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11/04/2022

Le nouvel ordre émotionnel du monde

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Le nouvel ordre émotionnel du monde
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Depuis la révélation des crimes de Boutcha, la Chine semble embarrassée. Elle aurait soutenu sans états d'âme une Russie victorieuse, mais une Russie humiliée, c'est autre chose. À quoi bon avoir un allié dont l'action n'aboutit qu'à renforcer les États-Unis ?

Il y a des images qui changent le cours de l'Histoire. En 1968, l'offensive du Têt fut un échec militaire pour le Front national de libération du Sud-Vietnam et l'Armée populaire vietnamienne. Mais elle constitua un tournant politique. À travers les images des journaux télévisés, la guerre venait d'envahir les salles à manger américaines. Pour une majorité croissante d'Américains, il fallait mettre fin à cette aventure militaire. En 1975, la chute de Saigon entraînait la réunification du Vietnam derrière le Nord communiste.

En 2022, les images des massacres de civils commis à Boutcha (et ailleurs) par les soldats russes vont-elles constituer un tournant historique - et cela dans un sens diamétralement opposé à celui des images de la guerre du Vietnam, en poussant le monde occidental à s'engager davantage aux côtés des Ukrainiens ? En s'en prenant de manière systématique et délibérée aux populations civiles, à l'heure d'Internet et des réseaux sociaux, la Russie de Poutine a-t-elle franchi une ligne rouge éthique, politique et émotionnelle ? Hitler aurait-il pu impunément poursuivre sa politique d'élimination des populations juives d'Europe si des images montrant la réalité des camps de la mort avaient existé ? Pie XII aurait-il pu rester silencieux, les États-Unis auraient-ils pu s'abstenir de bombarder les voies ferrées menant aux camps et les camps eux-mêmes pour enrayer la machine de mort nazie ? Ils avaient le privilège de l'ignorance, réelle ou feinte.

L'Histoire est écrite par les vainqueurs

En avril 2022, il n'est pas possible d'avoir le moindre doute sur la réalité des faits. Les dénégations et les mensonges de Vladimir Poutine et des officiels russes seraient risibles s'ils n'étaient si odieux. Héritière d'une longue tradition de maquillage et de réécriture de l'Histoire, de la Russie impériale à la Russie soviétique, la Russie de Poutine sait qu'il faut toujours nier, même l'évidence. Elle a intégré la formule de Jean Anouilh, selon laquelle "la propagande est une chose simple : il suffit de dire quelque chose de très gros et de le répéter souvent".

Le choc des images et le poids des mots suffiront-ils pourtant à transformer le cours de l'Histoire ? Autrement dit, y aura-t-il un avant et un après-Boutcha ? 

Le choc des images et le poids des mots suffiront-ils pourtant à transformer le cours de l'Histoire ? Autrement dit, y aura-t-il un avant et un après-Boutcha ? Une réponse purement cynique consisterait à rappeler que l'Histoire est écrite par les vainqueurs. Sans l'effondrement militaire de l'Allemagne nazie, le procès de Nuremberg n'aurait pas été possible. Le régime de Bachar al-Assad en Syrie a commis des crimes épouvantables, mais en s'accrochant au pouvoir avec l'aide des Russes et des Iraniens, le maître de Damas est redevenu presque fréquentable au Moyen-Orient, au moins. Qui pourrait aujourd'hui l'amener devant une cour de justice internationale ?

C'est cette impunité du vainqueur qui motive sans doute Poutine désormais. Il ne peut pas perdre la guerre, car il perdrait le pouvoir et se retrouverait devant un tribunal. Il lui faudra maquiller la réalité jusqu'au bout.

Peut-on négocier avec celui qu'on qualifie de "boucher" ?

Le dilemme de Poutine est, à front renversé, celui de ses opposants, de Kyiv à Washington, en passant par les pays membres de l'Union européenne (à l'exception peut-être de la Hongrie de Victor Orbán, qui vient d'être réélu triomphalement en dépit de ses liaisons dangereuses avec Poutine). Depuis le début de la guerre en Ukraine, Joe Biden s'est progressivement glissé dans les habits de Ronald Reagan.

Face à une version réactualisée de "L'empire du Mal", il est devenu le chantre de la liberté. Il appelle un chat "un chat", c'est-à-dire, Poutine un "boucher". Un choix de mots - que confirment les images venues d'Ukraine - éthiquement approprié sans doute, mais politiquement difficile. Comment négocier avec un homme dont on a dénoncé la nature profonde ? La stratégie adoptée par Biden, visant de facto au changement de régime à Moscou, suppose, pour être cohérente, un engagement d'une tout autre nature auprès de l'Ukraine. On ne peut tout à la fois vouloir mener Poutine devant un tribunal international et se contenter de livrer des armes au compte-gouttes à Kyiv.

La Chine est embarrassée depuis les crimes de Boutcha

Ce n'est plus la non-défaite de l'Ukraine qui est poursuivie, c'est la défaite de la Russie : condition nécessaire et peut-être suffisante au départ de Poutine. Le dilemme occidental a pour contrepartie celui des alliés de Poutine, à commencer par la Chine et, à un moindre degré, l'Inde. 

En envahissant l'Ukraine, avec un mélange de brutalité extrême et d'inefficacité, Poutine a-t-il remis en cause l'alliance "solide comme un roc" que venaient d'annoncer Moscou et Pékin : le réalignement du monde sur des bases idéologiques opposant le camp des autoritarismes à celui de la démocratie ?

Depuis la révélation des crimes de Boutcha, la Chine semble embarrassée.

Depuis la révélation des crimes de Boutcha, la Chine semble embarrassée. Elle ne veut pas condamner son allié russe, mais elle ne peut ignorer l'indignation du monde. Elle aussi, tout comme la Russie, cherche à gagner du temps. Elle aurait soutenu sans la moindre hésitation, sans le moindre état d'âme, une Russie victorieuse. Mais une Russie défaite, sinon humiliée, c'est autre chose.

L'Amérique a retrouvé une partie de son autorité morale

Entre sa vision idéologique de l'avenir du monde et la protection de ses intérêts économiques immédiats, le cœur de la Chine balance. Ses échanges avec la Russie - il est important de le rappeler - ne représentent qu'un dixième de ses échanges avec les États-Unis et l'Europe. Plus troublant peut-être pour Pékin est le fait que, jusqu'à présent au moins, l'invasion de l'Ukraine n'a fait qu'un seul vainqueur : l'Amérique de Biden. En un peu plus d'un mois, elle a retrouvé une partie de l'autorité morale qu'elle avait perdue au cours des dernières années. Et un jour viendra où le gaz liquéfié américain pourra remplacer le gaz russe en Europe. À quoi bon avoir un allié privilégié, si la politique de Moscou n'a pour résultat principal que de conforter le statut de l'adversaire numéro un de Pékin : Washington ?

Pour le moment - la guerre va durer et l'histoire est loin d'être écrite - l'invasion de l'Ukraine par la Russie n'a pas consolidé, mais plutôt fragilisé l'espoir de ce nouvel ordre international autour des "autoritaires", auquel aspirent la Chine et la Russie.

L'avenir de la démocratie se joue aujourd'hui simultanément sur les champs de bataille de l'Ukraine et dans les isoloirs de la France.

 

Avec l’aimable participation des Echos, publié le 10/04/2022.

Copyright : SERGEY BOBOK / AF

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