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18/10/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - La Russie, gagnante de l'affrontement entre le Hamas et Israël ?

[Le monde vu d'ailleurs] - La Russie, gagnante de l'affrontement entre le Hamas et Israël ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine la réaction du Kremlin aux attaques du Hamas du 7 octobre.

Quel est l’objectif de Moscou en ne condamnant pas l’assaut du Hamas ? Il existe un mot allemand qui désigne spécifiquement la joie de qui se complait au spectacle des souffrances d’autrui : "schadenfreude". C’est bien une certaine schadenfreude qui s’est répandue en Russie, notamment dans les milieux militaires. La tragédie qui frappe Israël permet au  Kremlin de fourbir son argumentaire anticolonialiste à destination du sud global et le laisse espérer conforter ses positions en Ukraine. La diplomatie russe doit cependant gérer le grand écart entre le refus de toute condamnation claire du Hamas, la légitimation de la guerre en Ukraine par l’objectif de "dénazification" et les relations avec Israël et la communauté juive.

Le Kremlin escompte de l’ouverture d’un "second front" au Proche-Orient des bénéfices politiques, militaires et économiques, mais la neutralité de façade qu’il affiche après l’attaque terroriste du Hamas pourrait dégrader ses relations avec Israël et la communauté juive, mises à l’épreuve depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. 

Une confrontation qui alimente le narratif anti-occidental et anti-colonialiste du Kremlin

"Moscou condamne fermement cette nouvelle attaque barbare des extrémistes. Nous sommes convaincus qu'aucun objectif, politique ou autre, ne peut être atteint en recourant à la violence et à la terreur", c'est ainsi que, en août 2004, le MID réagit à deux attentats revendiqués par le Hamas qui avaient causé 16 morts et plus de cent blessés dans la ville israélienne de Beersheva. 

Le ministère russe des Affaires étrangères s'abstient de toute condamnation de ces atrocités et renvoie dos-à-dos Israël et le Hamas.

Au lendemain de l’attaque terroriste sans précédent déclenchée par le Hamas en Israël, le ministère russe des Affaires étrangères s'abstient de toute condamnation de ces atrocités et renvoie dos-à-dos Israël et le Hamas. "Conséquence d'une brusque aggravation de la tension dans le conflit israélo-palestinien, le nombre de victimes des deux côtés dépasse déjà 1400 morts, en particulier dans la population civile, des milliers d'Israéliens et de Palestiniens ont été blessés.

Nous présentons nos profondes condoléances aux parents et aux proches de toutes les victimes et leur souhaitons un prompt rétablissement", indique le communiqué rendu public à Moscou le 9 octobre 2023. 

Recevant le Secrétaire général de la Ligue arabe, S. Lavrov a appelé les parties à un cessez-le-feu. À New-York, selon des sources concordantes, le représentant permanent de la Russie s'est opposé à l'adoption d'une déclaration condamnant l'action du Hamas. Le Président Poutine voit dans "le regain de tension au Proche-Orient" un "bon exemple de l'échec de la politique des États-Unis" à faire appliquer les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies sur la création d'un État palestinien. Quant au leader tchétchène R. Kadyrov, il invite les dirigeants des pays musulmans à "mettre en place une coalition" afin d' "empêcher les bombardements de civils sous prétexte d'élimination des combattants" et il apporte son "soutien à la Palestine". Ce nouveau chapitre meurtrier du conflit israélo-palestinien s’intègre dans le discours anticolonialiste du Kremlin qui, particulièrement depuis l'invasion de l'Ukraine, dénonce un "deux poids-deux mesures" de l'Occident et utilise le ressentiment existant à son égard dans les pays du Sud. On peut s'attendre à ce que la propagande du Kremlin instrumentalise les victimes civiles collatérales d’une intervention militaire israélienne à Gaza pour relativiser les crimes de guerre perpétrés par l'armée russe en Ukraine. L’offensive du Hamas est la répétition du scénario du Haut-Karabagh, observe Fiodor Loukjanov, elle signe l’échec de ceux qui étaient persuadés que l'impasse pouvait perdurer et la victoire de ceux qui étaient convaincus qu'une préparation minutieuse et que l'effet de surprise pouvaient détruire le statu quo. Viktoria Nikiforova, chroniqueuse de Ria-Novosti, va plus loin en risquant une comparaison avec les accords de Minsk, qui promettaient un statut spécial au Donbass, resté lettre morte, tout comme les résolutions de l'ONU sur la Palestine, et en accusant directement Washington.

Un "second front" au Proche-Orient qui sert les intérêts de Moscou 

Pour sa part, la Russie a intérêt, selon l'expression Alexandr Ryklin, à l'ouverture d'un "second front" et à un conflit prolongé entre Israël et le Hamas. La priorité de V. Poutine est de détourner l'attention et les ressources occidentales de l'Ukraine, estime aussi Politico, aussi est-il tentant pour certains de voir la main du Kremlin derrière la résurgence des tensions dans de nombreuses régions - Afrique, Azerbaïdjan/Arménie, Serbie/Kosovo, Israël/Hamas. 

Israël a d'ores et déjà demandé aux États-Unis une assistance militaire et le dossier russo-ukrainien risque d'être relégué au second plan dans les capitales occidentales, relèvent les Izvestia. Au constat des média occidentaux sur une lassitude des opinions à l’égard du conflit ukrainien s’ajoute le calcul de certains milieux politiques, qui souhaitent que l’attention se déplace vers un nouveau foyer de crise, analyse Denis Batourin, convaincu que, en Ukraine comme en Israël, le contexte intérieur est favorable à un conflit prolongé. Le facteur temps sera décisif, estiment les experts consultés par les Izvestia, si les affrontements se prolongent, le flux d'armements en direction de Kiev risque de se tarir et l'armée ukrainienne sera contrainte d’adopter une posture défensive pour conserver ses gains territoriaux.

Il est tentant pour certains de voir la main du Kremlin derrière la résurgence des tensions dans de nombreuses régions - Afrique, Azerbaïdjan/Arménie, Serbie/Kosovo, Israël/Hamas.

À court terme toutefois, Israël n'a pas besoin d'armes et d'argent, et l'Occident n'est pas tenu de choisir entre Israël et l'Ukraine, selon Georgui Bovt. Sur le plan économique, notent les Izvestia, la Russie tire profit de cette confrontation, qui renchérit les prix de l'énergie, limite son déficit budgétaire et lui permet de financer sa guerre en Ukraine

La Russie réagit aux événements d'Israël avec un "mélange de Schadenfreude [joie éprouvée au spectacle du malheur d’autrui] et de sarcasme", rapporte Julia Davis. Après l'attaque du Hamas, les chaînes Telegram proches du Kremlin n'ont cessé de diffuser les images de chars Merkava détruits par des drones, relèvent Andreï Soldatov et Irina Bogoran et de souligner que les Israéliens n'avaient pas analysé les revers initiaux de l'armée russe en Ukraine en se reposant sur leurs lauriers passés. 

À court terme toutefois, Israël n'a pas besoin d'armes et d'argent, et l'Occident n'est pas tenu de choisir entre Israël et l'Ukraine.

Alors que, depuis l'époque soviétique, l'armée et les services israéliens étaient mis sur un piédestal à Moscou, l'échec de Tsahal et du Shin beth à anticiper cette offensive d’ampleur inédite réconforte les bellicistes russes en Ukraine, notent les commentateurs militaires. L'offensive menée par le Hamas en recourant à de petits groupes dotés de moyens peu sophistiqués, comme les drones armés, montre qu’il a pour sa part tiré les leçons de la crise ukrainienne, affirme Denis Batourin.

"Tout cela me rappelle douloureusement la phase initiale de notre opération spéciale en Ukraine", écrit Sergueï Ichtchenko. Le succès de l'opération du Hamas porte un coup, non seulement à l'image de l'armée et des services israéliens, mais aussi à son puissant secteur de la défense, le char Merkava Mk4 était considéré comme invulnérable, remarque Ria Novosti. La Schadenfreude ressentie aujourd'hui à Moscou donne la mesure du traumatisme subi par les militaires russes dans les premiers mois de leur offensive en Ukraine, analysent Andrei Soldatov et Irina Borogan. 

Des relents antisémites et une concurrence mémorielle

Le changement d'attitude du Kremlin à l'égard d'Israël et de la communauté juive constitue une autre dimension de la confrontation actuelle. V. Poutine, qui longtemps ne pouvait être suspecté d’antisémitisme, est désormais prisonnier de son narratif sur la "dénazification", justification officielle de l'invasion de l'Ukraine, qui contraint son régime à des contorsions idéologiques de plus en plus problématiques. "Peut-être ai-je tort, mais Hitler avait aussi du sang juif", affirme Sergueï Lavrov en mai 2022. Le fait que le Président Zelensky soit juif "ne veut absolument rien dire", se défend le responsable de la diplomatie russe, en effet "les plus ardents antisémites sont d'habitude des Juifs", propos qui conduisent le Président russe à présenter des excuses au premier ministre israélien N. Bennett. Il y a quelques jours, V. Poutine lui-même s'en prend à A. Tchoubaïs, qui a démissionné de son poste de conseiller au Kremlin et quitté la Russie peu après le début de l'offensive russe. "Ce n'est plus Anatoly Borissovitch Tchoubaïs, c'est Moshe Izraelevitch", qui "s'est enfui" ("удрал") en Israël, ironise le Président russe. Se référant à ses "nombreux amis juifs", le Président russe qualifie de V. Zelensky de "honte pour le peuple juif". D'après V. Poutine, les "parrains occidentaux" du gouvernement ukrainien ont délibérément choisi un Président juif afin de "camoufler l'essence inhumaine du régime de Kiev". 

L'instrumentalisation de la "grande guerre patriotique", devenue le mythe fondateur du régime de V. Poutine, le conduit d’autre part à promouvoir un discours sur la victimisation du peuple russe et à une concurrence mémorielle avec la Shoah. À partir de 2020, des tribunaux russes, puis la Douma elle-même, reconnaissent l'existence d'un "génocide du peuple soviétique", expression que V. Poutine utilise à son tour en 2022. Un monument dédié à ce "génocide" doit être inauguré à Saint Pétersbourg le 27 janvier prochain, jour anniversaire de la levée du siège de Leningrad. Le "génocide" dont auraient été victimes les populations du Donbass figure en bonne place dans l'argumentaire de Moscou pour justifier l'agression de l'Ukraine. "Jadis c'étaient les chambres à gaz, aujourd'hui c'est la Maison des syndicats à Odessa", déclare la porte-parole du MID, en référence à la cinquantaine de personnes qui avaient péri en 2014 lors de l'incendie de cet immeuble. "Des patriotes apeurés", c'est ainsi que Maria Zakharova qualifie les Russes qui ont choisi de quitter leur pays pour s'établir en Israël depuis le 24 février 2022. De fait, observe le FT, des personnalités très connues comme la chanteuse Alla Pougatcheva et le fondateur de Yandex, Arkadi Voloj, ont rejoint l’importante communauté russophone d’Israël. Le porte-parole du Kremlin ne s'est pas dissocié des récents propos du Président de la Douma qui conseille à ceux qui "souhaitent la victoire du régime nazi de Kiev" de ne pas revenir en Russie en menaçant de les déporter à Magadan. "Nous n'avons rien de commun avec eux", renchérit Dmitri Peskov, qui antérieurement avait déclaré que ces personnes seraient les bienvenues si elles voulaient rentrer en Russie. "Réjouissons-nous de cet exode des pacifistes russes", a réagi M. Simonian, l’une des propagandistes attitrées du Kremlin.

Une position russe qui s’inscrit dans un modèle éprouvé

En dépit de sa bonne relation personnelle avec le premier ministre israélien et de la présence, parmi les morts et disparus, de ressortissants russes, il aura fallu près de dix jours pour que le Président russe appelle B. Netanyahou et lui rende compte de ses entretiens téléphoniques avec "les dirigeants palestinien, égyptien, iranien et syrien", V. Zelensky ayant quant à lui immédiatement manifesté sa solidarité avec Israël. En déplacement à Bichkek, V. Poutine a rappelé, le 13 octobre lors d'une conférence de presse, que "beaucoup de nos compatriotes, citoyens de l'ex-URSS et de Russie, vivent en Israël" mais que, "d'un autre côté, nous entretenons, depuis des années et des décennies, d'excellentes relations avec le monde arabe et, en premier lieu bien sûr, avec la Palestine". Tout en admettant le droit d'Israël à assurer sa sécurité, le Président russe s'est inquiété des préparatifs militaires israéliens en cours à Gaza et de mesures qui lui rappellent le "siège de Leningrad" et qu'il a jugées "inadmissibles". 

Au sein de la mouvance nationaliste russe, A. Douguine appelle ouvertement à soutenir Téhéran. À la différence d'Israël, "vassal des États-Unis", explique-t-il, "L'Iran est notre ami, notre allié et notre frère qui a aidé la Russie à un moment difficile". Pour ce théoricien de l’eurasisme, "la géopolitique est beaucoup plus importante que les sympathies et antipathies ethniques et religieuses". La plupart des experts plaident cependant pour une attitude d’équidistance. Interrogés par le quotidien Vzgliad, S. Tkatchenko et T. Bordatchev, membres du club Valdaï, jugent que les intérêts vitaux russes ne sont pas concernés et qu’il n'y a pas lieu de "gaspiller un précieux capital diplomatique ou de défense".

La tactique russe au Proche-Orient est identique à celle mise en œuvre dans le sud du Caucase [...] : se positionner au centre et se rendre indispensable.

L'approche adoptée par Moscou, consistant à poursuivre le dialogue avec toutes les parties prenantes et à se préparer à une guerre longue, devrait être maintenue, estime Samuel Ramani, Israël se montrant critique de cette "neutralité" de façade, qui fait suite aux remarques antisémites des dirigeants russes, à la fermeture des bureaux de l'Agence juive à Moscou et au renforcement de la coopération militaire entre Moscou-Téhéran, ce qui rend improbable une médiation russe, note Marianna Belenkaïa. Moscou utilise le contrôle de l'espace aérien syrien pour autoriser aussi bien des frappes israéliennes sur des cibles iraniennes que des vols iraniens vers le Liban - la tactique russe au Proche-Orient est identique à celle mise en œuvre dans le sud du Caucase, analyse Joseph Epstein, se positionner au centre et se rendre indispensable aux différents protagonistes. 

 

Copyright Image : Natalia KOLESNIKOVA / AFP 

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