refuseraient toute alliance avec Chega lors des prochaines élections municipales qui se tiendront en octobre, tentant d'établir un cordon sanitaire. Cette déclaration de principes devra être mise à l’épreuve des faits.

Enfin, cette reconfiguration du paysage politique n’épargne pas la gauche. Si le Parti socialiste gouverne sans majorité absolue, mais avec une assise solide, crédité de 37 % d’intentions de vote en cas de législatives, sur sa gauche le Parti communiste continue sa lente érosion, son candidat à la présidentielle n’ayant pas fait mieux qu’en 2016. Son électorat dans ses bastions traditionnels (banlieue de Lisbonne, Alentejo) tend à se disperser, la question se posant notamment de possibles transferts de vote, toujours complexes à analyser à chaud, vers Chega en Alentejo. Quant au Bloc de Gauche (BE), sa candidate a obtenu un résultat décevant, divisant par deux son score de 2016, une partie de son électorat s’étant reportée sur la candidature d’Ana Gomes, permettant à celle-ci de finir en seconde position avec 13 % des suffrages. L’équation n’est donc pas simple à gauche où la "geringonça" (soutien sans participation du PC et du BE entre 2015 et 2019 au gouvernement à dominante socialiste) ne fonctionne plus vraiment, le vote du budget 2021 l’ayant clairement rappelé. Le Premier ministre António Costa, confronté au rebond préoccupant de la crise sanitaire, recherche avant tout la stabilité de son exécutif, d’autant plus que le Portugal préside au premier semestre 2021 le Conseil de l’Union européenne.

Dans ce contexte incertain, le rôle du président de la République peut se révéler crucial. Au-dessus des partis, rassembleur et populaire, Marcelo Rebelo de Sousa, dispose de nombreux atouts, d’autant que, dans le cadre de ce régime qualifié de semi-présidentiel, le président ne gouverne pas. Sa popularité à droite comme à gauche, son sens politique, sa complicité avec le Premier ministre et sa longue expérience de la vie publique lui confèrent une réelle légitimité pour se poser en garant des institutions démocratiques. D’autant plus qu’il s’agit de son dernier mandat, la Constitution ne lui permettant pas de briguer plus de deux mandats. Enfin, il n'est pas inutile de réfléchir à la mise en garde diffusée sur Twitter par le politologue Cas Mudde le 24 janvier au soir : "Cher Portugal ! S’il vous plait, ne faites pas ces élections sur le gars qui a à peine gagné 12 % des voix. 88 % des Portugais n’ont pas voté à l’extrême-droite et 60 % sont satisfaits de leur président ! Tous les pays qui ont fait cette erreur ont maintenant un système politique beaucoup plus à droite".

 

 

Copyright : PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP

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