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25/10/2021

Le Japon, nouveau "favori" de l'Amérique

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Le Japon, nouveau
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La zone indo-pacifique est devenue le nouveau centre du monde du fait de la puissance chinoise. Le Japon est ainsi un allié incontournable pour les États-Unis. Une place de "favori" que les Japonais prennent avec prudence, écrit le géopolitologue Dominique Moïsi.

"Quel est le premier allié des États-Unis dans le monde ?" Après la Seconde Guerre mondiale, la réponse à cette question a été pendant longtemps évidente : la Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni se rêvait comme l'Athènes de la nouvelle Rome. La relation spéciale issue de la guerre, qui existait entre Londres et Washington, avait un caractère unique. Le général de Gaulle s'en irritait. Comment pouvait-on, disait-il, faire confiance à un pays, certes géographiquement et culturellement européen, mais qui, entre le continent et le grand large, choisira toujours le second ?

Depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, il est plus difficile de désigner l'allié privilégié de l'Amérique. Plusieurs pays, au gré des présidences américaines, ont prétendu à ce statut ou se le sont attribué eux-mêmes.

Récemment, l'Allemagne d'Angela Merkel - une chancelière sérieuse à la tête d'un pays sérieux - jouissait de la confiance de Barack Obama. Israël et l'Arabie saoudite (où Donald Trump, nouvellement élu, effectua son premier voyage officiel), revendiquaient l'un comme l'autre le statut de meilleur allié de Washington. Aujourd'hui, l'Amérique a un nouveau "favori".

Priorité à la zone indo-pacifique

Lors de son récent passage à Paris - affaire Aukus oblige -, un très haut responsable de la diplomatie américaine considérait qu'il n'y avait plus de doute possible : l'allié de choix de l'Amérique dans le monde était désormais le Japon. Le Premier ministre nippon n'a-t-il pas été le premier visiteur à être reçu à la Maison-Blanche après la prise de fonction de Joe Biden, suivi de peu en cela par le président sud-coréen ? Deux visiteurs asiatiques : la confirmation de la priorité claire donnée à la zone indo-pacifique par une Amérique qui, certes, entend demeurer globale.

S'il [Joe Biden] peut être atlantiste sur le plan culturel, c'est un "Asiatique" sur le plan stratégique.

Mais au-delà de ce critère géographique, le choix du Japon n'est pas un hasard. L'Inde peut bien être, sur le plan démographique, la première démocratie du monde, sa pratique démocratique laisse de plus en plus à désirer. Donald Trump et Narendra Modi pouvaient communier hier dans leur populisme respectif, tel n'est pas le cas de Joe Biden.

Il appartient à une génération pour qui le Japon a été pendant très longtemps le centre de l'Asie. Et surtout, s'il peut être atlantiste sur le plan culturel, c'est un "Asiatique" sur le plan stratégique. Être désigné, même officieusement, comme le "premier allié de l'Amérique" est d'abord, pour Tokyo, une forme de revanche sur son histoire récente. Mais c'est aussi une responsabilité qui pourrait l'entraîner à remettre en question ses choix traditionnels.

Le soft power coréen

Les Jeux olympiques de Tokyo, en 1964, avaient marqué le retour du Japon dans la communauté des nations prospères et démocratiques. Le miracle économique asiatique était d'abord et avant tout japonais. Au moins jusqu'à ce que la Chine - profitant aussi de l'entrée du Japon dans une crise structurelle (financière et identitaire) à partir de 1985 - se substitue progressivement à "l'empire du Soleil-Levant" comme incarnation du miracle asiatique. Au début des années 2000, le Japon allait ajouter à la perte de son statut économique, celle de son statut diplomatique. 

Quant à l'Inde, orpheline de l'URSS, elle voyait dans son spectaculaire rapprochement avec Washington une réponse à la montée en puissance de la Chine. Enfin, sur le plan culturel, le Japon est de plus en plus confronté au soft power de la Corée du Sud. De la palme d'or décernée à Cannes au film "Parasite", au succès phénoménal sur Netflix de la série "Squid Games", Séoul fait plus que de l'ombre à Tokyo.

Le miracle économique asiatique était d'abord et avant tout japonais. 

Mais, en 2021, le Japon doit son retour en grâce international, aux yeux de Washington, au défi chinois. Tokyo n'a certes pas été convié à joindre l'alliance trilatérale Aukus entre l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Et même si l'Otan élargit désormais ses missions au "containment" de la Chine, il n'est pas question que l'organisation atlantique s'ouvre directement à de nouveaux membres issus de la zone pacifique. Mais ces restrictions pourraient-elles disparaître avec le temps ? Voire laisser place à l'institutionnalisation d'une "alliance des démocraties" qui confirmerait le Japon dans son statut d'allié principal des États-Unis ?

Aux premières loges du théâtre chinois

De fait, le Japon coche de nombreuses cases aux yeux de Washington. Il possède un système démocratique stable, en dépit de ses lourdeurs et de ses paralysies. Troisième économie mondiale, après les États-Unis et la Chine, le Japon a un statut incontestable de puissance globale, et ce, à un moment où il devient de plus en plus difficile de distinguer géo-économie et géopolitique. Et, bien sûr, le Japon a la bonne géographie, aux premières loges du nouveau théâtre du monde, c'est-à-dire au plus près de la nouvelle menace qui pèse sur le monde : la Chine.

Tous les Japonais ne se réjouissent pas de cette "promotion" officieuse. Certains mêmes s'inquiètent des conséquences de ce nouveau statut. Alors que le nombre des survivants des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki se réduit naturellement avec le temps, le Japon pourrait-il être tenté de mettre fin au tabou que constitue l'arme nucléaire pour renforcer sa capacité de dissuasion face à la Chine ? On est encore très, très loin de ce schéma. Le gouvernement du nouveau Premier ministre, Fumio Kishida - qui doit d'abord survivre aux élections générales du 31 octobre prochain -, a clairement d'autres priorités qui sont d'ordre interne. Ironiquement, elles semblent répondre à la problématique développée par la série coréenne "Squid Game" : face à l'explosion des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, comment faire pour promouvoir une redistribution plus égale des revenus ?

Le Japon a l'habitude de faire face avec solidarité et résilience aux déchaînements de la nature. Mais, face à ce tremblement de terre de nature géopolitique que constitue l'irrésistible montée en puissance de la Chine, et devant ce nouveau statut que vient de lui conférer Washington, le Japon fait un peu penser à l'Union européenne. Il ne court pas se mettre aux abris, mais ne se précipite pas non plus pour assumer des responsabilités de sécurité nouvelles.

 

Avec l'aimable autorisation des Échos (publié le 24/10/2021).

 

Copyright : POOL / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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