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14/06/2023

Jihad global : naviguer de marées basses en eaux vives, entretien avec Hugo Micheron

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Jihad global : naviguer de marées basses en eaux vives, entretien avec Hugo Micheron
 Hugo Micheron
Auteur
Maître de conférence sur le jihadisme à l'École des Affaires internationales de Sciences Po

Docteur en sciences politiques, Hugo Micheron a soutenu sa thèse sur la sociologie politique du jihadisme français (Les territoires du jihad : quartiers, prisons, Levant. Sociologie politique du jihadisme français 1989-2019). Après avoir enseigné à Princeton, il est aujourd’hui maître de conférence à l'École des Affaires internationales de Sciences Po (PSIA). Il est l’auteur de La Colère et l’Oubli, récemment publié aux éditions Gallimard, un ouvrage qui retrace l’histoire du jihadisme européen depuis le début des années 1990. Il identifie différents moments et mouvements dans cette histoire, qu’il assimile à des "marées". Nous serions actuellement en période de "marée basse", ce qui ne doit pas nous inciter à baisser la garde pour autant.

Alors que les attentats terroristes refluent sur le sol européen depuis plusieurs années, pouvez-vous qualifier le moment que nous traversons aujourd’hui ?

Il est frappant de constater à quel point la question du jihadisme s’est trouvée reléguée au second plan en France à partir des années 2017-2018, comme si cette menace s’était évaporée. Pourtant le "reflux" ponctuel de ce phénomène n’a jamais été synonyme d’une disparition pérenne. L’émergence de Daech et la vague de "marée haute" des années 2014-2016 n’était que la conséquence d’un long mouvement de construction du jihad européen, un mouvement qui s'était affirmé au cours des trente années précédentes. Plutôt que de présager la fin du jihadisme, il s’agissait en réalité de s’interroger sur son devenir : nous n’avons cessé de répéter la même erreur en considérant, à chaque fin de décennie, en avoir fini avec le jihad global.

Cette question de la résurgence du jihadisme est loin d’être clairement formulée, y compris parmi les acteurs les plus informés. C’était particulièrement frappant aux États-Unis, où j’enseignais à Princeton. L’intérêt que portent les Américains pour ces questions est certes plus lointain par nature, mais le jihadisme en Europe leur semblait appartenir à une guerre du passé ! Ainsi, au cours des échanges avec mes homologues américains, il s’agissait en premier lieu d’expliquer à quel point ce phénomène était encore d'actualité.

Pour qualifier la situation aujourd'hui, trois questions doivent être posées : si le terrorisme n’est qu’un symptôme et non la cause du jihadisme, en quoi consiste le jihadisme en dehors des attentats ? Comment se matérialise-t-il en dehors de la France ? Ces différentes "vagues" et "reflux" participent-t-ils d’un même mouvement historique ? Au-delà de l’enjeu sécuritaire, il convient de considérer le jihadisme comme une forme politique à part entière, susceptible de concurrencer d’autres "offres politiques" au sein des démocraties libérales.

Pouvez-vous replacer ce momentum dans l’histoire plus globale du jihadisme européen, en rappelant d’abord les conditions de son émergence dans les années 1990 ?

Dans mon ouvrage, j’identifie trois grandes phases, une par décennie, des années 1990 jusqu’aux années 2010.

La première renvoie à la période de formation du jihadisme européen. Il s’agit à l’origine d’un phénomène importé par des vétérans du jihad afghan, puis algérien. Ces vétérans sont amenés à reproduire des méthodes expérimentées auparavant, lors de la guerre d’Afghanistan et notamment à Peshawar. À cette époque, ils sont quelques dizaines à l’échelle de l’Europe.

En 1996, l’arrivée des Talibans au pouvoir en Afghanistan fait le lit du jihad global. Sous l’égide de Ben Laden, ce mouvement est directement lancé contre les États-Unis, les juifs et les "croisés" (terme employé pour désigner les alliés de Washington).

Les premiers vétérans installés en Europe depuis le début des années 1990 deviennent ainsi les relais privilégiés d’Al-Qaïda. C’est à partir de cette période que se produit une nouvelle "montée des eaux". Elle aboutit à une "marée haute" dont le premier pic, bien que légèrement différé, n’est autre que le 11 septembre 2001. Cet évènement est décisif pour le jihad global à plusieurs égards.

Comment le jihadisme évolue-t-il après les attentats du 11 septembre ?

Sa première conséquence est immédiate : les Américains entrent en Afghanistan contre le régime des talibans et brisent les bases arrière du jihadisme. Les réseaux d’Al-Qaïda sont démantelés et disséminés en Asie centrale et en Europe. On assiste ainsi à une période de reflux du jihadisme, un début de "marée basse", qui se prolonge jusqu'à la moitié des années 2000.

Mais l’invasion de l’Irak en 2003, également en réaction aux attentats du 11 septembre, marque une nouvelle étape décisive pour le jihad global. Ses conséquences sur son devenir sont sans précédent. Elle contribue à créer une véritable zone de chaos dans le pays, une situation à la faveur de laquelle les jihadistes reprennent pied et fondent l’État islamique d’Irak, à partir de 2005-2006.

C’est le début d’une nouvelle "marée haute" qui bénéficie de nombreux relais en Europe. Ils sont des autochtones européens pour la plupart, directement formés par les vétérans de la génération des années 1990. Cette période de pic se traduit par une série d’attentats qui frappent de nombreux pays européens : Madrid en 2004 ou Londres en 2005. En 2004, la mort de de Théo Van Gogh est aussi le point de départ de l’affaire des caricatures danoises avec son lot de répercussions tragiques que nous connaissons en France, de Charlie Hebdo à Samuel Paty. Des rebonds aux États-Unis s’ensuivent également avec l’affaire South Park.

Depuis 2010, assiste-t-on à une recomposition du jihad global, entraîné par la chute de l’État Islamique en 2011 ? Quelle en est sa nature ?

Cette phase de marée haute commence à décliner à partir de 2007-2008. La contre-offensive qui s’opère dans le nord de l’Irak détruit les foyers d’Al-Qaïda sur place. Cela débouche sur la chute de l’État islamique en 2011, et la mort de deux figures de proue du jihad en 2011 : celles de Ben Laden et d’Anwar al-Awlaqi, un imam américain à la tête d'Al-Qaïda au Yemen. Il faut noter que ce mouvement de "reflux" intervient en plein printemps arabe de 2011, ce qui a d’autant plus poussé les observateurs à présager la fin du jihad. Ayant mis en avant des slogans largement inspirés des idéaux démocratiques, ces printemps n'étaient-ils pas la manifestation la plus tangible du cauchemar d’Al-Qaïda ?

En conséquence, au début des années 2010, le sentiment de vivre la fin du jihad global se fait plus prégnant chez de nombreux observateurs. En réalité cependant, cette période ne constitue qu'une nouvelle phase de marée basse : le jihad international s’apprête à reprendre de façon exponentielle avec la guerre en Syrie, l’apparition d’Al-Qaïda dans le pays, puis celle de Daech en 2014, un mouvement qui attire rapidement à lui 5 000 et bientôt 6 000 européens. Ces "nouvelles recrues" sont des autochtones européens qui, délibérément, rejoignent les rangs du djihad de Daech.

Cette phase donne lieu à une nouvelle vague d’attentats. En 2014 d’abord, lors d’une attaque au musée juif de Belgique, à Bruxelles. Toute une série d’attentats intervient par la suite : en janvier 2015 contre Charlie Hebdo et la prise d’otage de l’Hyper cacher ; un mois plus tard à Copenhague, lors d’une conférence justement organisée en hommage à Charlie Hebdo et à la liberté d’expression. Les attaques du 13 novembre au Bataclan ensuite, puis à Nice et à Saint-Étienne du Rouvray. En Allemagne, à l’été 2016, au printemps 2017 en Angleterre, en Suède à Göteborg et à Stockholm, puis en prison au Danemark, en France, et aux Pays-Bas. À Barcelone enfin, avant une redescente du phénomène. On assiste à une nouvelle phase de "marée basse" avec la fin de Daech. Mais de nouveaux pics surgissent toutefois. L’attentat contre Samuel Paty intervient au cours de cette période de marée basse... c’est précisément ce qui doit interpeller.

Quelles clés de lecture faut-il privilégier pour appréhender la situation aujourd’hui ?

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une nouvelle période de marée basse. Les jihadistes considèrent avoir été défaits sur le plan international. Les organisations qui s’en réclament n’ont plus les mêmes capacités opérationnelles, étant soit en déroute, soit en clandestinité. Mais contrairement aux phases précédentes, ces périodes de marée basse se jouent à haut niveau : en filant la métaphore, on pourrait dire qu’elles interviennent en "eaux vives" plutôt qu’en "eaux mortes". Avec 6 000 Européens impliqués, le nombre de jihadistes en Europe a été multiplié par 100 depuis les années 1990 ! Alors qu’on ne comptait que quelques dizaines de militants à cette période, le phénomène s’est solidement implanté sur le continent depuis.

Le jihadisme ne se résume pas seulement à une question "post-coloniale". Côté européen, l’exemple danois est particulièrement probant de ce point de vue-là. Le pays enregistre de nombreux départs de militants jihadistes, alors même qu'il est loin de connaître une histoire coloniale similaire à celle de la France. Il désigne désormais un phénomène européen à part entière et se caractérise par une géographie bien spécifique. Il se manifeste en prisons et dans un certain nombre de zones bien spécifiques, véritables "clusters" du jihad. La propagande de Daech s’est adaptée pour s’enraciner dans ces régions, en visant les points faibles du débat démocratique européen, et en pointant du doigt les faiblesses du contrat politique local.

Depuis le retour des talibans en Afghanistan, le jihadisme connaît également des phases de recomposition. En Syrie et en Irak rien n’est réglé non plus. Bien que la situation soit cadenassée par les forces en présence sur un espace de 1000 km carré, elle demeure des plus instable, aussi bien sur le plan politique que militaire. L’ère géographique qui s’étend de l’Afrique de l’Ouest à la Libye, en passant par une partie de l’Afrique subsaharienne, est elle aussi particulièrement vulnérable au développement du jihadisme. La présence française et occidentale y est considérablement réduite. La grande proportion de combattants d’Afrique subsaharienne et d’Afrique de l’Ouest ne doit pas être négligée.

En conclusion, le jihad connaît trois phases majeures qui concrétisent à la fois une augmentation en termes de "volume" et des évolutions du point de vue qualitatif, du point de vue de la sociologie du recrutement jihadiste : ce sont d’abord des militants très affermis qui rejoignent les bancs du jihad dans les années 1990, puis des professionnels du jihad, à travers Al-Qaïda dans les années 2000. Aujourd’hui, en revanche, les profils sont beaucoup plus variés. Au-delà des deux catégories précédentes, on compte également de très jeunes membres, peu formés mais fortement attachés au socle de valeur jihadiste. On retrouve également des hommes plus âgés et des femmes, ce qui est décisif du point de vue de la capacité à pérenniser le phénomène sur plusieurs générations. La cellule familiale devient le foyer privilégié du jihadisme.

Chacune de ces trois phases a nourri la même illusion et la même erreur : la certitude d’en avoir enfin "fini avec le jihad global". À la fin des années 90, au moment où Al-Qaïda, plus vigoureux que jamais, prépare les attentats du World Trade Center, le débat parmi les observateurs se focalise pourtant sur la fin présumée de l’Islamisme. On présage la désintégration du front international du jihad suite à la chute de Daech. En avril 2021, Fareed Zakaria parle même de la fin du jihad comme véritable "force géopolitique", du supposé déclin de cette idéologie et de sa capacité à changer les rapports de force sur les différents terrains de guerre. Pourtant, six mois plus tard, les talibans reprennent le pouvoir à Kaboul, et ce avant même le décollage des derniers avions américains. On assiste à un départ des occidentaux aussi traumatisant que catastrophique, après avoir contemplé la chute d’un régime soutenu par les Occidentaux pendant près de 20 ans.

La période dans laquelle nous nous trouvons appelle à la plus grande vigilance, afin de ne pas reproduire les erreurs commises lors des trois décennies précédentes. Pour ce faire, il est nécessaire de dépasser une approche purement sécuritaire sur cette question, et d’apporter une attention toute particulière à ce que signifie le jihadisme, en dehors et au-delà des attentats.

 

Copyright Image : Emmanuel DUNAND / AFP

Un gendarme français marche devant le Palais de Justice avant le procès en appel des attentats de Charlie Hebdo, au cours desquels des membres du magazine satirique français ont été tués par des tireurs djihadistes en janvier 2015, à Paris, le 12 septembre 2022.

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