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14/03/2018

La menace sur le commerce mondial est sérieuse. Comment y répondre ?

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La menace sur le commerce mondial est sérieuse. Comment y répondre ?
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie

Le relèvement des tarifs douaniers sur les importations d’acier et d’aluminium par les Etats-Unis n’aurait qu’une importance mineure si les circonstances de la décision du président Trump n’étaient pas si particulières. L’Europe ne peut y être indifférente.

Un pragmatisme offensif, parfois dérangeant, jusqu’à présent

Observons tout d’abord que la rhétorique belliqueuse du président américain ne s’était jusqu’alors que partiellement traduite dans les faits. Qu’on en juge :

  • Le candidat Trump s’était engagé à retirer son pays des accords multilatéraux. Exit le traité transatlantique, mais ce n’était que le coup de pied de l’âne, tant montaient les réticences en Europe. Le traité transpacifique n’était pas encore entré en vigueur et il s’est conclu sans les Etats-Unis. Mais le traité le plus important, avec le Canada et le Mexique (le NAFTA) est toujours en vigueur, bien que l’administration Trump en demande la renégociation ;
  • Les menaces de relèvement des tarifs douaniers sur toutes les importations mexicaines, chinoises et allemandes sont restées lettre morte ;
  • Le candidat avait promis d’annuler la réforme de l’assurance-maladie dite Obamacare. Cela n’a pas eu lieu, tant le parti républicain est divisé et le président si peu intéressé par la question. L’administration en est encore à proposer des amendements ;
  • La réforme fiscale passée de justesse fin 2017 est plus proche du projet bi-partisan soutenu par le leader républicain Paul Ryan que du programme Trump d’origine, en ce qui concerne la taxation des entreprises.

Il semblait donc qu’à côté des tweets inflammatoires, la politique économique et commerciale américaine était de facto restée pragmatique. On avait bien eu une alerte au forum de Davos lorsque le Secrétaire au Trésor Steven Mnuchin avait trouvé des vertus à un dollar faible, en rupture avec l’engagement des grands pays de ne pas recourir à la dévaluation compétitive. Mais comme des éléments purement financiers expliquent la faiblesse du dollar, à savoir l’aplatissement de la courbe de taux américaine et sa pentification dans la zone euro, on s’en était peu inquiété.

Le relèvement des tarifs douaniers sur l’acier (25 %) et l’aluminium (10 %) pourrait s’inscrire dans le cadre de ce pragmatisme offensif : il est vrai que la Chine inonde depuis longtemps le marché de ses excédents d’acier, une façon de subventionner ses entreprises publiques en faillite, et la mesure n’aurait qu’un impact macroéconomique infime, les importations américaines de ces deux métaux ne représentant à peine que 0,2 % des échanges mondiaux.

Une décision prise par un comité quasi clandestin

Mais ce n’est pas le cas. Le président Trump a utilisé une loi commerciale datant de 1962 (en pleine guerre froide) invoquant la sécurité nationale. Ce qui veut dire que l’administration américaine balaye d’avance les arguments économiques fondés sur la défense de ce bien commun précieux qu’est le commerce international. Ensuite, la décision a été prise quasi clandestinement, par un comité restreint où officiait Peter Navarro, ce conseiller commercial dont le livre Mort par la Chine avait tant plu au gendre du candidat Trump et pour qui le commerce international est un jeu à somme nulle. Ainsi, Gary Cohn, directeur du Conseil économique national et (ex-)principal conseiller économique du président, s’est vu court-circuité. Convaincu que le commerce mondial est au contraire un moteur de la croissance américaine – qu’on songe aux iPhones ou à Hollywood —, Cohn a immédiatement démissionné.

Qu’un conseiller ultra comme Peter Navarro, jusqu’à présent marginalisé au sein de l’entourage de l’imprévisible Donald J.Trump, ait finalement réussi à s’imposer est triplement inquiétant, plus encore pour l’économie mondiale que pour les Etats-Unis.

Trois dangers pour l’économie mondiale

En premier lieu, l’incertitude sur la stratégie américaine redevient aussi épaisse qu’après l’élection : s’agit-il de se placer en position de force dans les renégociations commerciales à venir, celle du NAFTA avant tout (le Mexique et le Canada seront les principales victimes de la décision), ce qui ouvrirait la porte à des compromis et à un retrait de la mesure une fois ces compromis obtenus ? Ou assiste-t-on au début de la mise en œuvre du programme protectionniste poussé par Navarro, dans la perspective des élections législatives de mi-mandat et, surtout, de 2020 ? Le fait que la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, représentante de la gauche dure au sein de son camp, ait approuvé sur CNN les mesures Trump, peut le faire penser. En elle-même, l’incertitude est un facteur négatif pour les économies, car elle augmente le risque associé à toute décision d’investissement, surtout chez les partenaires des Etats-Unis. Elle a, de ce fait, un effet négatif sur l’économie.

En second lieu, les partenaires commerciaux des Etats-Unis risquent de se voir entraînés dans une escalade de représailles​, volens nolens, car – et c’est là le cœur du dilemme du prisonnier — ne rien faire ne peut qu’encourager l’adversaire à pousser son avantage plus avant, sûr d’en tirer des bénéfices à court terme. Déjà, l’UE a sorti sa liste ciblée de contre-mesures et la Chine a fait comprendre qu’elle ne resterait pas l’arme au pied. Au moment où Xi Jinping flatte le nationalisme des Chinois pour renforcer son pouvoir, il ne peut se permettre de paraître faible face à ce qui apparaît à l’opinion comme une agression américaine. Même si tout le monde est convaincu que le commerce mondial est un bien économique, à l’exception des ultras de droite (Bannon, Navarro, Le Pen ou Salvini en Europe) et de gauche (Sanders, Warren, Mélenchon ou Grillo en Europe), la logique de l’escalade est puissante. Or, le commerce mondial, qui s’était traîné à moins de 2 % depuis 2010, avait commencé à accélérer à un rythme de 4 à 5 % fin 2016. Une retombée à 2 % nous ramènerait dans le monde déflationniste dont nous semblons sortir. Une contraction causerait une récession mondiale alors même que les plaies de la précédente crise sont à peine refermées et que les pompiers que sont les banques centrales sont quasiment à court d’extincteurs, c’est-à-dire de marges de baisses de taux.

Enfin, la Réserve fédérale américaine risque de se retrouver face à un dilemme redoutable. La forte stimulation budgétaire entraînée par les baisses d’impôts et l’augmentation des dépenses militaires, conjuguée à l’effet mécanique du renchérissement des importations ne peut qu’aviver l’inflation dans une économie déjà pratiquement au plein-emploi. Comme l’a laissé entendre le nouveau président Powell, il faudrait alors accélérer le programme de hausse de taux pour des raisons intérieures. Ne pas agir ferait planer le soupçon que, finalement, Powell est soumis à l’administration, ce qui ferait courir le risque d’une perte de crédibilité auprès des marchés. A nouveau une situation de type dilemme du prisonnier, qui peut entraîner une récession de l’économie américaine, et, avec elle, de l’économie mondiale.

Rien n’est certain à ce stade. Comme les treize premiers mois de la présidence Trump l’ont montré, Navarro peut se retrouver en disgrâce à tout moment, ce qui explique probablement son aveu de Sycophante : "mon rôle d’économiste est de trouver les faits qui confirment les intuitions du président, toujours justes sur ces sujets (commerciaux, NdE)", déclarait-il sur Bloomberg le 8 mars. La majorité républicaine, plutôt favorable au libre-échange, peut bloquer l’initiative présidentielle. Et, qui sait, le sujet peut s’enliser comme le fit la contre-réforme de l’assurance maladie, s’il finit par lasser un président dont la patience ne semble pas être la principale qualité. Or les négociations commerciales internationales ont la mauvaise habitude de prendre des années, si ce n’est des décennies.

Que faire, si on ne se contente pas de vœux pieux ?

On ne peut que souhaiter éviter le cycle de sanctions et contre-sanctions commerciales, qui fut esquivé en 2009-2010 tant était encore vif le souvenir collectif de l’impact mondial catastrophique de la loi ultra-protectionniste Smoot-Hawley à laquelle le président Hoover renonça à s’opposer en 1930. Mais on ne peut se contenter de vœux pieux. Que peut-on faire en Europe ?

D’abord, se battre sur ces faits ​que Peter Navarro aime tant citer. Les voici, tirés des données de la Banque Mondiale, à partir des statistiques du commerce international de l’ONU et des données de l’OMC :

  • La moyenne des droits de douane sur les importations de biens était, en 2016, la même aux Etats-Unis et dans l’UE, soit 1,6 %. Plus significative car lissant les fluctuations dues à la composition variable des échanges, la moyenne 2011-2016 des droits était de 1,6 % aux Etats-Unis et de 1,3 % dans l’UE. Il est donc complètement faux d’affirmer que l’UE traite mal les Etats-Unis en ce qui concerne les tarifs douaniers.
  • La part des importations de biens sujettes à des barrières non-tarifaires était de 44 % aux Etats-Unis, contre 19 % dans l’UE en 2000, dernière année pour laquelle ces données, difficiles à rassembler, sont disponibles. L’écart peut avoir diminué depuis, mais il est certain qu’il reste considérable et que, là encore, les Etats-Unis sont plus protectionnistes que l’UE.

Ensuite, être prêt à répondre de façon mesurée mais douloureuse aux initiatives américaines, comme le fait très bien la Commission européenne dont c’est le rôle, puisque les Etats lui ont délégué leur pouvoir de négociation (y compris le Royaume-Uni, qui d’ailleurs ne s’en plaint pas !). Rien ne serait pire que la cacophonie dans ce jeu stratégique où la menace joue un rôle décisif - à condition d’être crédible.

Enfin, balayer devant sa porte. La tentation protectionniste est forte en Europe, et pas seulement au sein des extrêmes politiques. Qu’on se souvienne d’Arnaud Montebourg, sincèrement convaincu que la désindustrialisation est avant tout le résultat d’une concurrence déloyale, ou de Nicolas Sarkozy, qui disait que, pour que le monde tourne rond, les Français devraient acheter des voitures fabriquées en France et les Indiens des voitures fabriquées en Inde... La politique Trump ne peut que renforcer ces tentations, puisqu’elles peuvent être présentées, à juste titre cette fois, comme une défense. Mais dans cette voie, l’Europe a beaucoup plus à perdre que, par exemple, la Chine, car ses institutions lui feront respecter le droit international. L’opposition au protectionnisme américain, s’il devenait un risque mondial, doit également s’étendre à nos propres démons protectionnistes.

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