Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
20/05/2021

La Tunisie, à la croisée des chemins

Entretien avec Youssef Chahed

Imprimer
PARTAGER
La Tunisie, à la croisée des chemins
 Youssef Chahed
Ancien chef de gouvernement de la République tunisienne
 Hakim El Karoui
Ancien Expert Associé - Monde Arabe, Islam

Cette année marque les dix ans du début de la révolution tunisienne. La "révolution du jasmin", mouvement précurseur à l’origine du Printemps arabe, s’est soldée par la destitution de Zine El-Abidine Ben Ali et a entrainé la Tunisie sur la voie de la démocratie. Aujourd’hui, l’État doit faire face à une dégradation importante de ses finances publiques, une immigration incontrôlable et des relations avec l’Union européenne souvent unilatérales. Quel bilan peut-on tirer de ces dix années de démocratie ? La réforme de l’économie répond-elle aux revendications de la population ? Comment associer l’UE ? Youssef Chahed, ancien chef du gouvernement tunisien entre 2016 et 2020, s’est livré sur son expérience dans un grand entretien accordé à l’Institut Montaigne. 

Cet article est le fruit de trois entretiens entre Youssef Chahed et Hakim El Karoui, notre senior fellow, conduits entre février et mars 2021.

"Le bilan de dix ans de démocratie"

Hakim El Karoui : Vous qui avez été à la tête du pays durant trois ans et demi, vous êtes bien placé pour savoir comment se porte la démocratie en Tunisie. Comment fonctionne le système démocratique, dix ans après le début de la révolution ? 

Youssef Chahed : Alors que nous fêtons le dixième anniversaire de la révolution tunisienne, il est effectivement temps de faire le bilan de ces dix années de démocratie. Pour moi, la démocratie existe bel et bien en Tunisie, nous avons des élections libres au suffrage universel qui ne sont pas contestées et acceptées. Nous avons également des acquis importants en matière de libertés publiques et individuelles, comme la liberté d’expression et la liberté de la presse. 

Néanmoins, sur certains aspects, la démocratie n’a pas répondu aux attentes de la population : elle n’a pas apporté la prospérité économique ou le bien-être, ni tenu ses promesses d'égalité sociale et de réduction des disparités régionales. Mais la mise en place des institutions démocratiques est de plus en plus solide, et les Tunisiens y tiennent. 

HEK : Alors pourquoi la révolution économique n’a-t-elle justement pas succédé à la révolution politique ? 

YC : Parce que tous les aspects économiques sont largement influencés par l’aspect politique. Après dix ans, la situation politique connaît un essoufflement et est actuellement bloquée. Le système politique a produit une grande instabilité gouvernementale, marquée par de nombreux remaniements et la succession d’une dizaine de gouvernements peu soutenus, ainsi qu’une assemblée émiettée et assez disparate, caractérisée par des petits groupes parlementaires qui rendent l’obtention d’une majorité difficile. Cela est principalement dû au code électoral que nous avons choisi en 2011, qui favorise une représentation très large de toutes les familles politiques. Cohérent à l'époque quand il s’agissait de rédiger une constitution, ce code ne correspond plus à notre système actuel, assez mûr pour avoir une majorité qui gouverne et une minorité qui s’oppose. 

Il est temps de revoir le système politique en commençant par une révision du code électoral, mais également une révision du financement des partis - qui manque de transparence -, de la relation entre médias et politiques et des conditions d'éligibilité. Si tout le monde s’accorde sur ce constat, la forme que doit prendre le nouveau code électoral ne fait pas consensus. 

HEK : Les points de blocages sur le plan institutionnel et économique semblent donc identifiés. Mais comment faire lorsque les dirigeants n’ont pas intérêt aux changements ?

Il faut œuvrer à la promotion du système démocratique au sein du monde arabo-musulman, pour ne pas s’inscrire dans le choix entre les islamistes ou la dictature de l’ancien régime. Nous devons incarner une troisième voie. 

YC : Notre système électoral fonctionne sur un scrutin de liste, qui engendre un grand écart entre les députés élus avec 30 ou 40 000 voix et ceux qui n’ont eu besoin que de 3 000 voix. J’avais moi-même proposé d'écarter le système plurinominal pour une liste nationale, et d’imposer un seuil à 3 %. Nous sommes un petit pays de 3 millions d'électeurs et une liste nationale serait plus adaptée ; elle permettrait de voter sur programme et obligerait les familles politiques à se réunir, tel que le corps progressiste démocrate centriste, très émietté, qui serait obligé de s’allier. Sur le volet économique, un tel système permettrait au Parlement de s’affranchir de toutes les tensions générées par les revendications régionales qui devraient être réglées par les conseils locaux.

Il faut décharger l’État de ces tâches de développement régional et accélérer la décentralisation pour permettre à l'État de s’occuper des tâches régaliennes comme la sécurité et autres. Mais pour l’instant, il n'y a pas d’approche participative. La décentralisation n’a pas été achevée car les élections municipales ont une mauvaise réputation, et nous n’avons pas tenu d'élections régionales comme prévues par la constitution. 

Il n’y a pas de solution juridique inscrite dans notre constitution. Il n’y a pas d’autre choix que le consensus sur tous les projets de lois. Cela rend difficile l’exercice du pouvoir par le chef du gouvernement, qui doit diriger avec une alliance de 5 ou 6 groupes parlementaires. Une majorité reste donc très fragile. Pourtant, notre démocratie a atteint une maturité qui serait favorable à l'alternance. Un tel système doit prévoir des garde-fous pour permettre de gouverner. Dans un contexte plus large, il faut œuvrer à la promotion du système démocratique au sein du monde arabo-musulman, pour ne pas s’inscrire dans le choix entre les islamistes ou la dictature de l’ancien régime. Nous devons incarner une troisième voie. 

HEK : Certes, nous notons une maturité et une évolution des institutions, mais on remarque aussi une montée très forte du populisme et du "dégagisme" : nostalgie de l’ancien régime et populisme global. Il y a évidemment une problématique locale, mais s’inscrit-elle également dans une problématique globale ?

YC : Si j'évalue les dix années d'expérience démocratique tunisienne dans le contexte plus large des pays arabo-musulmans qui se projettent dans l'idéal démocratique, c’est une expérience qui doit réussir non pas uniquement pour la Tunisie mais pour tous les autres pays. 

Au cours de notre transition, nous avons rencontré des difficultés intrinsèques à la construction d’un système démocratique avec des challenges importants pour un pays arabo-musulman : civilité de l’État, liberté de conscience, islam politique et enjeux de terrorisme islamistes ont fait l’objet de vrais challenges. Depuis 2016, la démocratie tunisienne a aussi été fortement impactée par un contexte international défavorable aux démocraties représentatives, avec ces vents contraires qui soufflent en Europe et aux États-Unis, combinés à l'influence des réseaux sociaux. La Tunisie connaît donc depuis 2019 une montée des courants populistes qui opposent le discours rationnel et réaliste de l’establishment au discours populiste en vogue sur les réseaux. 

Cette montée du populisme global dans le monde s’est traduite par un recul du soutien des démocraties représentatives qui s’est fait fortement ressentir en Tunisie. Ce risque est moindre dans les pays développés, leurs institutions étant solidement ancrées, mais le mouvement populiste tunisien représente un vrai fléau pour une démocratie dont les institutions sont trop jeunes pour affronter une telle délégitimation. Mais j’ai l’espoir que cela demeure un phénomène cyclique : nous avions déjà vécu en 2011 une forme de vague populiste sur fond d’islam politique aux premières heures de la révolution. Peut-être qu’une fois de plus, la situation s'améliorera avec la tendance internationale et l'arrivée de Joe Biden, qui pourrait donner le ton à un nouvel élan démocratique. J'observe même les prémices du déclin de cette vague populiste tunisienne, qui semble s'essouffler peu à peu. 

HEK : Comment alors recréer un vrai débat politique tunisien ? Dans certains domaines, comme par exemple les finances publiques, il semble y avoir une absence totale de prise de conscience avec la réalité. Comment faire pour que les acteurs politiques soient en prise avec la réalité ? 

YC : Ces "vrais" sujets ne sont effectivement pas abordés au sein du débat politique, notamment du fait de la vague populiste que connaît la Tunisie. Le Parlement est devenu la tribune du populisme, qui retarde la mise sur la table de sujets importants, comme la réflexion sur l’impact de la crise du Covid-19 ou la mise en place du tribunal constitutionnel par exemple. 

Mais c’est surtout la forte instabilité politique qui est responsable de ce manque de prise avec la réalité socio-économique du pays. Juste sur l'année 2020, nous avons vu défiler trois gouvernements, trois ministres des Finances, et quatre ministres de la Santé, ce qui semble inimaginable en pleine pandémie. Le manque de continuité, la difficulté des passations et le temps d’apprentissage de ces nouveaux arrivants se fait donc au dépend de l'intérêt public. 

Si la classe politique s’accorde sur les symptômes de la situation que nous vivons, comme la montée du chômage, il n’y a pas de consensus autour du diagnostic. Certains invoquent l’exploitation des ressources tunisiennes, d’autres la corruption, l’héritage du régime dictatorial, ou l’influence islamiste. Personne ne s'intéresse au recul de la valeur du travail, au modèle de développement économique, au tourisme qui n’est pas assez lucratif, au peu d’exportation de valeurs ajoutées. La forte politisation des syndicats depuis quelques années complique aussi le dialogue. 

L’absence d’une majorité claire et l'émiettement du pouvoir entre les partis, l'assemblée et les chefs du gouvernement contraignent fortement le dialogue social et l'obtention d’un consensus.

L’absence d’une majorité claire et l'émiettement du pouvoir entre les partis, l'assemblée et les chefs du gouvernement contraignent fortement le dialogue social et l'obtention d’un consensus.

HEK : Il semble donc que la démocratie en Tunisie soit d’abord perçue comme le système qui protège les minorités par le nécessaire consensus. Il n’y pas l’idée que la démocratie, c’est aussi l’alternance... 

YC : Les textes que nous avons écrits après la révolution de 2011 sont un véritable 180° par rapport aux 23 ans de dictature despotique que nous avions connus. La constitution reflète la volonté de ceux arrivés juste après la révolution de répartir les pouvoirs pour éviter leur concentration. Je vous donne un exemple : le ministre de la Justice n’a plus la possibilité d'interférer dans le cursus des juges, qui sont placés sous la responsabilité du Conseil supérieur de la magistrature. La liberté a primé dans tous les textes de lois post-2011, mais a provoqué à long terme un émiettement du pouvoir et la création d’instances institutionnelles éparpillées et peu efficaces. Ce déséquilibre entraîne une faible redevabilité de toutes ces instances de pouvoir. 

Redresser le système demande un changement de constitution qui n’est pas facile, car cela nécessite l’approbation d’au moins deux tiers de l’Assemblée. S’accorder sur la modification du code électoral serait déjà une avancée majeure et c’est plus facile à faire voter. 

HEK : Un autre défi auquel est confrontée la démocratie tunisienne est celui de l’islam politique. Quel est leur poids politique et comment s’est organisée la cohabitation ? 

YC : En effet, nous avons dû construire une démocratie dans un contexte régional caractérisé par l’émergence de l’islam politique. L’islam politique étant par définition contre la liberté de conscience et la civilité de l’État, sa croissance a rendu le processus de transformation de notre État plus complexe. En dix ans, la Tunisie a développé une certaine expérience avec l’islam politique. 

Personnellement je suis contre l'islam politique. En 2014, le président Béji Caïd Essebsi a choisi la cohabitation avec les islamistes. Loin d’une alliance stratégique, cette cohabitation était due à deux raisons. Il était tout d’abord important pour le Président de respecter le résultat des urnes : lors des élections de 2014, le parti islamiste Ennahdha était arrivé deuxième avec 69 sièges. Le président Béji a également fait ce choix dans l’objectif de protéger l’État civil et ses acquis d’une islamisation latente du pays.

L’islam politique étant par définition contre la liberté de conscience et la civilité de l’État, sa croissance a rendu le processus de transformation de notre État plus complexe. 

Il y a deux périodes à distinguer dans l'expérience de la Tunisie avec les islamistes. Il y a une nuance importante entre la période de "troïka" entre 2012-2013, et une deuxième période, qui s’étale entre 2014 et les dernières élections en 2019. La "troïka", qui a suivi la fin du régime dictatorial, a été marquée par une véritable islamisation du pays, une montée du djihadisme, des départs en Syrie et la popularisation du port du niqab. En 2014, l'idée de Béji était de cohabiter avec les islamistes tout en maintenant le gouvernail entre les mains et se conformer aux résultats imposés par les urnes : la cohabitation se voulait de "dissoudre les islamistes" dans le paysage politique tunisien sans contredire le choix des électeurs, qui aurait pu prendre une tournure sanglante.

La représentation des islamistes au pouvoir et leur participation était avant tout symbolique : entre 2014 et 2019, Ennahdha a placé 3 ou 4 ministres sur un gouvernement de 30 ministres. L'idée de Béji était réellement de les dissoudre dans le paysage. 

Cette stratégie a permis de sauvegarder les bases sur laquelle s’est construite historiquement la Tunisie, telles que la laïcité ou les droits de la femme. Nous avons d’ailleurs, durant cette période, passé des lois contre les violences faites aux femmes, ou comme l’interdiction du port du niqab dans l’administration publique. J’ai moi-même interdit l'accès des prédicateurs islamistes en Tunisie tel que Wajdi Ghnim en 2019.

Dix ans plus tard, on constate qu'en dépit d’un coût économique élevé, le poids des islamistes a beaucoup reculé : en 2011, les islamistes ont recueilli 1,5 millions de voix ; en 2014, ils ont récolté 1 million de voix ; ils sont passés à 500 000 voix lors des élections de 2019, et les sondages en vue des élections de 2024 les projettent autour de 300 000 voix. Cela représenterait 10 à 15 % des voix, ce qui est probablement leur vraie taille dans la population. Aujourd’hui, les islamistes existent surtout du fait de leur mobilisation efficace face à un manque de représentation du reste de la famille politique, qui est souvent émiettée et indisciplinée. 

Finalement, l'histoire le dira mais la cohabitation à l'issue des premières élections législatives libres de 2014 dans l'une des rares démocraties du monde arabo-musulman était une phase probablement nécessaire qui a permis d'éviter au pays un bain de sang et surtout une islamisation de la société. Aujourd'hui, la démocratie tunisienne est prête pour une vraie alternance de pouvoir.

Évolutions économique et état des finances publiques

HEK : Revenons aux évolutions économiques et à l’état des finances publiques que nous évoquions plus haut. Que retenir des nombreuses lois des finances que vous avez vu passer durant votre mandat ? Le modèle économique a fortement bougé après 2011 pour soutenir la stabilité sociale, mais l’inflation et le déficit commercial ont augmenté, le niveau de vie par habitant a baissé et la dette comparée au PIB a explosé. Les bailleurs de fonds semblent toujours bienveillants vis-à-vis de la Tunisie mais rechignent à prêter toujours plus d’argent du fait du faible taux de décaissement et des réformes impossibles à mettre en place. Quel est l’état des finances publiques tunisiennes ? Quel est le rôle des bailleurs de fonds face à cette dégradation ? 

YC : Comme je l’évoquais, l'instabilité politique a beaucoup impacté la stabilité économique et sociale du pays : sur ces dix années depuis la révolution, la Tunisie a connu une baisse de son PIB par habitant de 15 % en dollars, allant à l'encontre de la promesse de prospérité espérée avec le changement de régime. 

L’État, immédiatement après la révolution de 2011, a tenté, maladroitement, de répondre aux attentes de la population à travers un recrutement massif, dont on voit encore les conséquences aujourd’hui, l’alourdissement de la masse salariale ayant accru les dépenses de l’État et les déficits publics. Une autre solution a été de surévaluer le dinar durant les cinq premières années, mais cela s’est fait au dépend des réserves de change, ce qui a provoqué plus tard une inflation qui a frôlée les 7 %. Il s'en est suivi une phase obligatoire de stabilisation du déficit public et le dinar est aujourd’hui une monnaie plutôt stable. L’État a également dû répondre à la faible croissance économique du fait du manque de réformes et de la baisse du tourisme après les attaques terroristes de 2015. Le climat social détérioré a coûté des emplois et des points de croissance surtout dans le secteur des industries manufacturières (revendications salariales, grèves sauvages, effet contagion) et l'industrie extractive (phosphate, hydrocarbures). Peu de réformes du modèle économique ont pu être mises en œuvre par les gouvernements par manque de soutien politique.

Par ailleurs, l’accompagnement des bailleurs de fonds n’a pas été qualitatif. Les aides européennes, qui représentent entre 250 et 300 millions d’euros chaque année, restent des prêts qui ont contribué à l’endettement du pays. Majoritairement tournées vers l’infrastructure, ces aides ne bénéficient pas à la jeunesse, l'éducation ou la culture, tandis que la faible inclination des gouvernements successifs à accepter des aides dans ces domaines ne favorise pas leur réorientation.

Les aides, quoique nécessaires, entrent en Tunisie par de nombreux canaux, très divers, ce qui provoque une augmentation incontrôlée de l’endettement.

Au niveau commercial, la période post-révolution ne s'est pas accompagné d'un accès privilégié pour la Tunisie aux marchés européens (qui représentent 70 % des exportations tunisiennes), ni d’encouragement particulier à l’investissement direct étranger européen en Tunisie. Ces formes de négociations d’égal à égal brouillent le message de soutien de l’UE. Il est nécessaire de rappeler le principe d'asymétrie dans la négociation entre l’UE et la Tunisie. Le problème de décaissement local dû à l’organisation de l’administration tunisienne, et le blocage de nombreux projets de lois compliquent cette relation avec les bailleurs de fonds. Il est nécessaire de rétablir une coopération basée sur une meilleure compréhension et des investissements plus qualitatifs.

HEK : Dans ce cas, une pression supplémentaire des bailleurs ne serait-elle pas plus efficace ? 

YC :Le fond du problème est le manque de coordination des bailleurs de fonds eux-mêmes. Les aides, quoique nécessaires, entrent en Tunisie par de nombreux canaux, très divers, ce qui provoque une augmentation incontrôlée de l’endettement. Aujourd’hui par exemple, le FMI nous propose un accord sur le volet budgétaire, alors que la Banque mondiale conditionne ses prêts sur la croissance et la relance. Pourtant, les deux sont intimement liés. La solution serait d’unifier la matrice des bailleurs de fonds, ce que nous avons commencé de faire, mais encore une fois, l'instabilité politique et les changements de gouvernements fréquents rendent difficile le suivi de toutes ces entrées d’argent. 

Le blocage des lois est dû au fonctionnement intérieur de l'Assemblée. Sur 3 ans et demi, j'ai proposé plus de 300 projets de lois. Nous sommes confrontés à un problème d’inflation législative avec une administration submergée qui n'arrive pas à produire les décrets d’application. 

Sur les 10 dernières années, il y a quand même eu des réformes, comme la création de la Cour des comptes ou les lois anti-corruption, mais aussi des avancées sociétales, comme les lois contre les discriminations raciales et les violences contre les femmes. Ces avancées restent importantes. 

"Construire une approche concertée"

Hakim El Karoui : Commençons par la crise libyenne qui secoue la région. Quel impact la situation libyenne a-t-elle sur la Tunisie ? Comment analyser le jeu des Européens ? Celui des Arabes et des Turcs ? 

YC : La situation en Libye a provoqué des conséquences majeures pour la Tunisie, particulièrement au niveau sécuritaire. La frontière de 500 km de long que partagent la Libye et la Tunisie a souvent constitué un enjeu important, du fait de sa perméabilité : elle facilitait la circulation d’armes et de combattants. Presque tous les attentats perpétrés en Tunisie ont été préparés par des Tunisiens en Libye, et le retour des foreign fighters, les hommes partis en zone de combats - dont environ 3 000 ressortissants tunisiens - se fait également par cette frontière, difficile à sécuriser. Cette frontière a été sécurisé en grande partie par la mise en place d'une surveillance électronique. Nous restons tout de même aujourd’hui confrontés au risque de retours de Syrie vers la Libye et le Soudan pour rentrer en Tunisie. La gestion de ces foreign fighters, même en milieu carcéral, est une question complexe sur laquelle nous avons tout de même développé une certaine expertise. 

La situation en Libye a provoqué des conséquences majeures pour la Tunisie, particulièrement au niveau sécuritaire.

L’effondrement de l’État libyen a également eu un fort impact économique sur la Tunisie. Près de 300 000 Tunisiens qui travaillaient en Libye se sont retrouvés au chômage. La Libye était également le deuxième partenaire commercial de la Tunisie après la France, et l'arrêt de cet échange bilatéral a constitué une perte importante. Le sud de la Tunisie, zone prospère qui bénéficiait beaucoup de ces échanges, a été particulièrement impactée par la fermeture de la frontière et la perte d'activité économique. 

La réponse internationale a été très mal coordonnée, marquée par l’absence notoire des États-Unis sur le dossier libyen, une incohérence de la position européenne et un faible soutien des représentants de l’ONU, facteurs qui ont favorisé l'interférence de puissances étrangères à nos frontières. Il n’y a pas eu de dialogue avec les pays de la région, qui sont pourtant les plus à même d’offrir une bonne compréhension de la situation sur le terrain. En ce sens, la Tunisie peut jouer un rôle important dans la résolution du conflit en Libye car, historiquement proche du peuple libyen, elle entretient de bonnes relations avec les deux belligérants et peut participer à une solution durable. Pourtant, tenant à sa posture historique privilégiant la non-ingérence, la Tunisie ne l’a pas fait. 

HEK : La formation d’un gouvernement intérimaire et l’annonce de la tenue d’élections législatives et présidentielles en décembre 2021 sont-elles le signe d’un déblocage de la situation libyenne ? 

YC : Depuis quelques semaines, on observe des prémices positives à un déblocage de la situation en Libye, notamment avec la mise en place d’un nouveau gouvernement intérimaire. Mais il reste des points d’attention majeurs à surveiller.

La Libye est un facteur de stabilité majeur pour l'Afrique et pour l’Europe du sud, et il est extrêmement important que l'expérience libyenne réussisse. Il est donc crucial d'éviter les écueils de l'expérience tunisienne. Notre plus grande erreur en Tunisie a été de commettre un "péché originel", qui est à la source de notre blocage institutionnel aujourd’hui : celui de de ne pas avoir réfléchi en profondeur la transition démocratique et ses implications, la constitution, ainsi que l’organisation des pouvoirs. Tout juste neuf mois après le départ de Ben Ali en janvier 2011, la Tunisie a tenu des élections. La rédaction de la constitution a ensuite pris 3 ans : dix ans plus tard, nous sommes dans une impasse. Nous avons commis des erreurs à l'origine dont on paye le prix aujourd’hui. 

En Libye, je ne souhaite pas qu'on tende vers la même voie : les Libyens seront convoqués pour élire leurs nouveaux gouvernants le 24 décembre 2021. C’est une bonne nouvelle. Mais il y a, à mon avis, des défis importants à relever auparavant tel que la réconciliation nationale ou encore l'unification de l'armée. Le risque est de donner naissance à une démocratie pour la forme, qui ne délivre pas, et d’atteindre le blocage constitutionnel que connaît la Tunisie désormais. La démocratie n’est pas une course, il faut du contenu…

Logistiquement parlant, il est difficile aujourd’hui d’organiser un vote et d'en assurer la sécurité. Il y a encore beaucoup de milices et d’armes en circulation. Même si le pari logistique de tenir des élections est réussi, le risque serait de se retrouver avec n’importe qui au pouvoir. 

Le fond du problème réside dans le manque de consensus au sein de la société libyenne. Il n’y a pas encore de consensus sur des sujets importants, tel que la forme de régime que le peuple libyen souhaite adopter. Certains veulent une république, d'autres une monarchie… Il y a également des différents sur le mode de scrutin. Le pays est très disparate. Il faudrait d’abord commencer par initier le débat sur les sujets tels que le tribalisme, la cohésion nationale, l’unification du pays. Un consensus sur des sujets tels que le mode d'organisation des pouvoirs ou la forme de régime pourrait être une première étape, puis la rédaction d’une constitution et enfin la tenue d’élections législatives et présidentielles viendrait par la suite. Je dis tout cela dans un souci de succès de l'expérience libyenne, qui est capital pour cette partie du monde. 

Le peuple libyen a beaucoup souffert et mérite de vivre en paix et en prospérité ; nous souhaitons tous fêter rapidement la victoire de la paix et de la démocratie en Libye, mais je vois surtout se profiler les mêmes erreurs que nous avons commises en Tunisie. Je tire un peu un signal d’alarme. Il faut que le monde occidental se pose les vraies questions et se concentre sur les sujets de fond pour apporter la paix et la prospérité au peuple libyen. Des élections mal préparées pourraient être contestées, voire ne pas être reconnues. Le plan de l'ONU a créé un espoir. On a l’impression que l’on sort enfin de la guerre, et que l'on se dirige vers plus de stabilité. Certes, mais il faut donner du temps à une réflexion plus profonde, menée par les Libyens eux-mêmes, pour décider du système qu’ils souhaitent mettre en place.

Le monde occidental a une responsabilité et doit s’appuyer sur les leçons de la Tunisie. 

HEK : Y a-t-il une solution ? 

YC : La solution chapotée par les Nations Unies avec la mise en place d’un chef de gouvernement consensuel, responsable de la gestion d’une période de transition et de la démilitarisation du pays, à la fin de laquelle se tiendraient des élections, a certes créé un espoir. Néanmoins, tenir des élections à la fin de l'année comme le prévoit l'ONU ne doit pas être une fin en soi. 

Il faut réfléchir à mettre en place une démocratie qui délivre paix et prospérité à la Libye et à la région.

Il faut réfléchir à mettre en place une démocratie qui délivre paix et prospérité à la Libye et à la région. Pour l’instant, les Européens sont très préoccupés par la sortie des forces étrangères, mais celle-ci ne se fera pas immédiatement. La France peut jouer un rôle plus important en identifiant les interlocuteurs à privilégier. 

HEK : Tournons-nous vers les questions d’immigration et d'émigration. En quoi la Tunisie est-elle devenue une terre d’immigration ? Une coopération entre l’Europe et la Tunisie, tout autant impactés par la situation, existe-t-elle ? Quel bilan peut-on en tirer ? 

YC : Les chiffres d’immigration sont très contestés : le nombre de ceux qui arrivent en Italie et les départs enregistrés en Afrique du Nord ne coïncident pas. Il n’existe pas d’observatoire et, à part l’OMI, peu de monde se penche sur la question. Le problème n’est pas bien traité, ni par les Européens, ni par les pays du Maghreb : ce sont des sujets qui remontent lors des élections en Europe, et lors de drames au Maghreb. Il n’y a pas de traitement de fond ni d’accord pour gérer les flux migratoires. 

La politique européenne en matière d’immigration se résume en quatre axes invariables : la fermeture des frontières ; le blocage des migrants ; la multiplication des vols de rapatriements et le soutien technique pour le contrôle des frontières. 

En vérité, l’Europe n’a pas mené de concertation avec les pays du Maghreb sur ces questions : il n’y a eu aucune implication des pays tiers et subméditerranéens dans l'élaboration des politiques migratoires européennes. Elles sont construites de manière unilatérale, et souvent très fortement liées à des problématiques internes européennes, sécuritaires, et rythmées par l’agenda électoral. Par exemple, les mesures comprises dans l’accord européen sur les migrations de Bruxelles signé en juin 2018 par les membres de l’UE étaient une surprise pour les officiels maghrébins. L'idée de créer des plateformes dans les pays de départ a été conçue de manière unilatérale !

Les Européens ont construit une politique sécuritaire qui n'analyse pas le phénomène migratoire dans sa profondeur. [ ... ] L’approche sécuritaire n’est pas la solution.

Les Européens ont construit une politique sécuritaire qui n'analyse pas le phénomène migratoire dans sa profondeur, qui connaît pourtant deux transformations majeures. En effet, nous avons tout d'abord observé un changement du phénomène migratoire dans tous les pays d’Afrique du Nord. Ces pays, qui étaient à l’origine pourvoyeurs de migrants, sont également devenus des terres de transit : il y a aujourd’hui des centaines de milliers de migrants subsahariens stationnés en Libye, au Maroc, en Tunisie et en Algérie attendant d’immigrer en Europe. 

Le nombre de ces personnes pourrait dépasser les 500 000. Cela pose un problème majeur à l'échelle locale. Deuxième transformation notoire, le profil même du migrant illégal a évolué, passant du profil type du petit trafiquant de quartier à de nouvelles catégories sociales : femmes, familles, et diplômés du supérieur. 

Les pays d’Afrique du Nord subissent donc une fuite des cerveaux vers l’Europe et l’accumulation de milliers d’immigrants illégaux sans papiers en transit, dont la gestion à l'échelle locale devient très compliquée. Alors même qu’ils sont confrontés à ces deux transformations profondes du phénomène migratoire, les pays du sud de la méditerranée n’engagent pas de concertation sur le sujet, d’autant plus que les sujets d’immigration ne sont pas la priorité des pays du Maghreb, qui connaissent des taux de chômage importants.

L’approche sécuritaire n’est pas la solution, elle ne poussera pas les immigrants illégaux à renoncer. L’accord de Barcelone s’est fait de manière unilatérale entre l'Europe et chacun des pays de la rive sud, il faudrait réinventer ce cadre aujourd’hui et probablement inclure dedans le dossier de l’immigration. 

HEK : Du point de vue du Maghreb, à quoi devrait ressembler la politique d’immigration ? 

YC : Il est nécessaire de construire une approche globale et concertée, déconnectée des enjeux électoraux, pour identifier les besoins de main-d'œuvre en Europe, qui sont souvent importants mais non-identifiés. Bien encadrée, une migration circulaire et saisonnière pourrait être bénéfique pour l’Europe et le Maghreb. Il faudrait relier immigration illégale et fuite des cerveaux. L'Europe ouvre les bras à tous les médecins et ingénieurs d’Afrique du Nord et refoule la main d’œuvre peu qualifiée. La Tunisie, grand pays formateur d'ingénieurs TIIC (technologies d’information et de la communication), se retrouve vidée de ses compétences alors que l’Europe ferme la porte à une main d’œuvre peu qualifiée qui est en surnombre en Afrique du Nord et qui est pourtant nécessaire à l’économie européenne.

Il faudrait également développer un tissu associatif en Tunisie, pour soutenir la population directement confrontée à ces enjeux. De nombreuses familles perdent des gens. Nous avons également pu noter une forte augmentation des départs l'année dernière, en lien avec le Covid-19. Les activités sapées par le confinement comme le bâtiment, le textile et l’export ont provoqué des départs plus fréquents. Le taux de chômage en Tunisie a grimpé de 3 ou 4 points. Il y a un travail à faire sur le tissu associatif pour développer un vrai encadrement. Les actions gouvernementales, centrées sur le terrorisme et le chômage, ne consacrent pas assez de temps et d'énergie à ce problème malgré son importance. Un dernier axe à renforcer est le développement des zones côtières et des activités économiques comme la pêche pour la rendre plus viable et profitable.

L’enjeu de l’immigration illégale pour l'Europe est d’abord sécuritaire. Pourtant, sur les enjeux de terrorisme, les pays du Maghreb possèdent une expertise supérieure, car nos services de renseignements connaissent mieux la langue et les problèmes posés par l’islamisme. Par ailleurs, un nombre d’attentats en Europe étant planifiés en Afrique du Nord - l’attentat de Manchester en Libye par exemple -, nous sommes utilisés parfois comme une "base arrière" de proximité. Nous pourrions développer un cadrage global autour de ces questions. 

Bien encadrée, une migration circulaire et saisonnière pourrait être bénéfique pour l’Europe et le Maghreb.

Il y a aussi un enjeu économique clair et évident. Tous ces pays du Maghreb sont orientés vers l'Europe. Même si nous tentons de diversifier nos marchés, vers le Golfe notamment, nos exportations sont profondément tournées vers l'Europe, l’ancrage européen étant très fort. Il faudrait inventer un statut de "pays en transition démocratique" pour faciliter certains mécanismes économiques, qui n’existe pas pour l’instant. Même si la coopération économique de l’Europe et de la Tunisie s’est accrue, il n’y pas d’apport qualitatif : pas d’engagement sur les investissements directs étrangers, ni de facilitation sur les visas et circulations du capital humain. Cela complexifie la tâche pour un pays en période de transition démocratique, qui prend des décisions sous pression. 

HEK : Les pays du Maghreb proposent-ils des solutions ? 

YC : En vérité, non. J'ai démarré la réflexion quand j’ai vu qu'il n'y avait pas de notre côté de la Méditerranée de propositions sérieuses. La politique de l'Europe n’est pas adaptée, elle doit l'intégrer à son programme de soutien et doit aider à renforcer la société civile et les gouvernements, attelés à des tâches qu’ils considèrent prioritaires (et dont ne fait pas partie l’immigration). L'approche demeure trop sécuritaire de part et d’autre pour l’instant. Il faut inventer un nouveau cadre pour les débats autour de ce sujet. Il manque une réflexion à froid hors-élections pour que les politiques arrivent à le traiter de manière désintéressée. 

HEK : Avez-vous demandé cette aide ? La responsabilité n’est-elle pas partagée ?

YC : Nous avons été mauvais dans l’identification de nos besoins. Les pays du Maghreb continuent trop souvent à demander du soutien sur l’infrastructure et tout ce qui est matériel, et ont tendance à accepter très peu de soutien sur l'éducation et la jeunesse.

"L’heure d’investir dans l’avenir"

HEK : Tournons-nous vers les questions d’avenir et d'éducation. Quel est l’état des lieux ? Que doit faire la Tunisie ? 

Le décrochage scolaire est le centre du problème qui a engendré la migration de tous ces jeunes. Il existe un vrai problème d'éducation en Tunisie et dans les pays du Maghreb.

YC : Le décrochage scolaire est le centre du problème qui a engendré la migration de tous ces jeunes. Pourtant, le sujet n’est jamais abordé. L’abandon scolaire est au cœur des sujets de délinquance, d’immigration illégale et de terrorisme. Il existe un vrai problème d'éducation en Tunisie et dans les pays du Maghreb, dont le système scolaire a beaucoup reculé ces 10 dernières années. Nous n’avons pas su le rénover. Aujourd’hui ce système forme des chômeurs : un tiers du supérieur sont des chômeurs. C’est un coût social énorme.

Les dernières lois votées obligent le recrutement, dans la fonction publique, de tous les diplômés chômeurs de plus de dix ans. Ce modèle a atteint ses limites : la fonction publique n’a pas vocation à résorber le surplus de chômage. Le secteur privé n’a pas créé assez d’emplois sur les dernières années. 

HEK : Ne faudrait-il pas des aides ? Comment impliquer les Européens ?

YC : Une partie de notre difficulté à réformer le système éducatif est liée à notre incapacité à orienter les aides extérieures vers l'éducation, vers la culture ou la mobilité des étudiants. Ce sont des thèmes négligés, qui ne sont souvent pas au cœur des échanges. Et s’il y a un domaine sur lequel il faudrait orienter les aides, c'est bien le domaine de l'éducation et du décrochage scolaire. Et j'en appelle ici les décideurs Européens à investir dans ce sujet tant les répercussions pourraient être bénéfiques pour l'Europe et les pays du Maghreb. La France par son expertise et le Président Macron de par l'intérêt qu'il porte à l'éducation peuvent prendre le leadership sur ce sujet.

Ce dont la Tunisie a besoin, in fine, c’est un dialogue profond et plus important au sein même de la société. Sous la dictature tunisienne, le dialogue était compliqué, mais maintenant la situation le permet. Il y a un potentiel énorme, et nous avons beaucoup de ressources, mais nous ne sommes pas en train de les optimiser convenablement. La diaspora tunisienne, par exemple, pourrait être un levier d’influence énorme, mais notre lobbying est mauvais, il n’existe pas de "brand" Tunisie. 

Il y a un vrai problème de gouvernance, notamment sur les réformes. L’administration est incapable de produire des réformes et prospectives à long terme. Il faudrait plus de think tanks qui proposent des choses et poussent les gouvernements à les exécuter. La réforme de l'éducation est capitale.

HEK : N’est-ce pas une question fondamentale de l’exercice de la démocratie ? Ne manque-t-il pas un travail de diagnostic de l'État du pays par les policymakers, universitaires et consultants ?

YC : La configuration politique a beaucoup influencé ce manque de dialogue entre experts. Depuis la création de la démocratie en 2010, nous avons vu passer plus de 250 ministres. En plus de provoquer une instabilité politique importante, qui a sapé tout programme et toute continuité, l’expertise de tous ces gens est très peu utilisée par le pays. Les gens qui ont du recul et les experts ne sont pas assez impliqués. La politique ne parle pas aux universitaires. La Tunisie manque de projets de long terme. Contrairement à l'Europe, où existe un socle de valeurs communes clairement partagées, les débats idéologiques qui minent le dialogue au sein de la société tunisienne démontrent qu’il n’y a pas encore de socle minimum de valeur. Cela retarde encore le débat économique et social.

La gouvernance en Tunisie, en lien avec la fonction publique, dont la loi n’a pas été modifiée, reste encore un peu archaïque, il n’y a pas de mobilité. Nous sommes très mal placés dans les classements de mobilité du travail. La haute fonction publique manque d’incitation et de mobilité, elle attire moins qu’avant. Le court-terme dévore les gouvernements successifs. Il faut un cadre en dehors du court-terme qui trace une feuille de route sur une dizaine d'années pour se projeter et créer de l’espoir. 

Il est important de maintenir l'idéal démocratique de la Tunisie, qui reste un pays modèle en Afrique, en apportant la prospérité économique. 

L'expérience de la construction démocratique tunisienne a soulevé des difficultés que nous n’avions pas identifiées. La démocratie n’est pas un modèle courant dans le monde arabo-musulman, d’où l'exception tunisienne. Elle a apporté beaucoup de choses positives. Il est important de maintenir l'idéal démocratique de la Tunisie, qui reste un pays modèle en Afrique, en apportant la prospérité économique. Dans ce sens, un statut particulier/privilégié pour les pays en transition démocratique doit être mis en place, pour inciter les autres pays intéressés par un avenir démocratique et créer ce cadre de discussion adapté. 

HEK : Le statut de "membre associé de l’UE" aurait-il du sens ?

YC : Certainement. Aujourd'hui le soutien politique des Européens est parfois ambigu : il existe une dualité dans le discours européen et l'administration bruxelloise. À mon avis, il faudrait instaurer un statut différent pour les pays en voie de transition démocratique pour donner un message positif à la Tunisie d’une part, et à tous ceux qui aspirent à l'idéal démocratique d'autre part. Il faut refaire le point sur notre relation avec l'Europe pour identifier les points de blocage et donner un espoir et propager l’image d’un idéal démocratique. Il faudrait un statut qui ouvre des marchés. L’afflux d’IDE est nécessaire, mais il manque le push politique de la part de l’Europe pour les inciter. Les sujets de mobilité étudiante, d’éducation et de culture doivent également être abordés. Un statut d'associé, ou un bonus à la démocratie serait utile pour la Tunisie, et pour la propagation de la démocratie dans la région. Les pays de la région ne doivent pas percevoir le modèle tunisien comme un choix entre la dictature ou les islamistes. On peut créer quelque chose de nouveau à partir de notre expérience unique, pour pousser les vents favorables à la démocratie dans la région. En ce sens, la réélection de Joe Biden et la probable réaffirmation des défenseurs de la démocratie représentent un espoir. 

 

 

Copyright : FETHI BELAID / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne